L’invasion russe de l’Ukraine remet à l’agenda du gouvernement canadien l’importante modernisation du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD). En réponse à cette guerre, la ministre de la Défense nationale Anita Anand a assuré que même si elle n’était pas en mesure de fournir les plans pour moderniser le NORAD pour l’instant, la Défense nationale travaille activement à développer un ensemble de nouvelles technologies à court terme. Le Canada semble enfin enclin à prioriser la défense de son territoire, alors qu’il a laissé ce chapitre non écrit dans sa politique de défense de 2017.
Deux motifs principaux doivent guider le Canada dans le processus de modernisation du NORAD, qui sera prioritaire au cours de la prochaine décennie : les impératifs de défense bien définis des États-Unis et l’urgence des changements climatiques, particulièrement en région arctique. Le contexte international de compétition entre grandes puissances, où l’Arctique sera décidément un théâtre important, est en filigrane de ces deux motifs : il pousse les États-Unis à agir, et fait surgir de nouvelles menaces au fur et à mesure que les changements climatiques modifient la géographie du territoire.
D’un côté, les États-Unis doivent moderniser leurs capacités afin de contrer les nouvelles technologies russes et chinoises, qui sont difficiles à détecter et neutraliser. Les capacités du NORAD en ce sens sont très limitées, surtout en ce qui concerne le Système d’alerte Nord (SAN), déjà ciblé comme l’une des priorités du processus de modernisation du NORAD. La particularité de cet enjeu est que les États-Unis ont des priorités claires pour leur stratégie de défense à cet égard – ce qui n’est pas le cas du Canada.
D’un autre côté, les changements climatiques ouvrent non seulement la voie à de nouvelles menaces extérieures en raison de leur impact sur la géographie du territoire – notamment la fonte des glaces en Arctique –, mais aussi en raison de menaces intrinsèques à ces bouleversements climatiques, comme les dommages potentiels aux infrastructures essentielles à la défense, ou le dépassement des capacités opérationnelles des Forces armées canadiennes (FAC). Pourtant, les changements climatiques sont quasi absents de la réflexion sur le NORAD, malgré l’impact majeur qu’ils auront sur les activités de la Défense au cours des prochaines années.
L’urgence climatique et les impératifs américains doivent pousser le Canada à définir ses propres priorités et à choisir ses avenues d’actions concrètes – des avenues qui refléteront également les valeurs canadiennes. Cette note politique propose un état des lieux sur la modernisation du NORAD ainsi qu’un survol des impératifs et des priorités de Washington et du NORAD en matière de défense. Le texte présente les avancements de la Défense canadienne en matière de changements climatiques ainsi que les différents impacts que ces derniers auront sur ses activités et ses capacités. Finalement, des considérations et des recommandations pour le Canada sont formulées, en fonction du contexte international actuellement bouleversé par la guerre en Ukraine.
Un état des lieux sur la modernisation du NORAD
En janvier 2022, le général VanHerck, commandant du NORAD et du United States Northern Command (USNORTHCOM), avançait que la modernisation du NORAD doit s’effectuer sur une fenêtre de cinq à six ans. Techniquement, beaucoup a déjà été fait pour déterminer ce qui est à moderniser et quelles sont les priorités. Par exemple, la mise à niveau du SAN, l’importance d’une dissuasion intégrée et le besoin urgent de renforcer les capacités en matière de connaissance du domaine (domain awareness), de surveillance et de contrôle, notamment dans l’Arctique, sont tous déjà établis comme des priorités pour la prochaine évolution du NORAD. Toutefois, les actions concrètes se font attendre.
Le ministère de la Défense nationale (MDN) a annoncé le 31 janvier 2022 avoir accordé un contrat de soutien en service du SAN à la Nasittuq Corporation, une entreprise inuite. Ce contrat de maintenance et d’entretien du système actuel est loin de celui d’une modernisation, attendu depuis plusieurs années en raison de la désuétude des capacités du SAN, qui fut complété entre 1986 et 1992 en utilisant la technologie disponible des années 1970. Il a été conçu pour détecter les menaces de bombardements aériens provenant de l’URSS, une menace datant de 50 ans déjà.
Bien qu’elle figure parmi les priorités énoncées dans la politique de défense du Canada Protection, Sécurité, Engagement (PSE) de 2017, la modernisation du NORAD et du SAN n’a toujours pas d’avenue concrète et spécifique adoptée par les États-Unis et le Canada. Le dernier budget fédéral de 2021 allouait de nouvelles dépenses totalisant plus de 100 milliards au cours des prochaines années, dont 163 millions seulement seront attribués à la modernisation du NORAD. Tout porte à croire que ces fonds seront (ou ont été) alloués à la recherche et à l’élaboration de concepts, puisqu’aucun projet concret de modernisation n’a été annoncé au cours de la dernière année. Les estimations des coûts de la modernisation se chiffrent entre 10 et 15 milliards, le Canada devant possiblement régler 40% de la facture totale. Les dépenses liées à la modernisation du NORAD sont donc appelées à augmenter au cours de la prochaine décennie, au-delà de ce qui a été prévu dans la politique de défense du gouvernement Trudeau.
Le général VanHerck a énoncé que la prochaine étape de cette modernisation se trouve maintenant dans les mains du politique :
« The next step in my mind is for the secretary of Defense and the minister of National Defense to sit down and come up with a framework that moves both Canada and United States forward within our departments on how we would talk about fielding of these capabilities, the agreements for who’s going to pay for what, what capabilities. »
L’évolution du NORAD est donc entamée, mais elle reste à concrétiser. Même si les États-Unis et le Canada réaffirment leur partenariat depuis un an, les détails du plan pour moderniser le NORAD ne sont toujours pas révélés. Ceci est d’autant plus problématique que les demandes américaines pour mettre en œuvre leur vision de cette modernisation susciteront le débat au Canada. Cela ne devrait pas tarder : la ministre de la Défense Anita Anand a mentionné récemment qu’elle entend mener à bien la modernisation du NORAD à court terme et que « le Canada sera à la table des négociations avec un ensemble de mesures solides pour améliorer NORAD ». Peu importe la nature de ces mesures, le gouvernement devra rendre des comptes à la population canadienne et se montrer transparent.
Les impératifs américains dans la modernisation du NORAD et leur stratégie de défense
Lors d’un entretien de janvier 2022, le général VanHerck a clarifié trois de ses priorités pour la modernisation du NORAD. La première est la connaissance du domaine, ce qui comprend la modernisation des capacités du SAN, afin de créer une dissuasion efficace et qui permet de prendre des décisions éclairées. La seconde priorité découle de la première : la supériorité décisionnelle ou encore la domination de l’information, afin que celle-ci arrive aux bonnes personnes plus rapidement. La troisième priorité est la mise en place d’une dissuasion intégrée de tous les domaines, puisque selon le général, tous les problèmes et les enjeux actuels sont globaux et ne peuvent plus être réglés de façon régionale ou par un seul domaine. La vision du général VanHerck s’étend au-delà de l’Amérique du Nord :
« My defense plan for North America doesn’t start in North America. It starts forward with allies and partners. It starts forward with my fellow combat commanders and CJOC [Canadian Joint Operations Command] being able to create day to day deterrence options, and de escalation options, and if required, defeat, but not defeat in North America, defeat forward. »
Ces priorités cadrent évidemment avec la Stratégie du NORAD et du USNORTHCOM de mars 2021, qui détaille quatre principes stratégiques clés : une approche intégrée de défense (en termes de régions, de domaines et d’États), la connaissance du domaine, la domination de l’information et la supériorité décisionnelle. Pour mieux comprendre cette stratégie, il est important de distinguer les rôles du NORAD et du USNORTHCOM : le NORAD s’occupe du contrôle aérospatial et des alertes aérospatiales et maritimes pour la défense de l’Amérique du Nord, tandis que le USNORTHCOM défend le territoire des États-Unis – dissuade, détecte et vainc les menaces contre les États-Unis, mène des activités de coopération en matière de sécurité avec les alliés et les partenaires, et soutient les autorités civiles. Le NORAD et le USNORTHCOM coopèrent depuis la création de ce dernier en 2002. Il faut donc garder en tête que les nouveaux développements défensifs des États-Unis associés à l’aérospatial ou à l’Arctique n’ont pas nécessairement à passer par le NORAD : c’est le cas notamment de la défense antimissile (GMD et BMD).
Les États-Unis, conformément à leur stratégie de défense, accordent beaucoup de valeur et d’importance à la création d’une structure permettant une dissuasion intégrée et une fenêtre d’opportunités de première frappe/réponse. Cette dissuasion est intégrée en ce qu’elle prend en considération cinq catégories :
- Tous les domaines (conventionnel, nucléaire, cyber, spatial, informationnel);
- Tous les théâtres de compétition et de conflits potentiels;
- Tout le spectre des conflits – de la guerre de haute intensité à la zone grise;
- Tous les instruments de pouvoir nationaux (sanctions économiques, outils diplomatiques, etc.);
- Tous les alliés et les partenaires américains (Europe, Asie, Amériques, etc.).
Les États-Unis ne veulent pas se retrouver dans la position vulnérable associée à l’époque de la guerre froide. Ils craignent de se laisser distancer par le développement des nouvelles technologies russes et chinoises. Ces technologies, comme les véhicules à planeurs hypersoniques, par exemple testés en Arctique par la Russie au cours de la dernière année, peuvent esquiver les radars terrestres en se cachant derrière la courbure de la Terre. Du fait de leur rapidité de déplacement et de leur manœuvrabilité pour échapper aux mesures défensives, ces missiles sont extrêmement difficiles à repérer et à abattre. Les États-Unis poursuivent deux technologies clés afin de gagner la course : les systèmes « boost-glide » qui placent un véhicule planeur hypersonique au sommet d’un propulseur de missile balistique, et les missiles de croisière hypersoniques qui utiliseraient les technologies « scramjet » (qui permettent un fonctionnement efficace à des vitesses hypersoniques et une combustion supersonique). Les armes hypersoniques vont permettre aux États-Unis d’être une source de dissuasion crédible contre la Chine et la Russie, qui ont déjà des armes hypersoniques fonctionnelles.
Les armes hypersoniques font également partie du « Conventional Prompt Global Strike Program » des États-Unis, par lequel Washington veut acquérir la capacité d’effectuer des frappes dans un délai minimal (pas plus d’une heure après avoir donné l’ordre de frapper la cible) avec un haut degré de sécurité technique partout dans le monde. Il s’agit d’une façon pour la puissance américaine d’avoir un meilleur temps de réponse ou d’attaque – c’est-à-dire la supériorité décisionnelle, l’une des priorités stratégiques du NORAD et du USNORTHCOM.
Lors d’un témoignage devant la Commission des forces armées de la Chambre des représentants des États-Unis le 8 mars dernier, le général VanHerck a réaffirmé l’importance de la menace russe. Il propose deux solutions pour améliorer les capacités de détection et de connaissance du domaine : un système intégré de surveillance sous-marine et un système de radars à horizon lointain (over-the–horizon). Le général a mentionné son intention de travailler conjointement avec la Marine américaine et le Canada pour surveiller et assurer la connaissance des positions des sous-marins autour du globe. Enfin, concernant les radars à horizon lointain, VanHerck a précisé que ce système aurait une portée d’environ 6400 km dans les domaines maritime, aérien et spatial. Ce nouveau système offrirait une capacité d’alerte rapide nettement supérieure à celle des systèmes existants, permettant de combler les limites du SAN.
Pour atteindre la domination de l’information, la Stratégie du NORAD et du USNORTHCOM se base sur le concept de commandement et de contrôle interarmées tous domaines (Joint All-Domain Command and Control – JADC2) pour surmonter les cloisonnements entre les services, les organismes et les pays. C’est notamment grâce à l’intelligence artificielle et à l’apprentissage automatique (machine learning) que le NORAD pourra traiter, afficher et diffuser rapidement les données recueillies par les systèmes.
La résilience des systèmes et des infrastructures critiques sera aussi un thème important pour le NORAD et le USNORTHCOM au cours des prochaines années. Selon Colin Kahl, le sous-secrétaire à la Défense pour les politiques, les adversaires des États-Unis n’ont pas l’intention de mener un conflit prolongé contre eux, mais plutôt de les aveugler et les ralentir. Or, la résilience, définie comme la capacité d’un système à prévenir les perturbations, à y répondre et/ou à s’y adapter, a été négligée au cours des dernières années par Washington. Il va sans dire que cet attribut est essentiel au domaine de la défense aérospatiale, dont le NORAD est un des principaux gardiens.
Les États-Unis cherchent donc à maintenir leur supériorité au niveau de la défense et le NORAD peut être un véhicule par lequel ils implanteront de nouvelles technologies et effectueront les mises à jour nécessaires à l’atteinte des objectifs américains. Dans la Stratégie du NORAD et du USNORTHCOM, il est clairement énoncé que :
« We must defend our nations should deterrence fail and our adversaries attack. Our surest path is through a globally integrated and resilient all-domain awareness infrastructure that is processed, synchronized, and presented to create information dominance, resulting in decision superiority over adversaries. Embracing these strategic principles requires a fundamental change of culture for NORAD and USNORTHCOM and our mission partners. »
Les impacts réels pour le Canada de ce changement de culture annoncé au sein du NORAD sont difficiles à évaluer pour l’instant. Il demeure que les priorités canadiennes ne sont pas aussi clairement définies et que l’aspect offensif de certains impératifs américains susmentionnés ne cadre pas avec les valeurs canadiennes traditionnellement mises de l’avant au cours des dernières années. Les changements climatiques, quant à eux, sont cependant une priorité évidente pour la Défense canadienne, même s’ils sont peu mentionnés lorsqu’il est question de la modernisation du NORAD.
Les changements climatiques et la Défense nationale canadienne
Les changements climatiques sont considérés, d’un point de vue de défense et sécurité, comme un « facteur de multiplication des menaces », puisque le stress climatique augmente des risques sécuritaires interreliés. Les changements climatiques sont donc un enjeu de sécurité nationale et devraient être traités de cette façon pour penser la modernisation du NORAD.
Le MDN et les FAC ont, au cours des dernières années, mis en place plusieurs instruments et stratégies prenant en considération l’impact des changements climatiques sur la défense canadienne. La politique de défense du Canada de 2017 identifie les changements climatiques comme un élément prédominant des différents problèmes de sécurité humaine et nationale dans l’Arctique et des catastrophes humanitaires. Cela entraîne une « hausse des besoins en services de recherche et sauvetage [ainsi qu’] une attention internationale et des activités militaires accrues ».
Le MDN a également publié en 2020 la Stratégie énergétique et environnementale de la Défense (SEED) 2020-2023, qui fait état de l’avancée des objectifs d’écologisation du MDN. En effet, le MDN est reconnu comme le « plus grand consommateur d’énergie et le plus grand émetteur de [gaz à effet de serre (GES)] du gouvernement fédéral ». La SEED présente trois grands objectifs : produire moins de gaspillage d’énergie et une énergie plus propre, réduire les risques liés aux changements climatiques et réduire l’empreinte environnementale de la Défense. Elle cible plusieurs sous-objectifs, comme une réduction de 40% des émissions de GES d’ici 2025 et une émission nette à zéro d’ici 2050, l’utilisation de sources d’énergie plus propres pour les bâtiments et les véhicules, et élaborer des cadres d’évaluation des risques des changements climatiques sur les FAC.
Par contre, les cibles de réduction absolue des émissions de GES (40% d’ici 2025 et de 90% d’ici 2050) ne s’appliquent pas au parc de véhicules de sûreté et de sécurité nationale – qui inclut les aéronefs, les navires et les véhicules terrestres tactiques du MDN, de la Gendarmerie royale du Canada et de la Garde côtière canadienne. Il est annoncé qu’afin de contribuer à l’objectif d’émissions nettes zéro d’ici 2050 fixé par la SEED et la Stratégie pour un gouvernement vert, la mise à niveau du parc de véhicules va tenir compte « de la disponibilité, du respect des capacités financières et de la faisabilité opérationnelle ». En effet, malgré les objectifs atteints ou fixés de la SEED 2020-2023, les deux plus gros projets actuels d’acquisition du Canada – les 88 avions chasseurs et les 15 navires de combat de surface – ne semblent pas aller dans le sens de la SEED, puisque ces acquisitions utiliseront encore les énergies pétrolières et continueront à émettre des GES.
En ce sens, il y a une contradiction entre l’obligation du Canada de renouveler ses capacités afin d’être un partenaire utile au sein de ses alliances (l’OTAN et le NORAD notamment) et d’être en mesure d’assurer sa souveraineté sur son territoire, vis-à-vis de la volonté canadienne de réduire son empreinte écologique. Il est certain que les enjeux de sécurité nationale ne peuvent pas être soustraits aux enjeux posés par les changements climatiques dans un environnement international aussi incertain. En revanche, trouver une façon de concilier ces impératifs est nécessaire, surtout quand le MDN est déjà avisé des impacts des changements climatiques sur ses activités.
En effet, les changements climatiques ont de multiples impacts majeurs sur les activités de la Défense nationale et des FAC, notamment en ce qui concerne trois grandes catégories : leurs infrastructures, les nouvelles menaces en Arctique et les déploiements militaires.
Les infrastructures des FAC et du MDN
Les changements climatiques affectent grandement les infrastructures militaires canadiennes, particulièrement en région arctique. Celles-ci doivent potentiellement être repensées, déplacées ou rénovées en raison des impacts des changements climatiques, mais aussi pour atteindre l’objectif de réduction des GES du MDN et ses objectifs de la SEED 2020-2023. La fonte du pergélisol et la hausse du niveau de l’eau, particulièrement, pourraient avoir de graves conséquences sur les installations du NORAD en Arctique. L’environnement opérationnel est particulièrement difficile en Arctique et les infrastructures doivent être adaptées pour être plus résilientes à des conditions météorologiques extrêmes. Et pourtant, les changements climatiques sont à peine considérés dans la réflexion entourant l’évolution du NORAD.
L’Arctique et les changements climatiques
Les changements climatiques augmentent l’importance géostratégique de l’Arctique. Selon le MDN, les changements climatiques ont entraîné « l’accroissement de la navigabilité dans l’Arctique » et le Canada doit y améliorer sa capacité de surveillance des activités. Cette nécessité figure parmi les priorités de la modernisation du NORAD, mais aussi dans le Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord du Canada de 2019. Selon ce Cadre, deux priorités s’imposent : renforcer les capacités du Canada en matière de connaissance du domaine, de surveillance et de contrôle dans l’Arctique, notamment par « l’acquisition de nouvelles capacités aériennes, terrestres, maritimes et spatiales » et de renforcer la protection environnementale dans la région. Cependant, mise à part la modernisation de la flotte CP-140 Aurora, aucun investissement n’est prévu précisément pour la surveillance sous-marine dans la politique de défense du Canada – une capacité incontournable en Arctique.
La sécurité humaine est aussi particulièrement importante, surtout en ce qui concerne les Premières Nations qui sont confrontées à d’importants bouleversements dus aux conséquences des changements climatiques (déplacements de population, inondations, feux de forêt, etc.). Les FAC et les Rangers jouent donc un rôle clé dans la région arctique, autant pour assurer la souveraineté canadienne que pour assurer la sécurité des habitants : un rôle qui est d’ailleurs appelé à prendre de l’ampleur. Pourtant, la seule base permanente en région arctique se compose d’environ 55 personnes à Alert, sur l’Île d’Ellesmere, et d’environ 1 400 membres du 1er Groupe de patrouille des Rangers canadiens dispersés dans le Nord.
Les déploiements militaires
Les FAC ressentent déjà l’impact des changements climatiques sur leur disponibilité, leurs opérations, leur formation, leurs exercices et leurs installations. La demande pour l’intervention des FAC au Canada à la suite de catastrophes naturelles (l’opération LENTUS) est plus fréquente, et cette tendance continuera à s’aggraver en raison de l’instabilité générée par les changements climatiques. Cela est sans compter la demande causée par des enjeux domestiques autres que les désastres naturels, comme l’opération LASER – la réponse des FAC à la pandémie de COVID-19. Plus encore, cette pression sur la demande des FAC se fait aussi sentir à l’international. Dans le cadre du pilier d’engagement à l’international réitéré dans la politique de défense du Canada, les FAC sont appelées à porter assistance lors de missions humanitaires à la suite de catastrophes – des catastrophes qui seront plus fréquentes avec les changements climatiques.
L’enjeu de la demande et de la hausse du nombre de déploiements des FAC se superpose à celui du manque de personnel. Les FAC devraient compter environ 100 000 soldats à plein effectif, mais il leur manquait environ 10 000 membres à la fin du mois de novembre 2021. 10 000 autres membres étaient répertoriés comme indisponibles pour le service parce qu’ils n’étaient pas formés, ou encore malades ou blessés. La ministre de la Défense Anita Anand a d’ailleurs énoncé à ce sujet que même si le monde souhaite voir le Canada plus impliqué à travers le monde, la Défense travaille actuellement à évaluer les capacités des FAC à répondre à la demande simultanément à de multiples endroits. La demande est donc forte quant au soutien des FAC et requiert un effort de priorisation des demandes et de formation du personnel.
Les changements climatiques doivent donc être une priorité dans la modernisation du NORAD, au même titre que les demandes américaines et les considérations géopolitiques internationales.
Les conséquences de l’invasion russe en Ukraine : Considérations géopolitiques pour le Canada
La prévention plutôt que la défense (offensive) du territoire nord-américain a été l’approche privilégiée par le NORAD depuis sa création, et ce, malgré les ambitions stratégiques des États-Unis. Cette prévention va de pair avec la dissuasion. Le débat sur les avenues offensives de la défense aérospatiale – comprise dans le mandat du NORAD – refait cependant ponctuellement surface, au gré des nouvelles menaces, du contexte international changeant et des renégociations du NORAD. La modernisation du NORAD actuelle, maintenant dans les mains du politique, couplée avec les nouvelles technologies russes et chinoises, sont suffisantes pour raviver ce débat.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier pourrait bien ouvrir la voie à un revirement de la position canadienne face à la défense antimissile. La guerre en Ukraine affecte déjà les perceptions canadiennes de la Russie, autant au niveau de la population que du politique. Le parti conservateur en appelle aussi à ce que le Canada prenne plus au sérieux la sécurité de son territoire arctique et insiste sur l’importance de moderniser le NORAD. Le Canada, qui accueille la plus grande diaspora ukrainienne en dehors de l’Ukraine et de la Russie, a tout intérêt à réagir fortement contre la Russie – c’est d’ailleurs avantageux pour un appui électoral de la population d’origine ukrainienne aux prochaines élections. Il est fort probable que l’invasion russe, considérée par certains comme un moment qui « inaugure une nouvelle ère dans la géopolitique mondiale », donne une impulsion suffisante pour que le Canada réévalue son implication dans la défense antimissile. Comme le mentionne Andrea Charron, « l’Ukraine a rendu le NORAD encore plus important, car nous sommes la porte d’entrée de l’OTAN ». Depuis la fin de la guerre froide, la crainte d’une attaque russe limitée en Arctique n’a jamais été aussi réelle qu’actuellement, surtout si Poutine se sent pris au piège en Ukraine. La défense antimissile serait en ce sens un moyen de dissuader la Russie d’un tel type d’attaque, mais aussi de défendre efficacement le territoire canadien.
Le contexte géopolitique actuel pousse plusieurs experts à recommander une augmentation du budget de défense du Canada afin d’accroître ses capacités de défense. La ministre Anand envisage actuellement plusieurs options en ce qui concerne le budget pour la Défense, dont des options « agressives » allant jusqu’à dépasser 2% du PIB. Dans tous les cas, cela doit passer prioritairement par l’investissement dans la mise à niveau du NORAD. L’invasion russe en Ukraine est une occasion pour le Canada de se montrer à la hauteur de ses alliés de l’OTAN, au moment où le calcul politique des dépenses de défense en Europe change profondément, et d’investir concrètement dans le rehaussement de ses capacités défensives.
Enfin, le Canada ne doit pas oublier les quatre années au pouvoir de Donald Trump à la présidence américaine, au cours desquelles il était beaucoup plus difficile d’arriver à des consensus entre les deux États. Le gouvernement Trudeau aurait tout avantage à profiter de la coopération et de l’ouverture de l’administration Biden, car le vent pourrait bien tourner lors des prochaines élections américaines. Le retour des Républicains au pouvoir et d’un président potentiellement aussi imprévisible que Trump pourrait entraver gravement la coopération militaire du Canada et des États-Unis et les travaux de la modernisation du NORAD, alors que l’environnement international plonge de plus en plus vers la multipolarité. Dans ce scénario, les États-Unis pourraient décider de jouer la carte de l’unilatéralisme et cesser de prioriser le partenariat avec le Canada, en agissant sans le consulter. Le Canada ne peut pas défendre son territoire seul et dépend de la coopération avec les États-Unis, qu’il le veuille ou non – armes nucléaires y compris. Une administration républicaine telle que connue sous le président Trump ne serait donc pas de bon augure pour le Canada. En tenant compte de l’environnement géopolitique actuel et de la polarisation de l’électorat américain, tout porte à croire que le meilleur moment pour être proactif et conclure des accords sur la modernisation du NORAD est maintenant.
Recommandations pour le Canada
La dimension holistique de la modernisation du NORAD (connaissance de tous les domaines et dissuasion intégrée) implique beaucoup de ramifications et de zones floues à ce jour. Quel rôle le Canada jouera-t-il et quelles sont les limites de son implication quant aux nouvelles technologies convoitées par les États-Unis ? Ces réponses sont pour l’instant dans les mains du politique, mais elles devront être définies. Le Canada et les États-Unis s’entendent sur plusieurs éléments de la modernisation du NORAD. La nécessité de la connaissance de tous les domaines, surtout en Arctique, fait consensus, de même que l’importance d’une dissuasion intégrée. Cependant, la participation du Canada à chacun de ces domaines (conventionnel, cyber, spatial, informationnel), théâtres et spectres d’intervention demeure nébuleuse, car peu abordée par le gouvernement canadien et peu débattue dans la société civile. Ceci inclut bien entendu l’épineux dossier de la défense antimissile.
Le Canada doit définir les capacités qu’il souhaite prioriser sur son territoire. Des systèmes de radars à horizon lointain (over-the–horizon) pour le SAN doivent être l’une des priorités pour faire face aux nouvelles technologies russes et chinoises, tel qu’avancé par le général Van Herck. La surveillance sous-marine sera également une nécessité, une capacité qui n’est actuellement pas priorisée dans les investissements de la Défense, mais qui fait partie des priorités américaines. La possibilité d’investir dans des capacités du domaine cyber n’est pas à négliger, et cela pourrait représenter une façon pour le Canada d’acquérir des capacités offensives sans passer par la défense antimissile. L’utilisation de drones, de sous-marins et de satellites pour la connaissance du domaine en Arctique doit également être ciblée comme prioritaire, autant en ce qui concerne la détection de menaces que pour surveiller les conséquences des changements climatiques. Les changements climatiques et la résurgence actuelle de la menace russe en Arctique mettent également en relief l’importance d’investir dans de meilleures capacités de recherche et sauvetage. À cela s’ajoutent les difficultés reliées au processus d’approvisionnement de la Défense, les longs délais à prévoir avant la finalisation des projets – la majorité des projets d’acquisition actuels ne seront prêts qu’à partir de la fin de la décennie – et les capacités limitées des FAC. Le Canada n’a tout simplement pas le choix d’investir maintenant dans le NORAD.
Les impacts des changements climatiques doivent également être pris en considération concrètement dans la modernisation du NORAD. Non seulement cela est nécessaire, mais urgent. Le Canada doit considérer que les changements climatiques engendrent une hausse de la demande des FAC, que ce soit à l’international ou sur le territoire canadien. L’environnement mondial plus qu’incertain actuellement soulèvera des demandes américaines concernant la protection du territoire nord-américain, sans compter les théâtres européen et asiatique. Les FAC, en manque de personnel tout en étant plus sollicitées, devront revoir leurs priorités et leur structure, afin de répondre aux nouvelles demandes.
Le MDN devrait aussi prioriser la modernisation et l’écologisation des infrastructures des FAC et du MDN, surtout en Arctique. Tout en étant en conformité avec la SEED et PSE, cela permettrait de mettre à niveau les infrastructures et les installations autant au niveau des émissions des GES, que pour prévenir les conséquences des changements climatiques sur ces dernières. De plus, cela permettrait d’équilibrer les coûts environnementaux reliés aux grands projets d’acquisition canadiens susmentionnés. Ces mises à niveau comptent aussi le processus de modernisation du NORAD : une modernisation qui ne peut plus attendre afin de renforcer les capacités de surveillance et de connaissance du domaine du Canada.
Finalement, le Canada doit repenser sa façon de travailler avec les États-Unis. Ottawa doit se montrer proactif quant à l’impact des changements climatiques sur ses capacités et ses activités de défense et cesser d’être en réaction avec les décisions de son voisin du Sud. Le partenariat et le dialogue avec les États-Unis sont nécessaires, mais cela ne veut pas dire que le Canada doit être dans l’attente. L’urgence climatique prend de l’ampleur au même moment où le contexte géopolitique bascule : le Canada peut affirmer ses choix et démontrer son leadership dans la modernisation du NORAD.
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