La plupart des programmes humanitaires font appel à des consultants à différents stades de leur mise en œuvre pour évaluer l’efficacité de la conception et de la mise en œuvre du programme. En principe, ces rapports de consultants sont des documents cruciaux pour le développement des connaissances – bien qu’en réalité, ils puissent être très contestés par les professionnels humanitaires qui vivent la réalité de la politique humanitaire au quotidien.
Il ne fait aucun doute que les consultants en aide humanitaire sont importants pour leur expertise précieuse dont les professionnels de l’aide sont en général dépourvus. Cette expertise leur permet de traduire les connaissances relatives à un programme d’aide en un langage écrit accessible à un public plus large, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du secteur humanitaire. Ils possèdent en effet des compétences uniques en matière d’investigation, d’analyse et d’enquête qui permettent aux organisations d’aide de retenir les leçons opérationnelles qu’elles ont apprises dans des rapports structurés et organisés. Ces rapports peuvent être utilisés à long terme et sont destinés à des publics tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du secteur de l’aide humanitaire.
Le paradoxe cependant, est que l’écrasante majorité des rapports de consultation sur l’aide ont été rédigés par des consultants expatriés qui, malgré le fait qu’ils soient incontestablement bien informés, viennent néanmoins de l’extérieur de l’environnement de crise. Ils ne possèdent pas un type d’information crucial, à savoir des connaissances détaillées, continues et actualisées sur les défis opérationnels et les réussites des programmes d’aide depuis leur conception initiale. En revanche, les travailleurs humanitaires locaux – qui ont acquis des années d’expérience de première ligne dans la mise en œuvre de leurs programmes – possèdent ces connaissances. En conséquence, un consultant doit faire preuve d’une humilité et d’une volonté exceptionnelles pour apprendre des travailleurs humanitaires locaux afin de produire un rapport utile.
La déconnexion des expatriés
En général, la plupart des professionnels humanitaires expatriés ont peu de chances de rester au sein d’une même mission pendant une longue période. Leurs contrats sont souvent de courte durée, principalement de quelques mois à un an, ce qui signifie que le roulement parmi les travailleurs humanitaires expatriés est fréquent. Il n’est pas rare que les professionnels expatriés arrivent dans un pays ou un programme où ils ne sont pas familiers avec les dimensions géographiques, sociales et politiques locales. De même, les consultants expatriés restent sur le terrain pendant une courte période (de quelques semaines à quelques mois) et recueillent des informations par le biais d’un programme de visites très serré, se précipitant dans différents bureaux de terrain avant de repartir rapidement pour produire leur rapport ailleurs.
Dans ce laps de temps limité, ils doivent consacrer l’essentiel de leur présence à collaborer et à socialiser avec les travailleurs humanitaires locaux afin de bien remplir leur propre fonction professionnelle. Néanmoins, ce n’est souvent pas le cas. Séverine Autesserre a depuis longtemps souligné l’isolement des intervenants expatriés dans les conflits qui les éloigne de leurs homologues locaux. Dans Peaceland, par exemple, elle détaille l’existence d’un « cercle d’intervenants » dans les environnements conflictuels réservé aux expatriés et à « une poignée d’élites locales – généralement les proches des intervenants, et parfois de riches hommes d’affaires, des employés d’importantes agences internationales ou des dirigeants d’ONG locales de premier plan ». Ces « cercles » sont rarement accessibles à la classe ouvrière locale, y compris aux travailleurs humanitaires locaux. Par conséquent, si le réseau local d’un consultant en matière d’aide réside principalement dans ce « cercle », le document analytique qu’il produit risque de ne pas contenir les précieuses informations spécifiques au contexte fournies par les membres du personnel local.
Cette logique particulière peut également être appliquée pour comprendre les positions d’autres professionnels humanitaires expatriés travaillant dans différentes communautés locales en crise. Dans son plus récent ouvrage, The Frontlines of Peace, Autesserre approfondit cette question en la situant dans le contexte spécifique de la consolidation de la paix, en notant que souvent, « en ce qui concerne les promotions, la plupart des organismes de maintien de la paix récompensent le nombre de missions accomplies dans différents pays plutôt que le temps passé dans une région particulière ». En outre, elle observe également que de nombreux « intervenants discréditent les étrangers qui restent trop longtemps dans un endroit spécifique… en les accusant d’être ‘devenus natifs’ : ils seraient trop imprégnés par la culture locale et trop proches des populations hôtes pour mener à bien leur mission ». Cet état d’esprit a longtemps encouragé le rejet injustifié de l’expertise locale et la préférence croissante pour les connaissances thématiques et hiérarchisées – préférées pour leur caractère généralisable et leur simplicité dans des environnements de crise qui sont, au contraire, uniques et complexes.
Il est également très vraisemblable que la plupart des expatriés soient arrivés sur le terrain sans aucune connaissance locale au moins une fois au cours de leur carrière professionnelle. Certains professionnels de l’humanitaire expatriés révèlent cette réalité dans des mémoires relatant leur expérience de terrain. Dans Emergency Sex, Heidi Postlewait affirme qu’elle est arrivée à son poste de secrétaire pour la mission des Nations Unies au Cambodge alors qu’elle « ne savait même pas où se trouvait le Cambodge ». Leanne Olson, dans A Cruel Paradise, a admis qu’elle « n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait en Bosnie » lorsqu’elle est y arrivée pour son poste à Médecins sans frontières. Ceci peut naturellement vite évoluer, mais cela dépend de la manière avec laquelle les professionnels expatriés tendent à se référer ou non aux connaissances du personnel local à court terme, mais également de leur capacité à intégrer la vie locale pour effectuer leurs propres observations à long terme.
Le personnel local négligé
En fait, les organisations d’aide humanitaire et de développement sont conscientes de l’importance de leur personnel local. Après tout, ils connaissent les routes, les coutumes communautaires, la langue et les contextes politiques nationaux dans lesquels les organisations doivent naviguer. Comme le suggère Elizabeth Harrison, les connaissances locales (et non le personnel local) apparaissent de plus en plus dans les récits opérationnels de la plupart des programmes menés dans des environnements de crise. Cependant, ce narratif perpétue la justification voulant que le personnel local occupe des postes non dirigeants, de type soutien, se concentrant sur la coordination et la mise en œuvre des décisions du programme prises par les dirigeants expatriés.
Autesserre suggère à juste titre que dans le panorama actuel de la consolidation de la paix, les professionnels expatriés continuent de « faire la pluie et le beau temps » et ce, alors qu’ils « interagissent en grande partie avec les dirigeants politiques et militaires, s’appuient [seulement] sur une expertise et des ressources externes, utilisent le même type de solutions partout dans le monde… [et surtout] ne s’immergent pas dans les problèmes locaux complexes, ne développent pas une connaissance approfondie de l’histoire, de la politique et des cultures des pays dans lesquels ils travaillent ». Dans le même temps, Silke Roth note que de nombreux professionnels locaux devraient « former régulièrement de nouveaux membres au sein de leurs équipes internationales », ce qui est préoccupant si l’on tient compte de l’observation de Shevchenko et Fox selon laquelle les travailleurs humanitaires locaux eux-mêmes ont rarement accès aux possibilités de promotion à des postes de direction que le personnel expatrié occupe souvent. En fait, Ong et Combinido indiquent que même si les professionnels locaux sont dotés de compétences intellectuelles leur permettant de naviguer dans des circonstances et des conditions de vie nouvelles et inconnues, ils ont toujours « une mobilité professionnelle limitée au sein de l’organisation mondiale ». À bien des égards, bien que les professionnels locaux soient appréciés pour les connaissances qu’ils possèdent sur le terrain, on ne leur fait pas nécessairement confiance pour prendre des décisions administratives basées sur leurs connaissances locales en vue d’ancrer les trajectoires futures de leurs organisations sur le terrain.
Crédit : Islamic Relief Worldwide
The Frontlines of Peace est significatif pour la narration vive et pleine d’espoir d’Autesserre qui rappelle aux lecteurs que le maintien de la paix a toujours été un effort construit pierre par pierre, soutenu par des personnes de tous horizons qui partagent la même aspiration à la paix quotidienne. Si la planification, les structures et la gestion des choses ont fait couler beaucoup d’encre, ceci est moins le cas de la gestion des personnes ou encore du type d’acteurs au centre de la consolidation de la paix et de l’opérationnalisation de l’aide humanitaire. En fait, la plupart des ouvrages pertinents disponibles comportent, d’une manière ou d’une autre, cette caractéristique particulière, qui peut potentiellement être une raison principale de leur impopularité auprès des travailleurs humanitaires locaux. En se concentrant sur de vastes structures et systèmes, nous avons peut-être présumé que les organisations d’aide humanitaire étaient des acteurs unitaires au sein d’une structure plus large, considérant les travailleurs humanitaires comme des sources d’expertise humaine presque remplaçables. Cependant, en réalité, les travailleurs humanitaires locaux sont des individus uniques avec leurs propres noms, histoires et potentiels qui ont longtemps été négligés et qui, plus important encore, ont une connaissance et des savoir-faire inégalés pour favoriser la paix dans leurs communautés d’origine.
Alors que les fournisseurs d’aide sont souvent considérés comme jouissant d’un privilège relatif par rapport aux bénéficiaires de l’aide, cette perception est remise en question par la présence des professionnels locaux. Dans une certaine mesure, ils sont également victimes des crises mêmes qu’ils s’efforcent de résoudre (ce qui les place également dans une position unique pour comprendre le conflit dans lequel ils vivent). Dans la réalité complexe des conflits, alors que nous nous efforçons de comprendre la vulnérabilité des communautés locales face aux difficultés et de concevoir la meilleure façon de les atteindre, nous avons peut-être oublié que les travailleurs humanitaires locaux – qui vivent au quotidien la nécessité de fournir une assistance vitale aux communautés en crise – sont également vulnérables à leur manière.
Stoddard, Harmer et Haver soulignent que les professionnels locaux de l’humanitaire, bien qu’ils assument une part importante des tâches opérationnelles et de mise en œuvre des programmes d’aide, sont légèrement moins protégés et indemnisés que leurs homologues internationaux. En outre, Jackson et Zyck constatent qu’ils reçoivent également moins de formation, de bénéfices de moyens de subsistance, de dispositions de sécurité et de soutien psychosocial que leurs collègues expatriés. Par exemple, Sally Mohsen, une professionnelle locale qui avait travaillé pour Save the Children en Égypte pendant le printemps arabe, a raconté comment les membres du personnel local de l’agence ont été exposés à d’importantes menaces de sécurité du fait qu’ils ne pouvaient pas voyager avec les véhicules appartenant à l’ONG et qu’on leur demandait d’utiliser les transports publics à la place. La politique logistique de l’époque était justifiée par des limitations de financement, mais Mohsen a précisé que « lorsqu’un membre du personnel international voyageait, l’organisation lui attribuait une voiture ». Cette réalité est encore démontrée par l’édition 2019 du Rapport sur la sécurité des travailleurs humanitaires produit par Humanitarian Outcomes, indiquant qu’une écrasante majorité des décès de travailleurs humanitaires au cours de la dernière décennie sont des employés locaux.
Vers une approche de l’aide humanitaire plus locale et axée sur les personnes
John F. Mitchell soutient à juste titre que l’humanitarisme est plus politique que jamais, ce qui rend les travailleurs humanitaires de plus en plus vulnérables aux attaques ciblées des acteurs politiques locaux dans les environnements conflictuels. Cela signifie qu’il ne suffit pas d’examiner la manière dont les programmes sont conçus. À l’avenir, alors que nous continuons à tirer les leçons des nouveaux défis, problèmes et échecs, il serait peut-être utile de nous demander si les travailleurs humanitaires locaux ont été bien soutenus. Après des années de réflexion sur la structure de l’humanitarisme et du maintien de la paix en général, avons-nous vraiment reconnu les capacités, les connaissances et le potentiel des professionnels locaux ?
Il existe plusieurs voies par lesquelles les organismes d’aide, ainsi que les institutions donatrices canadiennes, peuvent mieux impliquer les travailleurs humanitaires locaux dans leurs futurs efforts humanitaires. Pour les agences d’aide internationale, il peut être avantageux de :
- Encourager la prise de décision au niveau local. Réduire la fréquence des rapports du bas vers le haut et accepter que le personnel local puisse faire plus que mettre en œuvre et soutenir des programmes d’aide. Adoptez une formation ad hoc et à long terme pour les membres du personnel local sur la manière d’analyser les informations locales en vue d’une action conséquente, de s’engager avec les communautés et les pairs, et de diriger des équipes efficaces.
- Donner la priorité au maintien en poste du personnel local, en particulier celui affecté aux bureaux et stations des communautés rurales et éloignées. Les membres du personnel local sont souvent recrutés en fonction de la disponibilité des fonds pour des programmes spécifiques – ce qui signifie que lorsqu’un certain programme d’aide est terminé, le personnel local concerné peut être licencié. Au lieu de recruter des professionnels locaux pour les besoins des programmes à venir, les agences d’aide devraient explorer comment les nouveaux programmes peuvent être conçus pour utiliser les compétences des membres du personnel local existant.
Pour le Canada, et en particulier pour les institutions donatrices telles que l’Agence canadienne de développement international (ACDI), il est important de :
- Écouter les travailleurs humanitaires locaux. Le Canada peut bénéficier de la consultation des travailleurs humanitaires locaux dans le processus d’affectation des fonds. L’intégration des opinions des travailleurs humanitaires locaux aidera le Canada à soutenir les initiatives d’aide qui aident davantage les communautés en crise. L’aide humanitaire fonctionne mieux lorsqu’elle répond aux besoins les plus urgents de ses bénéficiaires.
- Investir dans les travailleurs humanitaires locaux. Le Canada devrait envisager non seulement de financer des programmes d’aide, mais aussi de former et de protéger les professionnels de l’aide qui les mettront en œuvre. Les stratégies de programmation de l’aide sont robustes dans le secteur – bien qu’il y ait encore des leçons à tirer sur la planification de l’aide, il est temps d’aider également les travailleurs humanitaires locaux qui fourniront l’aide sur les lignes de front des conflits.
En fin de compte, alors que nous nous concentrons tous sur ce que nous avons supposé être généralisable – la conception d’un programme, les structures de l’insécurité, les causes du conflit – il peut être très facile d’oublier que ces éléments sont intrinsèquement centrés sur les personnes, et que leur impact ultime concerne la vie quotidienne des gens. Il est important de mieux comprendre ceux qui s’efforcent d’apporter de l’aide et de maintenir la paix sur les lignes de front des conflits – qui ils sont, ce qu’ils perçoivent, et comment ils pensent pouvoir faire la différence – afin de trouver de nouvelles voies pour l’aide humanitaire dans sa réalité politisée. Les travailleurs humanitaires locaux, dans ce cas, peuvent être la boussole dont nous avons besoin.
Les commentaires sont fermés.