Le mandat de Donald Trump aura confirmé une tendance lourde depuis la crise financière de 2008 : l’hégémon américain est bel et bien en déclin. Qui plus est, l’ordre international qu’il a construit est menacé par la résurgence d’acteurs étatiques. Reconnaissant les implications d’une telle transformation, le Royaume-Uni et l’Australie, deux proches alliés du Canada, réalisent une mise à jour importante de leur posture stratégique. Par des démarches similaires, ils cherchent, d’une part, à réviser le rôle qu’ils entendent jouer dans un système international marqué par un retour de la compétition entre grandes puissances. D’autre part, ils opèrent une restructuration de leurs forces armées et des dépenses qui y sont associées pour mieux faire face aux nouveaux types de menaces.
Les exemples britanniques et australiens doivent servir de modèle pour le Canada. À cet effet, l’accent doit aller vers trois domaines : la marine, l’aérospatial et le cyber, mais surtout vers leur intégration « pan-domaine ». Un réinvestissement dans les capacités et une révision organisationnelle des forces armées apparaissent également nécessaires. Ce genre d’actions doit cependant faire suite à un travail de réflexion en amont pour développer une vision cohérente et holistique de ce que le Canada aspire être au 21e siècle.
La révision stratégique du Royaume-Uni et de l’Australie
Initialement prévu pour 2020, le UK Integrated Security and Defense Review sera finalement déposé en 2021 en raison de la crise de la COVID-19. Les grandes lignes du programme sont cependant connues à travers un rapport de la commission sur la défense du parlement. Il s’agit du plus important exercice de ce genre réalisé au Royaume-Uni depuis la fin de la Guerre froide. L’Integrated Review combine la portée, limitée, de rapports sur la défense publiés en 2010, 2015 et 2018. L’objectif est de définir la place du Royaume-Uni dans l’après-Brexit. La vision de Boris Johnson à ce niveau se résume dans le terme Global Britain, soit l’idée de rétablir catégoriquement sa place comme grande puissance. Pour y arriver, l’engagement principal est d’augmenter et de maintenir le budget de la défense à 2 % du PIB. S’y additionnent des dépenses de 21,9 milliards US sur quatre ans pour de nouvelles acquisitions.
L’Australie a publié, l’été dernier, le 2020 Defence Strategic Update et le 2020 Force Structure Plan, qui font suite au livre blanc qui avait été déposé en 2016. Ce dernier prévoyait une dégradation de l’environnement sécuritaire international, prévision qui s’est confirmée et qui explique l’important processus que l’Australie entame. Car il ne s’agit pas ici d’une simple mise à jour. Le premier ministre Scott Morrison est clair à ce sujet : l’Australie connait son plus important réalignement stratégique depuis 1945. L’objectif est triple : façonner l’environnement stratégique régional, dissuader les actions à l’encontre de leurs intérêts et répondre aux menaces avec une force crédible. En termes financiers, ces objectifs ambitieux sont soutenus par un budget régulier de 29 milliards US, soit 2 % de son PIB, qui est d’ailleurs amené à augmenter davantage. Des investissements de 270 milliards US ont également été annoncés en renforcement des capacités.
Le nouveau prisme au travers duquel concevoir l’utilisation des forces armées est l’opération multidomaine. Pour le vice-amiral Kyd de la Royal Navy, la fusion des capacités navales, aériennes, spatiales et cybernétiques constitue la base de cette vision. C’est précisément dans ces domaines que se concentre l’essentiel des mesures annoncées par le Royaume-Uni et l’Australie.
Domaine naval
Une portion significative des investissements faits de part et d’autre est dirigée vers les forces navales. Ce n’est pas anodin puisque plusieurs États redéfinissent présentement leur idée de ce qu’est une flotte équilibrée. Pour la Royal Navy, cela signifie renouer avec une capacité de projection globale de la puissance où une prééminence est donnée à l’offensive. Le plan britannique implique l’achat de 13 frégates (l’objectif est une flotte de 24 frégates) et le développement d’un nouveau modèle multi-usage pouvant agir comme plateforme pour l’embarquement de drones. Sont également en développement de nouveaux missiles surface-surface et sept sous-marins. Il a aussi été confirmé récemment que les nouveaux sous-marins dédiés à la dissuasion nucléaire devraient être opérationnels d’ici 10 ans.
La clef de cette reconfiguration navale est la mise en service de leurs deux nouveaux porte-avions de la classe Queen Elizabeth, dont le navire éponyme devrait être déployé avec son groupe aéronaval, et des navires alliés, dès l’an prochain en Indopacifique. Déployant des capacités maritime, aérienne, cyber et électronique, un porte-avions et son groupe aéronaval restent, pour la Royal Navy, « une métaphore pour un État-nation qui entend rester pertinent sur la scène mondiale au niveau stratégique ».
L’Australie traverse un processus de réflexion similaire. Il implique l’adoption de capacités opérationnelles augmentées pour son théâtre régional. C’est la situation géographique unique de l’Australie, et sa proximité avec la Chine, qui guide son plan d’acquisition. Elle investit dans l’achat de 9 frégates (pour un total de 17) munies de systèmes de drones et missiles surface-surface et surface-air. C’est surtout en guerre sous-marine que les projets d’envergure se situent. Dans ce domaine, ce sont 12 sous-marins, des systèmes de mines, de surveillance et de combat autonome et contrôlé à distance qui ont été annoncés. Fait nouveau dans le cas australien, les forces armées souhaitent avec ces acquisitions devenir une force de dissuasion autonome. Une grande importance est accordée à l’élaboration de systèmes de communications, de surveillance satellite, de combats électroniques et cyber, et d’analyse acoustique. Tout indique que ces nouvelles capacités seront entre autres utilisées pour accroitre la présence australienne en mer de Chine du Sud, en collaboration avec les États-Unis.
Domaine aérospatial
Sur le plan de l’aviation, la poursuite de l’acquisition des F-35 est centrale chez les Britanniques et les Australiens. Les premiers pourraient cependant couper de moitié le nombre d’achats prévus et poursuivre la conception d’un chasseur de sixième génération. Un élément névralgique des futures capacités aériennes des deux États passe par l’investissement massif dans des véhicules sans pilote. À noter qu’ils travaillent à incorporer aux chasseurs et aux drones des technologies d’intelligence artificielle. L’Australie mise aussi sur le déploiement massif de missiles alliant grande vitesse et longue portée.
Le ton employé pour traiter de l’espace est sérieux et urgent. Il fait maintenant partie intégrante des biens communs mondiaux et émerge comme un lieu de conflits potentiels. La société et les forces armées modernes s’appuient sur les capacités de communication et d’information permises par les satellites. Pour les Britanniques et les Australiens, ces faits impliquent qu’il faut investir, d’une part, pour se protéger des menaces spatiales à l’aide de systèmes basés sur terre et dans l’espace. D’autre part, il faut s’assurer d’un accès autonome à l’espace. Ce dernier élément est un changement de paradigme important. De part et d’autre, il implique une participation conjointe des forces armées, de leur agence spatiale et de firmes privées. Britanniques et Australiens prévoient ainsi une coopération accrue avec les États-Unis dans ce domaine. Du côté australien, la mise en œuvre demeure imprécise. Au Royaume-Uni, un commandement spatial vient d’être créé avec pour mandat de permettre le lancement de fusées dès 2022.
Domaine cyber
Il est juste d’affirmer que c’est ici que les changements les plus importants ont eu lieu. En Australie, une politique de cybersécurité a été lancée cet été pour encadrer ce domaine spécifique, comprenant un budget de 1,67 milliard US. C’est en plus des mesures annoncées dans le 2020 Strategic Update, où 15 milliards US sont prévus dans les 20 prochaines années pour développer des infrastructures matérielles et logicielles. Jamais cet État n’a investi autant en cyberdéfense. L’essentiel des fonds est dirigé vers les forces armées, l’Australian Signals Directorate et l’Australian Cyber Security Centre. Malgré cela, l’Australie adopte un discours sensiblement différent sur la place de l’intégration entre les secteurs d’activités en matière de cybersécurité. Une collaboration accrue entre les branches civiles et militaires de l’État, ainsi qu’avec le secteur privé apparait nécessaire pour répondre efficacement aux cyber menaces. Comme dans les autres domaines, une coopération étroite avec les États-Unis est déjà en place.
Le but, à terme, est de pouvoir mener des opérations dans les domaines du cyber, de l’électronique et de l’information, tant défensives qu’offensives. La distinction faite entre infrastructures matérielles et logicielles est importante. L’un des éléments clefs pour justifier le refus du gouvernement d’adhérer au réseau 5G de Huawei est le risque lié au contrôle du matériel. Les risques liés aux manufacturiers et aux chaines d’approvisionnements sont réels. Il faut également se concentrer sur des points importants comme l’innovation, le développement de nouveaux standards, ainsi que l’accès et le déploiement des infrastructures. L’Australie reconnaît l’ensemble de ces enjeux, ainsi que la nécessité de mettre l’accent sur l’éducation supérieure pour atteindre ses objectifs. C’est un grand bond depuis sa dernière stratégie déposée en 2016.
Au Royaume-Uni, l’innovation se trouve principalement au niveau de la réorganisation institutionnelle. La création de la National Cyber Force (NCF) est un pas vers une plus grande intégration de l’ensemble des domaines touchant la cybersécurité. Son unicité est qu’elle rassemble dans une nouvelle structure des éléments des forces armées (dont le un nouveau régiment dédié à la guerre cybernétique), du renseignement et des départements civils de l’État. Elle procure donc un avantage indéniable en permettant de répondre efficacement aux menaces et défis de « zone grise ». L’agilité institutionnelle de la NCF signifie que l’ensemble des ressources peuvent aussi être mises au service d’opérations offensives. Une grande importance est aussi accordée aux capacités offensives et au soutien tactique. Le gouvernement combine à la NCF un nouveau centre de recherche consacré à l’intelligence artificielle en défense. Le tout est soutenu par un investissement initial de 1,5 milliard de livres sterling pour mettre en phase les forces armées avec les dernières avancées technologiques.
Repenser la défense du Canada et se donner les moyens de ses ambitions
Le Canada doit poursuivre un processus similaire à celui réalisé au Royaume-Uni et en Australie. Les trois États font actuellement face aux mêmes menaces : le retour de la compétition entre grandes puissances alors que des États autoritaires menacent l’ordre international et cherchent à déstabiliser les démocraties libérales. Le Canada a fait un pas dans la bonne direction l’an dernier lors de la publication du Pan-Domain Force Employment Concept. Ce document reconnait plusieurs impératifs. De un, moderniser les capacités pour s’adapter à une époque dominée par l’information, les données et la fin d’une distinction claire entre état de guerre et de paix. De deux, chercher à optimiser l’intégration. Ce leitmotiv doit être appliqué entre les branches civiles et militaires de l’État, entre les domaines d’opérations et entre le Canada et ses alliés. De trois, un effort soutenu sur le continent nord-américain. Ce qui ne signifie pas d’écarter de participer à des opérations avec nos alliés sur d’autres théâtres d’opérations.
En matière navale, le Canada suit présentement la même direction que la Grande-Bretagne et l’Australie, avec un projet d’acquisition de 15 frégates. Les trois États ont sélectionné le même modèle Type 26 de BAE System. Des lacunes persistent cependant quant à la capacité de projection de la puissance canadienne dans sa région. D’un, il est impératif que le Canada se dote d’une flotte de brise-glaces capable d’accéder au cercle arctique en toutes saisons. En plus de réaffirmer la souveraineté canadienne sur ce territoire, la quantité de nouveaux enjeux qui émergent dans cette région stratégique justifie d’aller de l’avant sur cette question qui est depuis trop longtemps discutée. Le Canada est à la traîne sur la Russie, qui vient de lancer un nouveau brise-glace. Les États-Unis pensent aussi à en acquérir de nouveaux et à construire un port dans l’Arctique. De deux, le Canada doit renouveler sa flotte de sous-marins. Ce processus sera long et devrait déjà avoir débuté. La dernière politique de défense du Canada énonçait uniquement la modernisation des quatre vaisseaux de la classe Victoria afin qu’ils restent opérationnels jusqu’en 2040. Il y a cependant une limite à ce qu’il est possible de réaliser comme mise à jour sur des sous-marins construits dans les années 1980. Ils ont d’ailleurs tous été hors service en 2019 pour maintenance. Le Canada perd donc déjà en capacité opérationnelle, un phénomène qui s’accélérera avec l’âge de la flotte. À terme, il est impossible d’assurer l’intégrité de nos eaux territoriales et nos engagements auprès de nos alliés sans l’acquisition de nouveaux sous-marins.
Dans le domaine aérien, il est évident que la saga des avions de chasse doit prendre fin. Le F-35 doit être choisi, car lui seul permet une interopérabilité, mais surtout la furtivité adéquate et la capacité d’intégration des données. Aussi, le Canada s’est doté d’une stratégie spatiale en 2019 qui signale l’importance accordée au domaine spatial, mais sa portée et les investissements corolaires restent limités. Elle met entre autres de l’avant un nouveau cadre réglementaire pour le secteur privé afin de développer les capacités d’innovations nationales. Contrairement à ses deux alliés, il ne considère pas le développement d’une capacité de lancement autonome. Cette question devrait aujourd’hui faire l’objet d’une réelle discussion alors que nos alliés adoptent une stratégie visant une plus grande autonomie d’action.
La modernisation du NORAD est aussi urgente et répond aux impératifs géographiques et d’intégration multidomaine et interalliée. Le Système d’alerte Nord est maintenant vétuste et doit être remplacé. Idéalement, ce serait par un système intégrant l’ensemble des capacités radars existantes et capables d’en traiter l’information en temps réel. C’est la promesse du système SHIELD, mais surtout du Joint All-Domain Command and Control développé par l’armée américaine. C’est cette voie que le Canada devrait promouvoir dans la modernisation du NORAD. À noter qu’une approche semblable est poursuivie par l’Australie dans la modernisation de son propre système de radars. Une nouvelle composante spatiale est prévue et l’ensemble est soutenu par une politique industrielle de développement de technologies radars souveraines.
Dans le domaine de la cybersécurité, c’est l’exemple britannique qui doit servir de guide. L’intégration d’éléments des forces armées, du renseignement, de la sécurité publique et autres branches de l’État apparait comme la voie à suivre pour répondre à la gamme complexe de menaces et de défis posés par la croissance exponentielle de la connectivité et du domaine cybernétique. Elle pourrait surmonter la tendance de l’administration publique à travailler en silo.
Le dernier aspect qui ne doit pas échapper au Canada est qu’en repensant leur rôle, le Royaume-Uni et l’Australie se sont aussi donné les moyens de leurs ambitions. L’atteinte de la cible de 2 % du PIB recommandé par l’OTAN s’est faite malgré les conséquences économiques engendrées par la crise de la COVID-19 et les coûts liés aux feux de forêt en Australie. Le sous-financement des forces armées est un sujet de tensions récurrent entre le Canada et son allié américain. Alors qu’un sondage suggère que l’opinion publique est favorable à un investissement dans les forces armées, il est temps pour le Canada de considérer sérieusement cette option.
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