Les relations entre le Canada et la Russie ont atteint leur plus bas niveau depuis la fin de la guerre froide. Les liens entre les deux pays en Europe restent soumis à la dynamique hostile entre l’OTAN et la Russie. Toutefois, contrairement au théâtre euro-atlantique, l’équilibre des forces en Asie ne se prête pas nécessairement à une impasse binaire à long terme. En outre, les intérêts sécuritaires fondamentaux de la Russie se situent toujours en Europe, ce qui a permis à Moscou d’adopter une attitude moins conflictuelle à l’égard des affaires asiatiques. Dans un monde de plus en plus « multi-ordre », cela ouvre des possibilités pour le Canada de développer une approche plus collaborative et mutuellement bénéfique avec la Russie dans le contexte asiatique, même si les relations avec Moscou en Europe restent tendues. Une telle stratégie pourrait aider le Canada à dépasser certaines des contraintes imposées par la rivalité sino-américaine grandissante.
Ce texte est une co-publication avec le Institute for Peace & Diplomacy : consultez la version anglaise.
Introduction
La réaction du Canada à la crise ukrainienne de 2013-2014, pendant le mandat de Stephen Harper, s’est distinguée comme l’une des plus sévères de la communauté occidentale. Bien que les liens diplomatiques n’aient pas été formellement rompus, le niveau d’engagement entre Ottawa et Moscou a été sévèrement réduit. À l’exception d’une ouverture limitée et brève après les élections fédérales de 2015, sous le mandat de Stéphane Dion en tant que ministre des Affaires étrangères, les relations sont restées dans un état de gel profond depuis lors.
Le dernier premier ministre canadien à avoir organisé un sommet bilatéral avec le président de la Russie (plutôt qu’une rencontre en marge d’un sommet multilatéral) était Paul Martin. En d’autres termes, plus d’une décennie et demie s’est écoulée sans engagement de haut niveau entre le Canada et une grande puissance voisine qu’il côtoie sur trois théâtres : dans la région euro-atlantique, où la Russie reste l’acteur le plus puissant sur le plan militaire après les États-Unis; dans l’Arctique, où le Canada et la Russie partagent l’écrasante majorité du littoral; et dans le Pacifique, qui devient de plus en plus central dans la géopolitique mondiale.
Malgré les tensions croissantes, les autres dirigeants du G7 n’ont pas rompu le dialogue avec Moscou, qui est nécessaire pour gérer les enjeux de sécurité et maintenir la stabilité stratégique. Ce n’est peut-être pas une coïncidence si les autres pays du G7 ont aussi continué à obtenir régulièrement un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. Le Canada joue un rôle de premier plan dans la présence avancée renforcée (Enhanced Forward Presence) de l’OTAN en Europe de l’Est et a réuni le Groupe d’Ottawa pour proposer des réformes à l’Organisation mondiale du commerce. Mais l’avenir d’un ordre mondial changeant et incertain ne se décidera pas exclusivement dans des contextes multilatéraux et alliés.
Les relations moribondes d’Ottawa avec Moscou ne constituent qu’une partie de la situation de plus en plus troublée du Canada en matière de politique étrangère. La dépendance croissante du Canada à l’égard des États-Unis depuis les attentats du 11 septembre 2001 a favorisé une politique étrangère trop axée sur les valeurs plutôt que sur les intérêts et souvent destinée à un public national plutôt qu’international. Le Canada est ainsi apparu peu sérieux à bien des égards, ce qui a nui à sa capacité de contribuer au multilatéralisme mondial aux plus hauts niveaux. Les relations tendues qu’entretient Ottawa avec plusieurs grandes capitales de la région eurasienne – dont Moscou, Pékin et New Delhi – ne font que renforcer sa relation de dépendance vis-à-vis de Washington. L’élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis a également contribué à rendre politiquement plus acceptable une relation plus étroite entre le Canada et les États-Unis.
Pour inverser cette tendance et tracer une voie plus autonome sur le plan stratégique, adaptée à un monde multipolaire, le Canada doit élaborer une carte mentale plus complète pour gérer ses liens avec les autres grandes puissances. Cela s’avérera extrêmement difficile dans les circonstances actuelles, compte tenu des contraintes associées aux relations conflictuelles de Washington avec Moscou et Pékin. Pourtant, après un examen plus approfondi, le Canada et la Russie ont certains impératifs stratégiques qui sont à bien des égards alignés. Un concept stratégique tripartite qui pose des paradigmes distincts pour la relation Canada-Russie en Europe, en Asie et dans l’Arctique pourrait porter des fruits importants. Et bien que le bilan du Canada en matière de coopération multilatérale dans le Nord circumpolaire soit bien établi, il existe un potentiel pour une approche collaborative des relations Canada-Russie dans le contexte asiatique également.
Le Canada dans un monde « multi-ordre » émergent
Le récit dominant dans les cercles politiques occidentaux est que les États-Unis et leurs alliés ont donné naissance à un « ordre international libéral » après la Seconde Guerre mondiale, qui, bien que limité au bloc occidental pendant la guerre froide, s’est étendu après l’effondrement de l’Union soviétique pour atteindre une portée mondiale. La question de savoir si cette conception monolithique et occidentalocentrée de l’ordre international a été une description exacte des affaires mondiales reste ouverte. Quoi qu’il en soit, comme le soutiennent Richard Haass et Charles Kupchan, un tel ordre ne peut plus ancrer la stabilité mondiale dans un monde de plus en plus multipolaire et idéologiquement diversifié.
Pourtant, l’alternative à un ordre international enraciné dans l’hégémonie occidentale n’est pas nécessairement un bloc contre-hégémonique centré sur l’entente sino-russe. La Chine a largement bénéficié des conditions internationales existantes, qui lui ont permis de connaître un essor économique impressionnant. La Russie, pour sa part, remet en question les excès perçus de l’Occident, mais ne s’oppose pas à l’ensemble des normes et institutions mondiales établies. L’issue probable de la rivalité actuelle entre les grandes puissances n’est donc pas un nouvel ordre monolithique, mais plutôt l’avènement d’un « monde à ordres multiples » (multi-order world).
Une façon d’imaginer un monde « multi-ordre » est de le concevoir selon des lignes thématiques, avec des ordres distincts régissant des questions telles que le commerce, le contrôle des armes et les droits humains. On peut aussi imaginer un monde à ordres multiples selon des lignes géographiques, dans lequel les différentes régions sont implicitement soumises à des normes et des modèles d’interaction différents entre les États. Cela n’équivaudrait pas nécessairement à un « monde de régions », étant donné la nature intégrée de l’économie mondiale, la présence du droit international et la persistance de défis mondiaux tels que les pandémies et les changements climatiques. Toutefois, cela impliquerait de reconnaître que les institutions et les mécanismes nécessaires au maintien de l’ordre en Asie peuvent différer de ceux qui existent sur le théâtre euro-atlantique.
La posture euro-atlantique du Canada reste fermement ancrée dans l’OTAN qui, ces dernières années, a repris sa mission fondatrice de dissuasion de la Russie. À l’époque de la guerre froide centrée sur le rideau de fer, ainsi que dans les premières décennies de l’après-guerre froide dominées par un Occident triomphant, l’adhésion à l’OTAN a donné au Canada un « siège à la table » aux côtés d’autres grandes puissances comme les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Cependant, à mesure que le pouvoir mondial se déplace vers l’Est, le Canada doit reconnaître que la géopolitique de l’Asie-Pacifique sera structurée différemment de la dynamique euro-atlantique à laquelle il s’est habitué. Cela a des répercussions sur la façon dont le Canada devrait aborder ses relations avec les acteurs régionaux.
Aucun bloc monolithique ou « OTAN asiatique » n’a émergé pour contenir la Chine malgré la montée en puissance de Pékin ces dernières années, même si la coopération en matière de sécurité a augmenté entre les États-Unis et des partenaires choisis tels que le Quad. Le commerce avec la Chine reste un élément crucial de la croissance économique de plusieurs alliés des États-Unis. L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) existe en partie pour limiter l’effet de la compétition entre grandes puissances – ses membres rejettent l’idée de devoir choisir entre Washington et Pékin. Ainsi, bien que la concurrence entre les États-Unis et la Chine menace de produire une dangereuse impasse bipolaire à court et moyen terme, la tendance à long terme en Asie demeure vers une certaine forme de multipolarité, alors que l’Inde et l’Asie du Sud-Est poursuivent leur ascension économique. Contrairement au théâtre euro-atlantique, qui se caractérise par un conflit bipolaire russo-américain sur les normes qui devraient régir la sécurité paneuropéenne, un ordre asiatique multipolaire est moins propice à une dynamique de « choisir son camp ». Le Canada devra donc entretenir des relations avec une variété d’acteurs en Asie afin de protéger efficacement ses intérêts régionaux.
La montée en puissance de l’Asie sur la scène mondiale a coïncidé avec l’érosion des trois principaux piliers de la politique étrangère canadienne de l’après-guerre : le continentalisme, le multilatéralisme et l’atlantisme. Les changements dans la façon dont les États-Unis interprètent leurs intérêts économiques et géopolitiques impliquent qu’une relation spéciale avec les États-Unis ne peut plus être tenue pour acquise. Le Canada n’a pas réussi à obtenir un siège au Conseil de sécurité de l’ONU depuis deux décennies, alors même que le multilatéralisme est mis à rude épreuve dans un monde marqué par la rivalité entre grandes puissances. L’atlantisme seul ne peut plus garantir le statut du Canada dans un monde où le pouvoir se déplace de plus en plus vers l’Est.
Le Canada est mal préparé à cette nouvelle réalité. Si l’on imagine une carte dont le Canada est le centre, la politique étrangère canadienne est encadrée par quatre vecteurs, un pour chacun des quatre points cardinaux. Les vecteurs vers le sud et vers l’est – continentalisme et atlantisme – sont les plus développés en principe et en pratique, mais l’avenir du premier n’est plus assuré tandis que le second perd de son importance relative. Bien qu’Ottawa demeure matériellement peu investie et confrontée à une géographie inhospitalière dans son vecteur vers le nord – l’Arctique – l’identité nationale canadienne est intuitivement consciente du statut du pays en tant que « nation nordique ». En ce sens, le vecteur ouest du Canada – l’Asie – reste le plus sous-développé, tant sur le plan psychologique qu’empirique.
Étant donné l’absence d’une OTAN asiatique, le simple fait d’accrocher un wagon aux États-Unis ne constitue pas une voie fiable pour accroître l’influence régionale du Canada. Cela est d’autant plus vrai que le fossé qui se creuse entre la Chine et les États-Unis menace le caractère fondé sur des règles de l’ordre régional enraciné dans le multilatéralisme ouvert et le commerce, sur lequel le Canada compte pour s’affirmer en tant qu’acteur souverain. La stratégie asiatique du Canada doit donc inclure un dialogue plus approfondi et une coopération sélective avec une pléthore d’acteurs régionaux. Paradoxalement, malgré le caractère conflictuel de la relation russo-canadienne sur le théâtre euro-atlantique, la Russie pourrait incarner un pays avec lequel le Canada devrait s’engager dans le contexte asiatique.
Le Canada et la Russie : intérêts stratégiques communs
À un niveau superficiel, le Canada et la Russie présentent certaines similitudes évidentes. Les deux pays présentent des géographies très étendues et occupent ensemble la grande majorité du littoral arctique. Ils sont tous deux situés à l’extrémité nord de leurs hémisphères respectifs et ont fait d’une certaine forme d’intégration hémisphérique un pilier essentiel de leur stratégie internationale – l’ALÉNA/ACEUM pour le Canada et la vision naissante de la « Grande Eurasie » dans le cas de la Russie. Ces dernières années, Ottawa et Moscou ont également cherché à mener des politiques étrangères à vecteurs multiples, le Canada vantant les avantages de la diversification commerciale et la Russie mettant l’accent sur son « pivot vers l’est » comme contrepoids à une dépendance excessive vis-à-vis de l’Europe.
Les deux pays entretiennent un complexe mitigé d’infériorité-supériorité envers leur voisin plus puissant ou plus développé. Le Canada se complaît dans l’idée qu’il est une société plus pacifique et progressiste – « kinder and gentler » – que les États-Unis, mais il se méfie en même temps des excès de la puissance et de la prééminence américaines. De même, pendant des siècles, la Russie a vanté la supériorité de ses propres valeurs par rapport à la « dégénérescence » de l’Occident libéral et cosmopolite, tout en espérant « rattraper » le progrès économique et technologique de l’Europe. Tous deux considèrent également qu’avoir un « siège à la table » est un moyen de compenser leur puissance limitée ou en déclin: la Russie en tant que membre d’un consortium de grandes puissances au niveau mondial; le Canada par le biais de l’OTAN, où il peut s’asseoir aux côtés des principaux États occidentaux.
Le Canada et la Russie sont également tous deux confrontés à un dilemme situé à l’intersection de la géographie et de l’identité nationale. Les Canadiens ont un fort sentiment d’appartenance à l’Amérique du Nord, mais aussi la ferme conviction qu’ils sont différents des Américains. La Russie fait partie intégrante de la politique et de la société européennes depuis des siècles, mais elle se trouve à la périphérie du continent – elle ressemble davantage à un empire multiethnique qu’à un État-nation européen ordinaire. La géographie bicontinentale de la Russie renforce son sentiment de grande puissance et sa responsabilité particulière dans le maintien de l’ordre mondial. Parallèlement, les tentatives régulières du Canada de transcender les limites de sa géographie éloignée par des discours diplomatiques et sécuritaires nobles sont liées à son statut d’acteur indépendant et important sur la scène mondiale.
Toutefois, les similitudes les plus importantes entre le Canada et la Russie se situent au niveau stratégique, notamment dans la région Asie-Pacifique. Ottawa et Moscou préféreraient éviter une impasse à somme nulle entre les États-Unis et la Chine. La rivalité sino-américaine a nui aux efforts d’Ottawa en matière de diversification commerciale, l’administration Trump ayant persuadé le Canada d’accepter une clause lors de la renégociation de l’ALÉNA signalant un front commun dans le différend géoéconomique de Washington avec Pékin. Et bien que les facteurs matériels qui sous-tendent le statut de grande puissance de la Russie – une population importante, un arsenal nucléaire lourd, un corps diplomatique compétent, des ressources naturelles abondantes et une géographie étendue touchant plusieurs régions stratégiquement importantes – ne dépendent pas de l’état des relations sino-américaines, une confrontation prolongée entre les États-Unis et la Chine, qui englobe une grande partie de la géopolitique mondiale, menace de mettre Moscou sur le carreau en termes relatifs.
Plus important encore peut-être, les politiques étrangères du Canada et de la Russie ont déjà commencé à montrer une tendance au découplage de leurs vecteurs asiatiques et européens. En d’autres termes, les graines d’un monde « multi-ordre » ont déjà commencé à être plantées. La question est maintenant de savoir si les décideurs d’Ottawa et de Moscou peuvent reconnaître ce point commun et s’en inspirer pour favoriser un dialogue mutuellement bénéfique et – à plus long terme – une coopération.
Dans la région euro-atlantique, Ottawa et Moscou entretiennent une relation d’opposition. Bien que les dirigeants russes aient mis l’accent ces dernières années sur le vecteur eurasien/asiatique de leur politique étrangère, les intérêts fondamentaux de la Russie en matière de sécurité se situent toujours en Europe, la majeure partie de sa population résidant à l’ouest de l’Oural. Étant donné l’importance du forum que l’OTAN offre au Canada pour affirmer son statut et son identité (certes dépassé) de « puissance moyenne », les relations Canada-Russie en Europe sont structurellement limitées par la rivalité OTAN-Russie.
Toutefois, le théâtre du Pacifique présente une dynamique différente. Contrairement à sa position alignée sur les États-Unis en Europe, le Canada a essayé – avec difficulté – de suivre une ligne fine dans ses relations avec la Chine, malgré la détérioration des relations entre Washington et Pékin. Le Canada ne s’est pas non plus précipité pour s’aligner avec le Quad soutenu par les États-Unis et ne s’est pas encore affilié à un quelconque projet « indo-pacifique » dont l’objectif est en partie de se prémunir contre les conséquences de la montée en puissance de la Chine.
Un phénomène similaire existe au niveau de la politique étrangère russe. Ces dernières années, les relations de Moscou avec les capitales occidentales ont été marquées par des rivalités, allant du conflit à propos de l’Ukraine aux allégations d’ingérence électorale et de désinformation. La Russie reste l’acteur le plus puissant d’Europe, même si elle continue d’être exclue des principales institutions politiques et de sécurité du continent – l’OTAN et l’UE. La dynamique de confrontation est donc structurelle et devrait rester profondément enracinée.
Compte tenu de sa rivalité permanente avec Washington, la Russie est en mesure d’utiliser son partenariat croissant avec la Chine pour causer des maux de tête stratégiques aux États-Unis, par exemple par le biais de la participation chinoise à l’exercice militaire Vostok-2018 ou de la coopération sino-russe en matière de détection de lancement de missiles. Cela dit, le vecteur asiatique de la politique étrangère russe n’est pas entièrement orienté vers un équilibrage avec les États-Unis. La Russie a en effet réussi à réunir deux rivaux historiques, l’Inde et le Pakistan, en tant que membres à part entière de l’Organisation de coopération de Shanghai, un organisme intergouvernemental visant à favoriser la coopération en matière de sécurité et d’autres questions clés en Eurasie. Compte tenu de l’image polarisée de la Chine et des États-Unis en Asie du Sud, la Russie a une occasion unique de jouer le rôle de réparateur utile dans cette région. À ce titre, la Russie s’est efforcée de désamorcer les tensions lors des affrontements frontaliers entre la Chine et l’Inde à la mi-2020 et a aussi proposé de faire office de médiateur dans l’impasse entre les États-Unis et la Corée du Nord au début de l’administration Trump.
Le Canada en Asie : éviter la logique de la confrontation
Les relations du Canada avec la Chine s’étant fortement détériorées ces dernières années, les appels se sont multipliés pour qu’Ottawa adopte une approche plus dure à l’égard de Pékin et aligne davantage ses efforts régionaux sur les pays « aux vues similaires » (like-minded countries) – un terme souvent cité, mais relativement vague. Cependant, le Canada est confronté à un défi structurel dans sa politique étrangère en ce qui concerne le théâtre du Pacifique. D’une part, le Canada doit préserver de bonnes relations avec son voisin américain. D’autre part, la rivalité entre les États-Unis et la Chine est un facteur déterminant de l’érosion des conditions internationales qui ont été vitales pour la sécurité, la prospérité et l’indépendance du Canada pendant des décennies. Le Canada ne peut transcender ce dilemme qu’en adoptant une posture qui intègre un élément de promiscuité stratégique.
Les questions relatives à la sécurité européenne sont facilement perçues comme étant à somme nulle : si le coût perçu de l’inclusion de la Russie dans la structure de sécurité de l’Europe en tant que grande puissance « égale » revient à limiter la souveraineté des petits États voisins, alors la voie vers une relation de coopération devient inévitablement difficile. En revanche, bien qu’il soit encore sous-développé compte tenu de l’orientation historique du pays vers l’Europe, le vecteur de la politique étrangère russe en Asie reflète une dynamique moins combative et davantage à somme positive. En outre, la distribution du pouvoir et des ressources en Asie est par nature moins propice à une impasse bipolaire prolongée, ce qui crée un potentiel pour une pléthore de partenariats qui se recoupent dans la région.
Le Canada a intérêt à préserver la structure multipolaire du théâtre du Pacifique pour se prémunir contre les excès possibles de la compétition sino-américaine. Ottawa devrait donc se féliciter du développement de l’engagement de la Russie en Asie, qui ne ferait que renforcer le caractère multipolaire de la région. Un pivot russe plus soutenu et plus confiant vers l’Asie pourrait également s’avérer bénéfique pour le théâtre euro-atlantique, permettant d’atteindre un nouvel équilibre sur le long terme à mesure que Moscou réorientera ses priorités de politique étrangère.
Tout en maintenant son alignement avec l’OTAN sur les questions de sécurité euro-atlantique, Ottawa pourrait adopter une posture à l’égard des affaires asiatiques qui, sans être ancrée dans la neutralité, privilégie néanmoins la résolution des problèmes et la diplomatie par rapport aux actions qui encouragent une rivalité plus profonde. Compte tenu de l’investissement militaire et stratégique relativement faible du Canada en Asie à ce jour, une telle approche serait mieux adaptée aux capacités existantes du Canada et constitue une voie plus fiable pour améliorer l’image d’Ottawa dans la région. Alors que les dimensions continentale et atlantiste de la stratégie de sécurité du Canada sont axées en grande partie sur les engagements militaires par le biais du NORAD et de l’OTAN, le vecteur asiatique se prête davantage à une stratégie axée sur la diplomatie.
Étant donné le caractère multipolaire de la région, c’est en Asie qu’un Canada engagé a le potentiel de devenir un acteur plus conscient de sa stratégie et moins uniquement normatif. Ottawa s’est distingué de Washington pendant la guerre froide bipolaire par ses contributions dans le domaine des normes et du multilatéralisme. Ces piliers resteront sans doute importants – quoique moins fiables – de la politique étrangère canadienne, mais ce n’est qu’en s’attaquant aux questions de stratégie et de polarité que le Canada pourra sortir de l’ombre de son voisin dans un monde asiatique multipolaire. Les économies canadienne et américaine restent étroitement intégrées, Washington continuera de considérer la sécurité de l’Amérique du Nord comme un synonyme de la sienne, indépendamment du désir de souveraineté du Canada, et ce dernier ne sera jamais en mesure de représenter une menace militaire ou stratégique sérieuse pour les États-Unis. Ottawa dispose donc du levier et de la souplesse nécessaires pour mener une politique étrangère plus ouverte – avec prudence – s’il le souhaite.
Il existe donc une base pour une politique étrangère canadienne qui pose explicitement des paradigmes distincts pour l’engagement et la construction de l’ordre international dans différentes régions du globe. Dans ce contexte, Ottawa peut compartimenter les éléments de ses différends avec Moscou concernant l’Europe et poursuivre un dialogue bilatéral mutuellement bénéfique visant à explorer les intérêts communs des deux pays sur le théâtre asiatique. Ce dialogue constituera un mécanisme permanent grâce auquel les deux pays pourront améliorer leur profil régional et contribuer aux discussions sur la construction de l’ordre en Asie.
Conclusion
Ottawa pourra jouer un rôle important dans l’élaboration des normes en Asie-Pacifique uniquement s’il maintient une position ouverte, compte tenu de son maigre profil régional à ce jour. S’empresser de « choisir son camp » réduira immédiatement les perspectives d’engagement régional du Canada et le réduira à un statut de troisième rang, derrière les grandes puissances et derrière d’autres États qui sont plus sérieusement investis dans la sécurité régionale asiatique. Le cadre stratégique qui guide la position globale du Canada en Asie doit être exhaustif et transcender les différends existants avec les différents pays.
Le dialogue stratégique d’Ottawa avec Moscou pourrait commencer par des efforts visant à identifier les éléments communs aux visions respectives des deux pays en matière de développement et de stabilité en Asie. Étant donné l’intérêt du Canada pour l’approfondissement de ses relations économiques avec l’Asie, il pourrait s’agir d’explorer comment la Russie envisage le rôle de son Union économique eurasienne (UEE) dans l’architecture commerciale de la région et si elle pourrait être intégrée à tout effort futur d’harmonisation des blocs commerciaux régionaux existants, y compris l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) et le Partenariat économique régional global récemment signé. L’exploration des possibilités pour les entreprises et les représentants canadiens de renforcer le fédéralisme et le développement économique dans l’Extrême-Orient russe représente un autre intérêt stratégique commun potentiel, car cela consoliderait davantage la répartition multipolaire du pouvoir en Asie.
Bordant trois des quatre vecteurs cardinaux du Canada, la Russie représentera des défis stratégiques – et des possibilités – pour le Canada, et ce, peu importe qui siège au Kremlin. Or, c’est précisément sa quasi-ubiquité qui fait de la Russie le candidat idéal avec lequel le Canada peut explorer des méthodes de désagrégation de ces vecteurs pour se préparer au monde « multi-ordre » qui s’annonce. Le Canada a déjà une certaine expérience dans ce domaine, puisqu’il s’est efforcé au cours des dernières décennies d’isoler les affaires arctiques des conflits géopolitiques sur d’autres théâtres. Dans un monde de plus en plus décentré, ce n’est qu’en embrassant le caractère distinctif de chaque vecteur que le Canada pourra compenser son isolement géographique, accroître son influence mondiale et intégrer des approches régionales divergentes dans un ensemble stratégique cohérent.
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