Contexte
Prenant racine dans le mouvement féministe noir américain des années 1980 et 1990, la notion d’intersectionnalité fait référence à l’intersection des diverses identités sociales, physiologiques et psychologiques d’un individu qui façonnent sa perception de l’environnement ainsi que son expérience de vie. Dans une volonté d’atteindre la parité et de créer une société plus inclusive, le gouvernement fédéral canadien s’est engagé en 1995, dans le cadre de la ratification du Programme d’action de Beijing, à mettre en œuvre un outil permettant de faire avancer l’égalité entre les sexes au Canada (Canada, 2018a). Au début des années 2000, le gouvernement canadien lançait ainsi l’Analyse comparative entre les sexes (ACS), un outil visant la prise en compte des différences entre les sexes dans l’élaboration des programmes et des politiques et l’élimination des discrimination à l’égard des femmes. En 2011, Condition féminine Canada modernisait son approche en introduisant l’Analyse comparative entre les sexes plus (ACS+) afin de prendre en considération d’autres facteurs identitaires en même temps que le genre (Canada, 2018b). Depuis 2016, les mémoires au Cabinet et les présentations au Conseil du Trésor du Canada doivent obligatoirement inclure une ACS+. De plus, Condition féminine Canada a élaboré un cours en ligne accessible à tous afin d’enseigner les rudiments de l’outil et d’encourager les fonctionnaires à appliquer l’ACS+ à leur travail. Par ailleurs, le Réseau d’analyse stratégique s’est engagé à avoir recours à une approche intersectionnelle pour atteindre ses objectifs.
Mise en œuvre d’une analyse intersectorielle
L’analyse comparative entre les sexes plus (ACS+)
L’ACS+ « sert à évaluer les répercussions potentielles des politiques, des programmes ou des initiatives sur divers ensembles de personnes – femmes, hommes ou autres » (Canada, 2018). L’outil propose une série de questions à poser avant d’entreprendre toute recherche ou toute activité dans le but de remettre en question les croyances ou les préjugés du chercheur ou de l’analyste. L’ACS+ comporte sept étapes distinctes : cerner les principaux enjeux, remettre en question les suppositions, recueillir les faits par des recherches et des consultations, formuler des options et des recommandations, surveiller et évaluer, communiquer (Canada, 2018).
Certains chercheurs ont noté des limites à l’ACS+, dont le fait que l’outil repose d’abord sur une analyse selon le genre et le sexe avant d’inclure les autres facteurs identitaires (Hankivsky & Mussell, 2018). De plus, les divers facteurs sont abordés comme des catégories indépendantes s’ajoutant les unes aux autres, ce qui va à l’encontre de l’essence même d’une approche intersectionnelle (Hankivsky & Mussell, 2018; Maillé, 2018). Certains ont également noté que la longue liste de questions proposées résulte souvent en un exercice consistant uniquement à cocher des cases plutôt qu’une réelle réflexion sur l’inclusion de groupes minoritaires. Enfin, nous ajoutons que les facteurs discriminants sont tous regroupés sous la catégorie « facteurs identitaires », sans aucune distinction quant à la réelle nature de ceux-ci.
Bien que la stratégie d’intersectionnalité du Réseau d’analyse stratégique s’inspire de l’ACS+, elle innove en allant au-delà de celle-ci afin de s’assurer que la question de l’intersectionnalité soit bien présente dans l’ensemble des travaux des membres du Réseau et que ceux-ci reflètent une grande diversité et l’inclusion des groupes sous-représentés.
Notre approche en matière d’intersectionnalité
Notre stratégie d’intersectionnalité soutient que la perception des individus ainsi que leur expérience de vie sont façonnées par plusieurs facteurs pouvant s’avérer discriminants. L’importance et l’effet de ces facteurs peuvent varier selon le contexte et la situation. De plus, ces facteurs n’opèrent pas de façon indépendante, mais interagissent les uns avec les autres et peuvent contribuer à former des formes uniques de discrimination.
Notre stratégie d’intersectionnalité se distingue de l’ACS+ de trois façons :
- Le point de départ n’est pas nécessairement le genre – Le point de départ de notre stratégie d’intersectionnalité n’est pas nécessairement le genre, mais varie selon la nature du projet ou de l’initiative. Par exemple, dans certains cas, le principal facteur discriminant peut être un handicap physique ou encore la langue, le genre pouvant influencer de façon secondaire.
- La stratégie d’intersectionnalité inclut trois types de facteurs discriminants
- Les facteurs identitaires : Facteurs qui définissent l’identité d’un individu. Parmi les facteurs identitaires on retrouve notamment le genre, l’identité sexuelle, la race, la langue, la culture, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, etc.
- Les facteurs psycho-bio-neuro-physiologiques : Facteurs psychologiques, biologiques, neurologiques ou physiologiques qui affectent la façon dont les individus perçoivent ou expérimentent l’environnement externe. Parmi les facteurs psycho-bio-neuro-physiologiques on retrouve notamment le sexe biologique, l’âge, les handicaps physiques ou psychologiques, l’apparence physique, les styles d’apprentissage, les troubles d’apprentissage, etc.
- Les facteurs socio-économiques : Caractéristiques relatives à la position sociale ou économique d’un individu qui influencent son expérience de vie. Les facteurs socio-économiques incluent notamment le revenu, le niveau de scolarité, le lieu de résidence (rural vs. urbain, région vs. centre, etc.) , les conditions économiques de la communauté où vit un individu, la situation d’emploi, le statut matrimonial, la situation familiale, etc.
- La stratégie d’intersectionnalité inclut la prise en compte de la relation entre les catégories de facteurs discriminants – Les divers facteurs discriminants ne sont pas des catégories uniformes pouvant simplement être superposées les unes aux autres. Notre stratégie d’intersectionnalité s’intéresse spécifiquement à l’intersection de divers facteurs discriminants afin de comprendre comment la relation entre ces facteurs affecte la façon dont les individus perçoivent ou vivent une situation particulière.
Pour aller plus loin, consultez notre capsule vidéo sur la diversité en tous genres dans les affaires stratégiques.
Comment appliquer la stratégie d’intersectionnalité à notre travail ?
L’ensemble des activités du Réseau d’analyse stratégique peut être regroupé sous trois grandes catégories :
- Activités de recherche et d’analyse;
- Activités de diffusion des résultats de la recherche;
- Activités de formation de nouveaux chercheurs et de nouveaux praticiens.
Pour chaque catégorie, notre stratégie propose de répondre à trois questions fondamentales :
- Quel est le principal facteur discriminant ?
- Quels sont les autres facteurs qui influencent ou contribuent à la discrimination ?
- Comment l’intersection entre ces facteurs affecte-t-elle l’analyse et la recherche, la diffusion des résultats ou la formation des nouveaux chercheurs pour certains individus ?
Ces trois questions nécessiteront d’effectuer des recherches afin de bien identifier les sous-groupes susceptibles d’être discriminés. Le type de données à recueillir variera selon la catégorie d’activités menée.
Activités de recherche et d’analyse
Les résultats de recherche et d’analyse sont fréquemment teintées des croyances et de biais inconscients des chercheurs. Les échantillons étudiés sont souvent considérés comme étant homogènes et les résultats obtenus sont ainsi généralisées à l’ensemble d’une population qui est également souvent pensée comme un tout homogène. Or, avant d’entreprendre des activités de recherche et d’analyse, il importe de se pencher sur les caractéristiques de l’échantillon ou de la population étudiée.
Prenons par exemple une recherche s’intéressant à la rétention des recrues autochtones dans les Forces armées canadiennes. Il est possible que les raisons ayant incité certaines recrues à quitter l’organisation varient selon divers facteurs. Dans ce cas, le principal facteur discriminant sera l’origine autochtone puisqu’il sera intéressant de comprendre d’abord la différence entre les raisons qui poussent une recrue autochtone à quitter l’organisation à celles d’une recrue non-autochtone. Mais comme la catégorie « autochtone » n’est pas homogène, il est important d’identifier les autres facteurs pouvant modifier l’expérience des recrues. Par exemple, existe-t-il une différence entre les hommes et les femmes ? Est-ce que le fait d’avoir vécu sur une réserve ou non influence la décision des recrues ? La situation familiale influence-t-elle le choix ? Comment ces divers facteurs interagissent-ils ? Les raisons de quitter l’organisation sont-elles les mêmes pour un homme autochtone célibataire venant d’un centre urbain que pour une femme autochtone monoparentale venant d’une région plus éloignée ? D’autres facteurs peuvent-ils interagir et façonner l’expérience de ces recrues autochtones ?
Avant d’entreprendre une activité de recherche ou d’analyse, il importe donc de bien noter les facteurs susceptibles d’influencer l’expérience de certains individus ou de sous-segments de la population et d’effectuer des recherches plus poussées et spécifiques afin d’éviter des généralisations qui omettraient de tenir compte de la spécificité des expériences de certains groupes qui sont sous-représentés dans notre société.
Activités de diffusion des résultats de la recherche universitaire
Les outils de diffusion des résultats de recherche sont la plupart du temps destinés à un public éduqué et sont souvent peu adaptés à un public plus large. Avant d’entreprendre l’élaboration de supports pour diffuser l’information, il importe de comprendre la diversité du public cible afin d’adapter les modes de communication. Par exemple, dans le cas d’une note d’information visant à informer des praticiens des résultats de recherches, le principal facteur discriminant sera le niveau de scolarité. On pourrait ainsi se demander si la note est écrite dans un langage accessible et exempt d’un jargon scientifique hermétique. Par ailleurs, selon l’audience cible, il importe de se demander si les personnes souffrant d’un handicap visuel peuvent avoir accès à la note d’information. Si la note est traduite, la traduction est-elle fidèle et reflète-t-elle la réalité propre à l’autre langue ? Les exemples et les expressions utilisées ont-ils une signification pour l’ensemble des individus qui liront cette note de façon à leur permettre de bien comprendre le message, ou sont-ils propres à la culture dominante ? Le format est-il facilement accessible pour tous ?
Avant d’élaborer un outil de diffusion des résultats de recherche, il importe donc de bien noter les facteurs susceptibles d’influencer ou de limiter la compréhension des destinataires, afin d’éviter de limiter l’accès aux connaissances à certains groupes qui sont sous-représentés dans notre société.
Activités de formation de nouveaux chercheurs et de nouveaux praticiens
Les programmes de formation sont souvent conçus pour répondre aux besoins d’un public peu diversifié. Or, afin de maximiser la portée des activités de formation de nouveaux chercheurs et de nouveaux praticiens, il importe de bien définir les caractéristiques des participants et d’adapter les activités aux divers besoins et aux diverses réalités. Par exemple, dans le cas de la mise sur pied d’un programme de stagiaire postdoctoral dans le but de développer l’expertise bilingue des jeunes chercheurs canadiens, le principal facteur discriminant sera la langue parlée. La réalité des jeunes chercheurs francophones diffère considérablement de celle des jeunes chercheurs anglophones puisque le français demeure une langue minoritaire dans l’ensemble du Canada, sauf au Québec, ce qui est susceptible d’influencer l’expérience de chacun. Comment l’expérience d’apprentissage d’un stagiaire postdoctoral autochtone parlant majoritairement le français et habitant au Québec peut différer d’une stagiaire postdoctorale noire parlant l’anglais et habitant dans l’ouest canadien ? Enfin, d’autres facteurs peuvent également façonner l’expérience d’apprentissage comme les handicaps neurologiques, physiologiques ou psychologiques (ex. : dyslexie, troubles anxieux, etc.).
Avant de concevoir des activités de formation de nouveaux chercheurs et de nouveaux praticiens, il importe donc de bien répertorier les facteurs susceptibles d’influencer les expériences d’apprentissage et d’élaborer des programmes qui sont bien adaptés à une population diversifiée afin de permettre aux participants de tirer le maximum de leur expérience.
Le graphique suivant illustre notre stratégie d’intersectionnalité :
Évaluer la mise en œuvre de la stratégie d’intersectionnalité
L’équipe de direction du Réseau stratégique d’analyse s’est engagée à présenter un bilan annuel de la stratégie d’intersectionnalité au Conseil scientifique, cette évaluation visant à nous permettre d’ajuster nos activités afin de s’assurer que celles-ci comportent une grande diversité et inclusion des groupes sous-représentés. À cette fin, nous demandons à tous les membres du réseau de remplir un court formulaire (ci-bas) permettant de noter les facteurs discriminants que vous avez identifiés, ainsi que les mesures prises afin de tenir compte du caractère unique de l’expérience de certains sous-groupes minoritaires de notre société. Le formulaire doit ensuite être envoyée à Isabelle Caron, responsable de la mise en œuvre de la stratégie d’intersectionnalité pour le Réseau d’analyse stratégique.
Lien vers le formulaire : https://forms.gle/PQJ4XACveXgk2Y7aA
Pour aller plus loin
- Canada, « Qu’est-ce que l’ACS+?,” Condition féminine Canada, 2018.
- Olena Hankivsky, “Intersectionality 101,” The Institute for Intersectionality Research and Policy, Simon Fraser University (2014).
- Chantal Maillé, “Intersectionalizing Gender Policies: Experiences in Quebec and Canada” French Politics 16:3 (2018): 312-327.
- Olena Hankivsky & Linda Mussell, “Gender-Based Analysis Plus in Canada: Problems and Possibilities of Integrating Intersectionality,” Canadian Public Policy 44:4 (2018): 303-316.
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