Résumé
Cette note stratégique propose une série de réflexions sur la manière et la raison pour lesquelles les intérêts, les actions et les intentions de la Russie en Arctique pourraient représenter des risques ou des menaces pour le Canada, autant aujourd’hui qu’à l’avenir. En faisant du « red teaming » de scénarios futurs (c’est-à-dire, remettre en question les hypothèses en jouant le rôle d’un adversaire pensant), cette note stratégique passe en revue des sujets ou des thèmes que les analystes de défense et de sécurité pourraient considérer, parmi lesquels : les investissements russes dans la modernisation ou l’ouverture de nouvelles installations militaires, de recherche et sauvetage et d’infrastructures scientifiques dans sa région de l’Arctique; les campagnes hybrides de guerre et de désinformation, de même que le journalisme patriotique de la Russie; les différences de perception entre le Canada et l’OTAN sur les menaces russes; les conséquences potentielles du contrôle étatique resserré de la Russie sur l’espace d’information national; la perception russe des discours canadiens et alliés sur la coopération arctique; et la possibilité d’une agression russe en Arctique.
Introduction
Dans un environnement global de plus en plus complexe et incertain, caractérisé par une concurrence stratégique renouvelée, il est important de continuellement tester nos hypothèses et de questionner les « inconnus connus » et les « inconnus inconnus ». La plupart de mes publications mettent l’accent sur les possibilités de coopération circumpolaire et minimisent les probabilités de conflits armés conventionnels dans l’Arctique. J’ai souligné les points de convergence entre les intérêts canadiens et russes de l’Arctique, suggérant il y a une décennie que les stratégies régionales respectives de nos pays dans l’Arctique apparaissaient comme des « images miroirs ». Cependant, les messages des deux pays combinent des éléments de dissuasion stratégique et l’idée que la région devrait conserver son statut de « territoire de dialogue » et de coopération – ou, à tout le moins, de non-conflit.
Bien que le Canada et la Russie continuent de partager de nombreux intérêts dans l’Arctique circumpolaire, la géopolitique et l’environnement de sécurité mondial suggèrent qu’ils resteront probablement, au mieux, des “frenemies” dans la région pour un avenir proche. Le comportement international russe au cours des six dernières années (mis en évidence par son annexion illégale de la Crimée et l’agression dans l’est de l’Ukraine) présage-t-il des conceptions révisionnistes similaires pour l’Arctique, ou les intérêts nationaux russes dictent-ils que le statu quo régional soit préservé puisque les coûts de déviation en seraient trop graves ? Les discours des médias russes couvrent un large éventail d’opinions, depuis les cadres durs de « conflit » qui mettent l’accent sur l’agression de l’OTAN, jusqu’à ceux qui promeuvent « l’exceptionnalisme arctique » décrivant la région comme « zone de paix ». De même, les messages russes officiels, jumelés à des investissements accrus pour leurs capacités militaires en Arctique, signifient à la fois une concurrence avec les adversaires de l’OTAN et des applications à double usage pour répondre aux besoins de « sécurité douce ». La délicate distinction entre, d’une part, les grandes menaces stratégiques, qui ont souvent un lien avec l’Arctique mais qui sont mieux évaluées à travers une lentille internationale plus large et, d’autre part, les risques ou les menaces de l’Arctique émanant de la dynamique ou des conditions régionales elles-mêmes, aide à analyser les capacités stratégiques qui peuvent être basées en Arctique de celles destinées à répondre aux défis et menaces de sécurité non traditionnels dans la région.
Pour les analystes militaires et de sécurité, l’évaluation des facteurs de menace s’effectue à la fois en termes de capacité et d’intention. Les analystes de défense suggèrent qu’ils doivent être prêts à se défendre contre les premiers, car ces derniers peuvent être mal interprétés ou peuvent changer. Alors que la littérature open source peut ne pas offrir une image complète des capacités (et les flux de renseignements classifiés fourniraient d’autres indicateurs d’intentions), une analyse universitaire indépendante basée sur des informations non classifiées peut aider à envisager et à identifier les risques et menaces possibles sans adhérer aux biais culturels et aux hypothèses associées avec des institutions gouvernementales particulières.
Dans cet esprit, cette Note stratégique se veut une série de réflexions modestes suscitées par des discussions et des débats avec des collègues lors de conférences et d’ateliers au cours des deux dernières années. Ces conversations m’ont encouragé à reconsidérer continuellement mes idées et mes évaluations sur la manière et la raison pour lesquelles les intérêts, les actions et les intentions de la Russie pourraient représenter des risques ou des menaces pour le Canada, autant maintenant qu’à l’avenir. Je ne les propose ni en tant que menaces probables, ni en tant que recommandations « réalisables ». Au lieu de cela, ces réflexions sont simplement proposées dans le cadre d’exercices en cours pour encourager un éventail plus approfondi de réflexions sur ce sujet – exercices dont je suis sûr que les penseurs russes entreprennent en ce qui concerne le Canada et ses alliés de l’OTAN.
« Red teaming » de scénarios futurs
En faisant du « red teaming » de scénarios futurs (c’est-à-dire, remettre en question les hypothèses en jouant le rôle d’un adversaire pensant), voici des sujets ou des thèmes que les analystes de défense et de sécurité pourraient considérer.
La Russie a investi massivement dans la rénovation ou l’ouverture de nouvelles installations militaires, d’aérodromes, de recherche et sauvetage, d’approvisionnement et d’entretien et d’infrastructures scientifiques dans sa région de l’Arctique. Bien que j’aie soutenu que cela représente un moyen pratique pour Poutine de canaliser les fonds publics pour soutenir les oligarques du secteur des ressources qui se lancent dans des projets économiquement marginaux ou non rentables, cette infrastructure jette les bases de la projection des forces militaires russes dans le nord circumpolaire. Les infrastructures (capacités) construites à des fins « défensives » (intention) peuvent être converties à des fins « offensives » si les intentions changent, ou si leur utilisation défensive peut limiter la liberté d’action des Alliés de l’Ouest dans la région de l’Arctique eurasien et du détroit de Béring (l’interdiction d’accès et de zone : A2/AD). En conséquence, il est important pour les analystes occidentaux de surveiller attentivement les développements de l’infrastructure russe, en se concentrant sur les capacités matérielles en cours de développement et leurs utilisations potentielles au-delà de celles énoncées dans les déclarations officielles – en particulier les déclarations réconfortantes destinées à un public étranger qui dépeignent l’Arctique comme une « zone de paix » et un « territoire de dialogue ». Il existe de multiples volets au discours politique et médiatique russe qui mettent l’accent sur le « pouvoir dur » ou les discours sur la sécurité douce (comme c’est le cas dans les évaluations nord-américaines), et les analystes doivent tenir compte des deux.
Les campagnes hybrides de guerre et de désinformation sont devenues les piliers centraux de l’approche évolutive de la Russie pour mener les conflits du XXIe siècle. Bien qu’une action militaire russe conventionnelle contre d’autres États de l’Arctique demeure hautement improbable compte tenu de la probabilité qu’une telle agression dégénère en une guerre générale que la Russie ne pourrait pas gagner, la Russie pourrait chercher à exploiter les divisions au Canada par le biais de campagnes de désinformation concertées conçues pour exacerber les tensions entre les Canadiens. Par exemple, les techniques russes de « diffamation et d’amplification » pourraient être utilisées pour semer la discorde politique générale dans le Nord canadien ou pour encourager l’investissement étranger dans les projets russes plutôt que dans le développement des ressources ou de transport canadien. Bien que les rendements relatifs de ce type de campagne de désinformation dirigée contre le Nord canadien soient minimes par rapport à une campagne similaire menée au Canada en général, elle ne peut être écartée si la stratégie de la Russie dans l’Arctique évolue dans une direction plus agressive.
Le « journalisme patriotique » russe, qui acclame les prouesses militaires de la Russie dans l’Arctique, s’il est accepté sans réserve, pourrait amener le Canada et ses alliés à investir de manière excessive des ressources rares (financières et personnelles) dans les défenses de l’Arctique, des ressources qui, autrement, pourraient être déployées ailleurs à l’étranger pour faire avancer les intérêts nationaux et les valeurs canadiennes/occidentales. Le fait de consacrer à la défense de l’Arctique des ressources qui ne sont pas proportionnées à la menace militaire « réelle » pourrait également offrir des opportunités à la Russie d’étendre ses activités dans d’autres régions, compromettant ainsi la paix et la sécurité mondiales plus généralement. L’insistance du commandant général du NORAD, Terrence O’Shaugnessy, selon lequel « la patrie n’est pas un sanctuaire » face aux armes avancées et aux plates-formes de livraison de grande capacité, ne s’applique pas de manière égale dans tous les domaines, et la géographie reste une variable importante pour contraindre ou inhiber certains types d’opérations dans l’Arctique. Une suramplification des menaces arctiques (régionales) pourrait détourner l’attention de centres de gravité plus importants stratégiquement ailleurs dans le monde, jouant ainsi le jeu d’adversaires potentiels en réduisant la capacité du Canada et de ses alliés à projeter des forces militaires de notre patrie vers d’autres théâtres.
Des évaluations différentes des menaces entre le Canada et ses alliés de l’OTAN, fondées sur des perceptions divergentes des intentions de la Russie dans l’Arctique, pourraient entraîner des divisions politiques et/ou une érosion de la confiance entre les membres de l’OTAN, divisant ainsi l’alliance. Pendant plus d’une décennie, la réticence du Canada à voir l’OTAN adopter un rôle explicite dans l’Arctique – par crainte que cela ne contrarie inutilement les Russes et/ou n’implique des États non arctiques peu compétents dans les questions arctiques – différait de pays comme la Norvège. Bien que la position officielle du Canada ait changé et qu’il s’engage maintenant ouvertement à « contribuer au renforcement de la connaissance de la situation et des moyens d’échange d’information dans la région, notamment avec l’OTAN », il ne partage pas nécessairement ses positions politiques avec certains membres de l’OTAN qui « militent activement pour la liberté de navigation » dans le passage du Nord-Ouest (Allemagne) ou qui suggèrent que l’Arctique est un « deuxième Moyen-Orient » (France). Exacerber de telles divisions aurait, bien entendu, une valeur stratégique pour la Russie. Une façon d’éviter cette divergence est de discerner soigneusement les « menaces arctiques » qui couvrent toute la région circumpolaire des menaces spécifiques à l’Arctique nord-américain ou aux pays nordiques, ainsi que de celles qui concernent l’accès de la Russie à l’Atlantique Nord par les eaux arctiques. Le Canada et ses alliés devraient être vigilants pour éviter que les problèmes de l’Arctique ne deviennent un blocage entre les membres de l’OTAN, ce qui pourrait faire de nous des pions dans le jeu de la Russie pour fragmenter l’alliance.
Il y a un risque que les discours canadiens et alliés qui célèbrent exagérément la « coopération arctique » entre tous les États arctiques (y compris la Russie) puissent devenir un moyen pour la Russie de vendre l’idée à des publics nationaux et internationaux que l’Occident/l’OTAN a accepté la situation actuelle en Crimée et à l’est de l’Ukraine comme le nouveau statu quo. Bien que de nombreux commentateurs mettent rapidement en évidence le fait que de nombreuses formes de coopération régionale dans l’Arctique ont persisté depuis 2014 (mais pas dans le domaine militaire), les discours canadiens sur la coopération dans l’Arctique avec la Russie doivent veiller à ne pas discréditer les forces de l’OTAN qui s’engagent à aider leurs alliés ou à miner les sanctions occidentales contre la Russie pour son agression. Dans son Cadre stratégique pour l’Arctique et le nord du Canada, publié en septembre 2019, le Canada s’est engagé à prendre « des mesures pour relancer un dialogue bilatéral régulier avec la Russie sur les questions arctiques, dans des domaines prioritaires : les questions autochtones, la coopération scientifique, la protection de l’environnement, la navigation, ainsi que la recherche et le sauvetage », un dialogue qui pourrait faciliter le partage de meilleures pratiques, garantir que la souveraineté et les droits souverains des États côtiers de l’Arctique soient respectés au niveau international et instaurer la confiance en dehors de la sphère militaire. Tant que les communications stratégiques différencient clairement et délibérément les questions politiques de haut et de bas niveau, des discours qui promeuvent la coopération régionale dans l’Arctique sans saper la dissuasion stratégique ou la solidarité de l’alliance, et qui ne négligent pas les violations du droit international dans d’autres domaines, peuvent être appropriés et utiles pour promouvoir les intérêts du Canada.
Le contrôle étatique resserré de la Russie sur l’espace d’information national peut faciliter la fausse représentation des politiques/stratégies de l’Arctique occidental et fomenter la rhétorique anti-OTAN parmi la population russe sous de faux prétextes en raison de la place centrale de l’Arctique dans la mythologie et l’identité nationale russes. (Des exemples de journaux russes alarmistes identifiant les 5 000 Rangers canadiens comme une menace militaire pour la Russie sont un exemple absurde de la façon dont tout investissement militaire dans l’Arctique peut être faussé pour correspondre à un récit de la militarisation occidentale de la région et à des menaces contre la Russie !). Des messages vigilants sur les capacités militaires (réelles et prévues) du Canada sont essentiels pour éviter de nourrir les récits alarmistes de la Russie sur la militarisation de l’Arctique. La politique de défense du Canada de 2017, Protection, Sécurité, Engagement, situe prudemment la Russie comme un État qui « a démontré sa disposition à mettre à l’épreuve l’ordre de sécurité internationale », qui a réintroduit un « certain niveau de concurrence » et qui est l’un des États de l’Arctique ayant depuis longtemps collaboré « sur des questions économiques, environnementales et sécuritaires », en plus d’avoir « un intérêt durable à l’égard de la poursuite de cette collaboration productive ». Cette distinction peut et doit être maintenue, puisqu’elle permet un dialogue sur des questions de sécurité non techniques (telles que la recherche et le sauvetage, les opérations de sauvetage de masse et l’application conjointe des lois sur les pêcheries), tout en veillant à ce que le Canada soit prêt (de concert avec son allié américain) à détecter, vaincre et dissuader les menaces militaires contre la défense et la sécurité de l’Amérique du Nord.
L’agression russe en Ukraine était fondée sur des facteurs, des logiques stratégiques et des considérations démographiques différents de ceux qui existent dans les États arctiques voisins de la Russie. Malgré des commentaires occasionnels établissant des analogies entre ce conflit et l’avenir potentiel de l’Arctique, je n’ai pas encore lu de scénario crédible où une situation comparable se déroulerait ou pourrait se dérouler dans l’Arctique – en particulier dans l’Arctique nord-américain. Les intérêts de longue date de la Russie au Svalbard, cependant, représentent une source potentielle de conflit dans l’Arctique européen, le journal russe Kommersant indiquant en 2016 (basé sur des conversations avec des sources au ministère russe de la Défense) que les efforts de la Norvège pour établir une « absolute national jurisdiction over the Spitsbergen [Svalbard] archipelago and the adjacent 200 nautical miles maritime boundary around » pourraient engendrer des affrontements militaires. Le Canada et l’OTAN pourraient envisager de collaborer avec la Norvège pour évaluer plus systématiquement les menaces potentielles pour le Svalbard et discuter de la façon dont l’OTAN peut dissuader la Russie de contester militairement la souveraineté norvégienne sur l’archipel.
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