« Les ambitions déclarées de la Chine […] présentent des défis systémiques pour l’ordre international ». Cette phrase du communiqué du sommet de l’OTAN qui s’est tenu à Bruxelles le 14 juin dernier a retenu l’attention de tous, la presse allant jusqu’à évoquer un « tournant » dans l’histoire de l’alliance atlantique jusque-là focalisée sur la Russie et la lutte contre le terrorisme. Les prises de parole des chefs d’État à l’issue du sommet ont néanmoins mis en lumière des divergences entre alliés sur la portée réelle de ce virage vers la Chine. Si le président Biden a souligné que le comportement de Pékin posait des défis pour la sécurité collective de l’alliance, le président français a quant à lui mis en garde contre une dispersion de l’OTAN dont le cœur de métier militaire a peu à voir avec la Chine.
La Chine n’est pas un sujet entièrement nouveau à l’OTAN. Les alliés ont déjà mentionné la Chine dans la brève déclaration du sommet de Londres en décembre 2019 dans une phrase néanmoins assez vague : « Nous sommes conscients que l’influence croissante et les politiques internationales de la Chine présentent à la fois des opportunités et des défis, auxquels nous devons répondre ensemble, en tant qu’Alliance ». Si ces déclarations sont révélatrices d’une prise de conscience au sein de l’Alliance des défis posés par la montée en puissance chinoise, elles ne suffisent pas pour autant à définir la stratégie de l’OTAN à l’égard de Pékin. Alors que les membres de l’OTAN s’apprêtent à actualiser le concept stratégique de l’alliance, clarifier le positionnement de l’organisation vis-à-vis de la Chine sera indispensable.
Un défi transversal pour l’Alliance
Bien que la Chine ne représente pas une menace militaire directe pour l’OTAN, à la différence de la Russie ou de groupes terroristes, les implications pour la sécurité euro-atlantique de la montée en puissance économique, diplomatique, mais aussi militaire de Pékin sont potentiellement nombreuses.
Les investissements chinois dans des infrastructures critiques en Europe, qu’il s’agisse des réseaux de télécommunication ou d’installations portuaires, pourraient affaiblir la capacité de l’OTAN à répondre à des crises internationales sur le plan diplomatique, voire militaire. La participation majoritaire de Pékin dans le capital d’environ 10 % des ports européens ou encore ses investissements dans des routes et voies ferrées en Europe de l’Est pourraient compliquer la mobilité et la préparation militaires de l’OTAN en cas de crise. De même, si certains alliés faisaient le choix d’équipements Huawei dans leurs réseaux 5G, l’intégrité de leurs télécommunications serait mise en cause compte-tenu des liens étroits de l’entreprise avec le régime chinois. Certaines chaînes d’approvisionnement de défense de pays de l’OTAN sont également dépendantes de la Chine, comme cela a été récemment révélé par le biais du programme F-35.
Les activités militaires de la Chine se rapprochent également de l’espace euro-atlantique, comme le signale d’ailleurs le communiqué du sommet de Bruxelles. Les marines russe et chinoise ont récemment effectué des exercices militaires conjoints en Méditerranée et dans la mer Baltique, révélant une coopération militaire de plus en plus étroite entre Pékin et Moscou. La collaboration entre la Chine et la Russie se renforce également dans l’Arctique, où les deux pays investissent dans des projets de gaz naturel ainsi que dans des voies maritimes dans le cadre de l’initiative connue sous le nom de la « Route Polaire de la Soie ».
Au-delà de la zone euro-atlantique, la Chine accroît son arsenal nucléaire et développe de nouveaux systèmes (missiles de longue portée ou hypersoniques) dont les effets déstabilisateurs pourraient avoir un impact direct sur la sécurité de l’OTAN. Dans le domaine spatial, la Chine investit dans des capacités cinétiques antisatellites qui pourraient potentiellement menacer tout satellite des membres de l’alliance. Les alliés sont aussi régulièrement la cible de cyberattaques provenant de « hackers » basés en Chine.
Enfin, les alliés sont confrontés à une politique étrangère chinoise de plus en plus agressive et contraire aux valeurs démocratiques de l’alliance. Au cœur de la pandémie de la Covid-19, Pékin a notamment intensifié ses efforts de désinformation et a ciblé directement les pays de l’OTAN. La Chine exploite également les liens économiques étroits qu’elle entretient avec certains alliés pour fragiliser l’unité des Européens lorsqu’il s’agit de condamner les violations des droits de l’homme commises par Pékin. Cette stratégie, d’ores et déjà à l’œuvre à l’Union européenne, pourrait à l’avenir s’étendre à l’OTAN lorsque l’organisation sera amenée à soutenir des positions contraires aux intérêts chinois.
L’émergence de la question chinoise à l’OTAN
Longtemps ignorée, la question chinoise a fait son apparition à l’OTAN en avril 2019, en réponse essentiellement à la pression croissante exercée par l’administration Trump qui faisait de la compétition avec Pékin une priorité absolue. Alors que les ministres des Affaires étrangères de l’OTAN se réunissaient à Washington pour marquer les 70 ans de l’Alliance, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a exhorté les alliés à se mobiliser face à la « concurrence stratégique chinoise ». À l’issue de cette rencontre ministérielle, des travaux ont ainsi été lancés à l’OTAN afin d’évaluer les implications sécuritaires de la montée en puissance de la Chine pour l’Alliance. Les alliés ont d’ores et déjà pu adopter un premier rapport confidentiel sur le sujet à la fin de l’année 2019, en amont du sommet de Londres, et ont poursuivi leurs travaux depuis.
La question chinoise a par ailleurs occupé une place importante dans les travaux de réflexion sur l’avenir de l’OTAN lancés au lendemain du sommet de Londres à la demande des chefs d’État et de gouvernement. Baptisé « OTAN 2030 », ce processus d’adaptation constituait une réponse aux critiques exprimées par le président français sur les dysfonctionnements internes de l’Alliance. Dans leur rapport final remis en décembre 2020, les experts de haut niveau nommés par le secrétaire général Jens Stoltenberg pour alimenter cette réflexion ont notamment recommandé que l’OTAN « consacre beaucoup plus de temps, de ressources politiques et d’actions aux défis de sécurité posés par la Chine ».
La mention de la Chine comme « défi systémique » dans le communiqué du sommet de Bruxelles constitue donc le point d’aboutissement logique de cette prise de conscience progressive des défis posés par Pékin. Qualifier la Chine en ces termes a par ailleurs été rendu possible par une plus grande convergence entre Washington et les capitales européennes sur la question. Même si l’Union européenne avait commencé à définir une approche plus géopolitique à l’égard de la Chine, en la qualifiant notamment de « rival systémique » en 2019, les Européens souhaitaient néanmoins garder leur distance avec la stratégie jugée trop clivante et agressive de l’administration Trump. La situation semble avoir sensiblement changé avec l’arrivée de l’administration Biden, qui prône une approche plus équilibrée vis-à-vis de Pékin, tandis que les Européens ont été amenés à durcir le ton face à l’agressivité diplomatique croissante de la Chine. La notion retenue dans le communiqué de Bruxelles (« défi systémique ») semble à ce titre refléter un point d’équilibre entre les États-Unis et les Européens.
Les pièges d’un « pivot » vers la Chine
La convergence transatlantique n’est toutefois pas totale s’agissant du rôle à attribuer à l’OTAN dans cette compétition avec la Chine. Certains pays européens, à commencer par la France et l’Allemagne, estiment qu’une mobilisation de l’OTAN face aux défis chinois comporte de nombreux risques. Trois écueils en particulier sont à éviter.
Premièrement, la Chine ne doit pas être confondue avec la Russie. Certes, la Chine représente un défi à part entière pour l’Alliance, mais elle ne constitue pas une menace militaire directe pour l’OTAN, contrairement à la Russie. Même si Pékin mène des actions militaires déstabilisantes en Indopacifique, il convient de garder à l’esprit que « l’OTAN est, et restera, une alliance régionale pour l’Europe et l’Amérique du Nord », comme l’a récemment souligné le secrétaire général Jens Stoltenberg. De même, la montée en puissance de la Chine ne doit pas être considérée de manière purement binaire. Comme le rappelle le cadre fixé par l’Union européenne, Pékin est à la fois un rival systémique, un concurrent et un partenaire. La même approche doit prévaloir à l’OTAN dont le communiqué de Bruxelles comporte d’ailleurs un appel à un « dialogue constructif avec la Chine lorsque cela est possible ».
Deuxièmement, les alliés ne doivent pas tomber dans le piège de la précipitation. La Chine ne constitue pas une menace immédiate nécessitant des décisions urgentes, mais représente un défi stratégique à long terme pour les décennies à venir. Pour mieux comprendre ce défi, l’OTAN aurait tout intérêt à déterminer soigneusement comment et où Pékin affecte les intérêts fondamentaux de ses membres avant d’élaborer sa stratégie. Même si les alliés de l’OTAN ont entamé ce travail préparatoire, il reste beaucoup à faire à cet égard. On peut en dire autant de tout dialogue potentiel entre l’OTAN et la Chine. Avant de nouer un dialogue avec Pékin, les alliés devront avoir au préalable une position consolidée, faute de quoi ils risquent d’apparaître divisés.
Troisièmement, l’OTAN ne doit pas chercher à sortir de sa raison d’être militaire. Comme cela a été évoqué plus tôt, lorsqu’il s’agit de l’Europe, l’essor de la Chine pose en premier lieu des défis sur le plan des valeurs, de la souveraineté économique ou encore de l’autonomie technologique. Pour relever efficacement ces défis, l’OTAN doit éviter d’empiéter sur les compétences des États ou de l’Union européenne, qui sont plus à même d’agir dans ces champs non militaires. La duplication à l’OTAN des outils juridiques ou financiers mis en place à l’échelle nationale ou européenne serait la pire des options, d’autant plus dans un contexte où l’Alliance doit d’ores et déjà poursuivre son adaptation face à des menaces sécuritaires plus immédiates (posture agressive de la Russie, résilience de la menace terroriste). Cet ordre des priorités est par ailleurs notable dans le communiqué de Bruxelles qui mentionne la Russie 63 fois, le terrorisme 23 fois et la Chine seulement 10 fois.
Quel rôle pour l’OTAN ?
Si le communiqué de Bruxelles comporte une description des défis soulevés par la Chine (paragraphe 55) et un appel au maintien d’un dialogue constructif (paragraphe 56), il ne dit rien du rôle que pourrait jouer l’OTAN dans ce contexte. Actée lors de ce même sommet, l’adoption d’un nouveau concept stratégique d’ici l’année prochaine sera certainement l’occasion de fixer les grandes lignes de la stratégie de l’OTAN face à Pékin (là où le concept de 2010 ne mentionne pas une fois la Chine). Compte tenu des principes de précaution évoqués précédemment, l’OTAN pourrait renforcer son action dans trois directions :
- Renforcer la compréhension et le suivi à l’OTAN des activités de la Chine susceptibles d’avoir une incidence sur la sécurité transatlantique. Les alliés gagneraient à améliorer leur compréhension collective des actions de la Chine pouvant miner la défense collective et la résilience de l’OTAN. Cela passe par un partage accru de renseignement entre les alliés, un renforcement de l’expertise interne de l’OTAN et un suivi plus étroit des activités militaires chinoises (exercices notamment) dans la zone de responsabilité du Commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR).
- Approfondir la coordination politique entre les alliés et avec les partenaires de l’OTAN. L’Alliance pourrait servir de plateforme permettant aux alliés d’échanger sur les actions de la Chine et leurs réactions éventuelles. Cela s’inscrirait dans le cadre d’un effort plus large visant à rétablir l’OTAN comme un forum politique transatlantique essentiel. De même, les alliés pourraient accroître leurs interactions avec les quatre partenaires de l’OTAN dans la région Asie-Pacifique, à savoir le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Des discussions plus régulières dans le cadre du format dit « OTAN+4 » favoriseraient une connaissance commune des capacités et activités de la Chine.
- Développer la coopération entre l’OTAN et l’UE pour aider les alliés à renforcer leur résilience face à l’influence croissante de la Chine. Afin d’éviter toute duplication, l’OTAN devrait offrir son soutien et intensifier sa coopération avec l’Union européenne lorsqu’il s’agit de passer au crible et d’évaluer les investissements chinois dans les infrastructures critiques des alliés, de sécuriser les réseaux de télécommunications 5G, de contrer les campagnes de désinformation chinoises ou de stimuler l’innovation conjointe pour maintenir l’avance technologique de l’OTAN dans la course contre la Chine. Une coopération accrue et directe entre l’Union européenne et les États-Unis dans ces domaines est également indispensable, comme le souligne d’ailleurs la déclaration conjointe du sommet UE – États-Unis du 15 juin dernier.
Dans son discours à la conférence de sécurité de Munich, le président Biden a fixé une priorité claire pour les alliés des États-Unis : « Nous devons nous préparer ensemble à une compétition stratégique à long terme avec la Chine ». Pour que l’OTAN puisse jouer un rôle utile dans cet effort collectif, les alliés devront commencer par mieux comprendre les implications sécuritaires de la montée en puissance de la Chine, accroître leur coordination politique et surtout chercher à renforcer la coopération avec l’Union européenne pour faire face à un défi sortant largement du seul champ militaire.
Ce texte est inspiré d’un article de l’auteur publié en anglais par le Center for Strategic and International Studies : cliquez ici pour le consulter.
Pierre Morcos est chercheur invité au Center for Strategic and International Studies (Washington DC).
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