Les oppositions occidentales à l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont indéniablement entraîné des conséquences sur les dynamiques diplomatiques, militaires et économiques interétatiques. Parmi elles, figure le développement de réflexions multiples parmi les alliés autour des moyens militaires à consacrer à la résistance ukrainienne. Face à cette nouvelle composante géopolitique se dégage une tendance de certains gouvernements à connaître d’importantes difficultés à se positionner vis-à-vis de la Russie. Si certains États se démarquent par un fort plaidoyer en faveur de la cause ukrainienne, d’autres révèlent leurs réticences politiques en raison de la crainte d’être perçu comme « cobelligérant », et par extension de contribuer à une supposée « escalade » avec Moscou. Les États désireux de soutenir la victoire de l’Ukraine se trouvent aussi parfois confrontés à leurs propres limites matérielles pour leur permettre d’atteindre leurs objectifs.
Le Canada s’est illustré en fervent défenseur de la cause ukrainienne pour avoir immédiatement condamné l’invasion russe. Sans détour, le gouvernement a aussi déclaré souhaiter le rétablissement total de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Campant sur une position forte dans son discours, Ottawa est cependant loin de l’être dans le domaine des dons en matériel. Il en va de même dans celui de l’augmentation de sa production industrielle, sans même parler de son manque de volonté relatif à l’objectif au sein de l’OTAN des 2 % du PIB consacré à la défense. Entre le 24 janvier 2022 et le 31 juillet 2023, Ottawa n’était que le douzième contributeur ayant donné le plus d’armes lourdes à l’Ukraine derrière la France et le Royaume-Uni – avec 0,3 milliard de dollars engagés – et le quatorzième rang en prenant en compte la part de ses stocks nationaux d’armes lourdes engagées en Ukraine (avec 6% de son propre stock militaire livré à Kyiv).
S’il est vrai que l’aide canadienne se classe au cinquième rang des pays donateurs, ce soutien s’est davantage exprimé sous forme de prêts que par l’envoi d’équipement létal, alors que c’est précisément ce dernier que le président ukrainien demande pour poursuivre son objectif militaire. La récente visite du président Zelensky au Parlement canadien a sans doute constitué une opportunité pour Justin Trudeau d’afficher sa volonté de redresser le tir. À cette occasion, le premier ministre du Canada y a annoncé l’envoi de 50 véhicules blindés supplémentaires à l’Ukraine, ainsi que le don d’une enveloppe de 650 millions de dollars canadiens destinée à l’aide militaire. Le rééquilibrage de l’aide canadienne doit aussi nous rappeler que des critiques – telles que formulées à Ottawa – peuvent être adressées à d’autres gouvernements et États de la communauté transatlantique.
L’objectif de cette note est de mettre en exergue le niveau d’engagement de deux États, parmi les plus proches alliés du Canada, à savoir le Royaume-Uni et la France, ces deux pays s’étant en outre distingués à plusieurs reprises depuis le lancement de l’invasion.
- Depuis février 2022, la France a affiché un discours évolutif avec une tendance de plus en plus prononcée en faveur d’un soutien clair de la victoire de l’Ukraine. Ses balbutiements des débuts, principalement par risque de « froisser » Moscou, ont pour autant eu un coût réputationnel et politique important. Pour redresser le tir et revaloriser son capital diplomatique, Paris est devenu en 2023 le premier pays à envoyer à Kyiv des chars d’assaut d’origine occidentale. Un cap supplémentaire a également été franchi par l’annonce de la formation de pilotes ukrainiens, levant ainsi un tabou supplémentaire. Par ailleurs, pour tenir ses engagements militaires et anticiper l’avenir, le pouvoir français a exigé l’intensification de sa production industrielle pour garder à niveau ses stocks.
- De son côté, le Royaume-Uni est rapidement apparu comme un partenaire fiable de l’Ukraine. Les discours politiques de ses représentants successifs ont fait état d’une cohérence irréprochable, tandis que ses investissements militaires ont suivi la même conduite. Londres apparait ainsi comme l’un des « chefs de file » européens, notamment pour avoir fait preuve de réactivité aux premiers jours du conflit. Ses dons matériels étaient en adéquation avec les besoins ukrainiens sur le terrain, comme en témoignent la fréquence et la qualité de ses livraisons, quitte à mettre ses stocks en difficulté. Le Royaume-Uni n’a en revanche pas su anticiper la question de ses stocks en manquant d’augmenter ses commandes et sa production industrielle. Tardivement, mais sûrement, Londres a souhaité redresser le tir en s’inspirant de son allié européen. La récente mise à jour du Defence Command Paper met finalement la lumière sur la nécessité de traiter la question du renouvellement de ses stocks militaires.
Le nécessaire recalibrage du discours politique français pour corriger son ambiguïté initiale
Du côté de l’Hexagone, l’analyse des variations du discours politique de ces dix-neuf derniers mois permet de dégager une idée globale de l’évolution du positionnement français. Les déclarations successives de l’exécutif français montrent clairement une tendance à l’augmentation du niveau de soutien à accorder à l’Ukraine. En se concentrant uniquement sur les déclarations publiques, la France a affiché – au fil du temps, et par « paliers » – le souhait de plus en plus fort d’une victoire claire de l’Ukraine. Trois paliers ont alors été identifiés : le premier (février 2022) s’apparente à un « soutien minimal » qui opère une distinction nette entre l’agresseur et l’agressé, et qui accorde un soutien dénué d’objectif clair à l’Ukraine. Au second « palier » (mai 2022), Paris adopte une dialectique confuse consistant à refuser la victoire de la Russie, sans pour autant encourager explicitement la victoire de son ennemi. Le troisième (février 2023) se caractérise par une plus grande cohérence de la France puisqu’elle soutient à la fois la défaite de la Russie et la victoire de l’Ukraine. Après un dernier « palier » franchi (mai 2023), le président français présente la Russie non plus comme simple agresseur de l’Ukraine, mais bien comme une menace globale à la paix et à la sécurité européenne.
Une analyse plus segmentée de cette évolution montre toutefois que le positionnement de la France s’est aussi caractérisé par une ambiguïté omniprésente à chaque palier franchi, bien qu’elle ait eu tendance à se résorber par la suite. Cette ambiguïté s’est exprimée par le fait que le soutien français a régulièrement été parasité par une série de maladresses dommageables sur le plan diplomatique. Les bavures diplomatiques françaises ont régulièrement été alimentées par les apparitions publiques du Président français, notamment lorsqu’il a adopté l’argumentaire du danger de l’« humiliation » ou de l’« écrasement » de la Russie.
Un soutien français « minimal » accordé à l’Ukraine pendant les deux premiers mois du conflit en Ukraine
Au lendemain de l’invasion russe, le président français s’était dans un premier temps contenté d’accorder un soutien « minimal » à son homologue ukrainien. Ce premier « palier » s’est reflété dans son allocution du 24 février 2022, au cours de laquelle il a immédiatement établi que la « France se tient du côté de l’Ukraine ». À cette occasion, il a opéré une claire distinction entre l’agresseur et l’agressé, spécifiant qu’il serait nécessaire d’aider militairement et politiquement l’Ukraine. Pour autant, dans ses déclarations publiques immédiates, le pouvoir politique français n’a pas souhaité clairement employer les termes de « victoire » ou de « défaite » concernant l’un ou l’autre des belligérants.
La France ne soutient ni la victoire de l’Ukraine ni celle de la Russie, mais elle souhaite lui éviter l’« humiliation »
Plus de deux mois plus tard, à l’occasion de son discours devant le Parlement européen, Emmanuel Macron a passé un deuxième « palier » en statuant que la Russie ne devrait pas l’emporter. Il a également précisé que la France œuvrerait pour la préservation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, sans pour autant prendre la responsabilité de délimiter et de définir lesdites frontières. Puis, il a aussi nuancé son propos en invitant à « ne jamais céder à la tentation ni de l’humiliation ni de l’esprit de revanche ». En lien avec cela, Emmanuel Macron n’a pas hésité à faire le parallèle avec le traité de Versailles qui en 1919 avait « ravagé les chemins de la paix » (une analogie historique fallacieuse qui a pourtant été depuis déconstruite par les historiens).
Cette référence à la notion d’humiliation a été réitérée, un mois plus tard, dans un entretien à la dépêche du Midi : « Il ne faut pas humilier la Russie pour que, le jour où les combats cesseront, nous puissions bâtir un chemin de sortie par les voies diplomatiques ». Premièrement, Paris a ici certainement tenu à se préserver du « risque de cobelligérance » – ou du moins de celui de l’ « escalade » – alors même que cette première n’est ni définie dans le droit, ni dans les faits. Deuxièmement, la formule d’« humiliation » auquel fait référence le président est en réalité une reprise d’un récit de propagande et de stratégie russe qui consiste à définir subjectivement ce qui les « humilie » pour avoir un droit de regard sur les actions occidentales. La dialectique croyant pouvoir concilier la préservation de l’intégrité ukrainienne à la non-humiliation de la Russie (aussi subjective soit-elle) a ainsi rapidement été fustigée par Kyiv, ce qui n’a pas manqué de déclencher une vague de critiques et d’incompréhension au sein du pouvoir ukrainien.
La France souhaite désormais la défaite de la Russie et la victoire de l’Ukraine, mais elle rejette l’« écrasement » de la Russie
Près d’un an après le début du conflit, la France a passé son troisième « palier » en exprimant clairement son soutien à la « victoire » de l’Ukraine. Le président français l’a explicitement formulé, le 9 février 2023, en présence de son homologue ukrainien : « Nous nous tenons aux côtés de l’Ukraine, fermement, et avec la détermination de l’accompagner vers la victoire et le rétablissement de ses droits légitimes » et « La Russie ne peut, ni ne doit l’emporter ». Comme ce fut le cas au palier précédent, ce discours a une fois encore été nuancé par le refus de l’« écrasement » de la Russie lors d’un entretien tenu le 18 février 2023 (« l’écrasement de la Russie n’a jamais été la position de la France et ne le sera jamais » selon E. Macron). Ce troisième « palier » s’est donc exprimé par la volonté d’une victoire claire de l’Ukraine, mais d’un refus de l’écrasement de Moscou.
La France identifie désormais la Russie comme « ennemi commun » et abandonne le récit stratégique russe de l’« humiliation »
Le positionnement français s’est durci par le franchissement d’un dernier « palier ». Le Sommet GLOBSEC à Bratislava (21 mai 2023) a d’abord été l’occasion pour Emmanuel Macron de reconnaître avoir « manqué de cohérence » dans son approche (comprendre : dans son positionnement face à la guerre), à l’échelle nationale comme à l’échelle européenne. Au cours de ce discours, la reformulation du positionnement stratégique de l’Hexagone a été radicale. Bien loin de son rôle révolu de « médiateur » et de son discours d’autrefois visant à ne surtout pas risquer de froisser Moscou (lexique de l’« humiliation », de l’« écrasement »), Emmanuel Macron a changé le ton en décrivant les « tentatives [de ces quinze dernières années] de la Russie pour bousculer tout l’édifice de sécurité européenne et remodeler selon ses termes celui-ci ». La Russie n’apparaît alors non seulement plus comme l’agresseur de l’Ukraine, mais bien comme une menace à l’ensemble de l’architecture de sécurité européenne. Dans la même lancée, la France a ouvertement cherché à convaincre l’Iran – soit l’un des plus importants alliés de Moscou – à mettre fin à son soutien à la Russie, et a même tenté de rallier les pays du Sud à son soutien à l’Ukraine.
L’évolution des choix de livraisons d’armement est aussi représentative de l’évolution du discours français
La posture française s’est aussi exprimée dans la dimension militaire de son soutien à l’Ukraine, c’est-à-dire par l’évolution de ses choix de livraisons d’armement. L’évolution des engagements militaires français a globalement suivi la même logique que celle de son discours politique, puisque les dons miliaires se sont progressivement intensifiés par « paliers ». Pour autant, le franchissement de ces « paliers » est souvent apparu insuffisant et déconnecté des besoins ukrainiens pour repousser l’armée russe.
D’un point de vue global, l’État français est une sorte de « maillon faible » en ce qui concerne ses engagements militaires à l’Ukraine. Selon l’Ukraine Support Tracker, la France est classée en quinzième position en matière d’aide militaire bilatérale à l’Ukraine (entre le 24 janvier 2022 et le 31 juillet 2023). À titre de comparaison, le niveau d’engagement français représente sur cette période douze fois moins que son allié britannique, et trois fois moins que le Canada. Pour autant, la France a dédié à l’Ukraine entre 10 et 12% de ses stocks propres d’armes lourdes. Positionnée au 9e rang de ce classement, la France engage légèrement moins ses stocks propres que le Royaume-Uni (entre 12% et 24%[1]), mais largement plus que le Canada (environ 5-6%[2]).
Le « soutien » minimal français s’est exprimé par une période de carence de deux mois avant les premières livraisons militaires à l’Ukraine
Les données de l’Ukraine Support Tracker montrent une première période de carence de deux mois avant les premières livraisons militaires françaises d’armes lourdes à l’Ukraine (février – avril 2022). Fin avril 2022, la France s’est décidée à prélever 12 canons CAESAR sur ses propres équipements à l’emploi, là où les autres pays ont puisé dans leurs stocks d’anciens matériels ou de réserve. Cette période séparant le début de l’invasion russe des premières livraisons militaires françaises correspond parallèlement au passage de la France de son « soutien minimal » à son deuxième « palier », tel qu’identifié précédemment. Notons qu’avant cela, la France avait officiellement affirmé soutenir une logique dite « défensive » pour mieux justifier sa réticence à livrer entre autre des chars « lourds » et des avions de chasse (une distinction qui est toutefois purement subjective, attribuer une fonction strictement « défensive » ou « offensive » à une arme ne reflétant aucunement les réalités juridiques et militaires).
La France s’est rapidement heurtée aux critiques visant l’insuffisance de ses livraisons militaires à l’Ukraine
Au printemps 2022 déjà, et suite aux demandes du président Zelensky, de nombreux débats ont eu lieu parmi les alliés de l’Ukraine au sujet de la possibilité de lui fournir des chars « lourds ». Du côté français, l’autorisation de la livraison d’un total de 30 CEASAR entre avril et janvier 2023 a semblé insuffisante compte tenu des objectifs français d’aider l’Ukraine à repousser la Russie, et de retrouver son intégrité territoriale. Les armes lourdes comme les chars étant à même de faire la différence dans le cas des guerres à haute intensité, leur octroi par d’autres alliés a largement été médiatisé et apprécié par les forces ukrainiennes. Pourtant, en refusant jusqu’alors à l’Ukraine l’octroi de chars Leclerc, et pour avoir livré des armes lourdes au compte-goutte seulement, certains spécialistes considèrent que les choix stratégiques français d’alors restaient insuffisants et décevants, soutenant que la livraison de chars Leclerc aurait permis de redresser le tir en renforçant le capital diplomatique français. L’issue à la guerre souhaitée par la France semblait significativement déconnectée des efforts nécessaires pour l’atteindre. Le Président Emmanuel Macron justifiait plus tard la faiblesse des dons français en affirmant que le plus important n’est pas la quantité, mais plutôt la qualité des armes fournies: il faut « privilégier les livraisons utiles pour mener ces opérations et résister, plutôt que des engagements qui arriveront très tard ou très loin ».
Pour soutenir la « victoire » de l’Ukraine, la France lui a symboliquement livré les premiers chars de conception occidentale
En janvier 2023, l’aide militaire française est toutefois passée à la vitesse supérieure avec l’annonce de l’envoi de quatorze chars légers AMX-10 RC, qui ont progressivement été livrés jusqu’au mois de mars 2023. Parallèlement, la France franchissait son troisième « palier » dans son discours, à savoir en soutenant ouvertement la « victoire de l’Ukraine » et la « défaite » de la Russie. En concédant les AMX-10 RC à l’Ukraine, la France a envoyé un signal fort à la communauté transatlantique. Bien qu’un débat au sein de l’Europe remette aujourd’hui en cause la qualification de « char » des AMX-10 RC, ces dons représentaient les premiers chars de conception occidentale fournis à l’Ukraine, tous les précédents ayant été de conception russe. Par cette livraison, la France a certainement souhaité gommer son image de maillon faible du soutien à l’Ukraine. Et pour rehausser son niveau de crédibilité en tant qu’allié de l’Ukraine, la France pouvait bien se permettre un tel prélèvement dans l’inventaire de son armée de Terre puisque sa perte capacitaire ne concernait en réalité que 5% de son parc d’AMX-10 RC (sur un stock d’environ 200 unités encore en service début 2023) et que ces derniers ont progressivement commencé à se voir remplacer par les Engins blindés de reconnaissance et de combat Jaguar depuis 2020. Plus récemment, en mai 2023, la France a levé un nouveau tabou en annonçant qu’elle allait former des pilotes ukrainiens. Dans la même logique, cet engagement est venu parachever le franchissement d’un cap supplémentaire dans le soutien français.
L’exemple Nexter s’inscrit dans une nouvelle logique d’intensification de la production industrielle française
Compte tenu de l’augmentation de ses dons militaires à l’Ukraine, la France a dû anticiper la question de ses stocks. En l’occurrence, le concepteur et fabricant de l’obusier CAESAR Nexter a enregistré une augmentation fulgurante de près de 200% de sa production, passant d’une production moyenne de deux unités par mois avant le conflit, à six unités par mois en janvier 2023. Cela s’explique en grande partie par la nécessité française de rehausser le niveau de stock de CAESAR en raison de ses livraisons progressives de 30 obusiers CAESAR à l’Ukraine, entre avril 2021 et janvier 2023.
Notons qu’en juillet 2022, la France ne possédait que 58 de ces exemplaires sur les 77 unités requises, conformément au format défini dans le rapport annexé à la Loi de programmation militaire (LPM) 2019-25. Par ailleurs, cette même loi prévoit le financement de commandes de telles armes afin de ramener le parc de CAESAR dans l’Armée de terre à son nombre initial, ce qui a permis à M. Sébastien Lecornu d’effectuer une commande estimée à 85 millions d’euros de 18 CAESAR au mois de juillet 2022. Cette initiative est venue répondre à la question de leur remplacement, lorsque l’on sait que la France a prélevé ses dons sur sa propre dotation de l’Armée de Terre et que, outre la crise ukrainienne, un certain nombre de ces pièces ont été déployées à Djibouti, en Côte d’Ivoire ou encore aux Émirats arabes unis. Pour assurer cet engagement, le ministre des Armées M. Lecornu a annoncé en mars 2023 que les délais de production des CAESAR avaient été réduits de 60% par Nexter, passant de 44 mois à 18 mois, afin de respecter la volonté de l’exécutif français d’accélérer la cadence industrielle.
Durant un entretien bilatéral tenu avec l’expert en sécurité internationale Pierre Haroche, ce dernier a estimé que la France tire deux enseignements principaux de plus d’un an de conflit en Ukraine. Premièrement, les moyens militaires nécessaires à l’atteinte des objectifs fixés pour elle-même – à savoir la « victoire » de l’Ukraine et la « défaite de la Russie » – font revenir la guerre de haute intensité au-devant de la scène. Deuxièmement, la guerre de haute intensité nécessite de mettre l’accent sur la question de ses stocks et des masses de munitions. Comme le dit Pierre Haroche, il semblerait que dans sa politique d’armement, la France tend petit à petit à intégrer ces deux enseignements dans la manière dont elle applique sa politique d’armement. De ce fait, il est important pour l’Hexagone d’opérer un rééquilibrage entre ses capacités expéditionnaires et ses capacités de haute intensité, sans abandonner le scénario expéditionnaire asymétrique. L’exemple de Nexter illustrerait donc le passage de la France à une intensification de ses flux de production, consistant à encourager les industriels à produire plus, et plus vite.
La cohérence britannique visant à condamner l’agression russe et à encourager la victoire de l’Ukraine
Du côté britannique, l’analyse du discours politique de ces dix-neuf derniers mois fait état d’une importante cohérence. L’approche actuelle du gouvernement dirigé par Rishi Sunak s’inscrit dans la continuité de celle de ses prédécesseurs, M. Boris Johnson et Mme Liz Truss, puisqu’elles témoignent ensemble de la volonté britannique d’accorder un soutien indéfectible à l’Ukraine.
Dans ses quelques déclarations publiques immédiates, l’ancien Premier ministre Boris Johnson a d’emblée adopté un discours bien plus tranché que son homologue français à la même période. Dans une apparition télévisée destinée à la population britannique, le 24 février 2022, Boris Johnson mentionnait déjà la possibilité d’inclure une dimension militaire à la réponse britannique à l’invasion de l’Ukraine. L’objectif y était déjà clairement annoncé : l’entreprise risquée de Vladimir Poutine devait se solder par l’échec. Pour cela, M. Johnson a assuré que le Royaume-Uni travaillerait de concert avec l’Ukraine pour la restauration de sa souveraineté et de son indépendance (suggérant par là le souhait d’un retour aux frontières précédant l’invasion russe de février 2022). Par ailleurs, le même jour, M. Boris Johnson qualifiait le dirigeant russe devant le Parlement britannique d’« agresseur sanguinaire qui croit en la conquête impériale » et estimait que « Poutine a[vait] toujours été déterminé à attaquer son voisin ». Le langage adopté par le Premier ministre d’alors semble en comparaison bien éloigné des craintes françaises des débuts, à savoir celles de céder à la tentation de l’« humiliation » ou encore de l’ « écrasement ».
Le 3 mars 2022, Mme Truss alors Secrétaire d’État aux Affaires étrangères, énonçait que le Royaume-Uni s’assurerait que Vladimir Poutine perde la guerre (« We will together ensure that Putin loses »). Le double objectif militaire du Royaume-Uni fut d’emblée clairement présenté : en premier lieu, celui de la défaite de Vladimir Poutine sur le sol ukrainien, notamment à l’aide du déploiement d’armes défensives britanniques pour leur permettre de stopper les chars russes ; deuxièmement, celui de contenir l’agression russe par le renforcement de la présence de l’OTAN sur le flanc oriental, ainsi que par la sécurité européenne via la force expéditionnaire dirigée par le Royaume-Uni. Ce type de discours n’a cessé d’être répété de manière cohérente par le Premier ministre suivant, M. Rishi Sunak, comme à l’occasion de la Conférence de sécurité de Munich de 2023 ou encore devant le Parlement britannique en février 2023.
Le Royaume-Uni – un « chef de file » en matière de soutien à l’Ukraine, comme en témoigne son aide militaire
En accord avec son discours politique, Londres a aussi fait preuve d’un soutien militaire quasi exemplaire sur la période globale du conflit. L’analyse macro des données jusqu’à présent collectées permettent de mettre en évidence la forte réactivité britannique ainsi que l’importance de ses concessions matérielles à l’Ukraine.
D’une part, le Royaume-Uni a fait partie des pays les plus réactifs au lendemain de l’invasion de l’Ukraine. Il est notamment l’un des premiers pays à s’être engagés dans la fourniture de soutien militaire et à avoir entrepris d’entraîner des pilotes de chasse et des marins ukrainiens. Cette réactivité est loin d’être surprenante, puisqu’elle s’inscrit dans une certaine continuité politique. Quelques mois déjà avant l’invasion russe et face à la menace grandissante de Moscou, Londres avait déjà annoncé l’ouverture de négociations d’un pacte trilatéral britannico-polonais-ukrainienne.
D’autre part, la quantité du matériel militaire fourni à Kyiv font du Royaume-Uni l’un de ses alliés militaires les plus importants. Pour la période du 24 janvier 2022 au 31 juillet 2023, les données de l’Ukraine Support Tracker permettent de dresser un classement des plus grands fournisseurs de soutien militaire à l’Ukraine. Le Royaume-Uni y apparaît en troisième position au niveau mondial – et en deuxième à l’échelle de l’Europe – avec un total de près de 6,58 milliards d’euros investis. La volonté politique britannique, mise en perspective avec son budget militaire qui est l’un des plus importants en Europe (68,5 milliards de dollars en 2022), explique la tête de classement dont dispose le Royaume-Uni. Le pouvoir britannique a pris tellement au sérieux la crise ukrainienne que le soutien annuel militaire moyen accordé à l’Ukraine est actuellement supérieur à celui accordé à l’URSS durant la Seconde Guerre mondiale (1941-1945) : environ 6 milliards d’euros pour l’Ukraine en 2022 à comparer au 3,5 milliards en moyenne par an durant la Seconde Guerre mondiale (en prenant en compte l’inflation).
Là où le pouvoir britannique se distingue en revanche relativement moins, c’est précisément par son niveau d’engagement d’armes lourdes en faveur de l’Ukraine (5e position). À l’échelle européenne, Londres perd sur ce critère quelques rangs en se voyant notamment devancer par la Pologne (2e position) et les Pays-Bas (3e position). Et pour cause : l’invasion de l’Ukraine a eu pour conséquence directe de faire exploser les budgets de la défense de la Pologne et des Pays-Bas. L’augmentation du budget polonais s’explique logiquement par sa position géographique vis-à-vis de l’Ukraine et de la Russie, qui voit cette invasion comme une menace directe à leur propre souveraineté. Dans le second cas, les Pays-Bas ont choisi par cette augmentation d’envoyer un signal fort aux alliés de l’OTAN et aux partenaires européens. Cette initiative leur permettra par ailleurs d’atteindre la norme de l’OTAN des 2 % du PIB en 2024 et 2025, sachant qu’Amsterdam s’était auparavant fait reprocher de négliger ses forces armées. In fine, l’augmentation des budgets militaires de ces États permet d’assurer une plus importante quantité de livraisons d’armes lourdes aux forces ukrainiennes. De son côté, Londres avait déjà atteint avant la guerre les 2% préconisés par l’OTAN, et a procédé à une rallonge budgétaire en mars 2023, probablement pour poursuivre ses efforts en matière d’engagement militaire.
Enfin, la part de ses propres stocks engagés en Ukraine (6e position) durant la même période est elle aussi moins importante. Le Royaume-Uni reste globalement en deçà de ses voisins scandinaves et baltes (Norvège et Danemark), qui font eux face à une menace géographiquement plus directe. La République tchèque et les Pays-Bas se hissent pour leur part respectivement aux 1er et 3e places du classement. Le Royaume-Uni reste tout de même un acteur important en ce qu’il cède une partie conséquente de ses propres stocks à l’Ukraine. Il a concédé environ 15% de ses véhicules de troupes blindées FV103 Spartan rien qu’en avril 2022, 53% de ses obusiers de 155mm/152mm et 17% de ses lance-roquettes multiples M270 sur la première année du conflit. De plus, il a fourni plusieurs systèmes de défense aérienne tout en assurant la formation des forces ukrainiennes à l’usage de ces systèmes, dont Starstreak, conçu pour abattre à courte distance les avions volant à basse altitude.
En un sens, la lecture de la posture britannique peut être double. Le Royaume-Uni se situe en deçà des efforts d’autres États européens, pour leur part menacés plus directement par la Russie. Pour autant, il maintient largement son statut de « chef de file » européen en faisant preuve d’un effort constant dans ses soutiens militaires.
Sur le modèle français, le pouvoir britannique a redéfini ses choix de dons militaires à mesure de l’évolution du conflit
Comme mentionné précédemment, dès le lancement de l’invasion russe, le pouvoir britannique a immédiatement livré des armes à l’Ukraine. Entre février 2022 et juillet 2023, le Royaume-Uni s’est distingué par la livraison régulière d’armes militaires et/ou lourdes en tous genres à Kyiv : navires de lutte antimines, véhicules blindés, possibles missiles de croisière Storm Shadow et encore différents types d’obusiers. Pour autant, tout comme ses alliés occidentaux, le pouvoir britannique s’est dans un premier temps montré hésitant à l’idée de céder aux demandes de chars « lourds » du président M. Zelensky. À mesure de l’aggravation de la crise ukrainienne, le pouvoir britannique a comme la France passé un « palier » supérieur en concédant ses premiers chars à l’Ukraine.
L’annonce en janvier 2023 de la livraison française de chars légers AMX-10RC à l’Ukraine a visiblement ouvert une brèche. Le même mois, le Royaume-Uni s’est tardivement décidé à se séparer de quatorze de ses chars Challenger-2. Cette décision a constitué un tournant : les Challenger-2 furent les premiers chars « lourds » occidentaux (après les AMX-10 RC, dont la qualification en tant que telle fait débat) à avoir foulé le sol ukrainien.
Pourtant, les Challenger-2 ne s’avèrent pas si avantageux pour les forces armées ukrainiennes puisqu’elles nécessitent d’engager toute une filière de maintenance pour une disponibilité limitée. De plus, son canon n’est pas compatible avec les munitions de l’OTAN. Pour rappel, le Royaume-Uni souhaitait déjà rénover ou remplacer ses chars Challenger-2 encore en service en 2015 dans le cadre du Life Extension Program [LEP] en raison de leur obsolescence, de leur manque de performance et de leur incompatibilité avec les munitions de 120 mm aux normes de l’OTAN.
L’absence des investissements militaires britanniques conjuguée au contexte de la crise ukrainienne a rendu le rééquilibrage de ses stocks nécessaire
L’exemple des Challenger-2 fait état d’un constat : contrairement à la France, Londres a manqué d’investir par anticipation dans la reconstitution de ses stocks militaires. Le Royaume-Uni a d’abord failli dans le calcul de sa quantité disponible d’armes lourdes. Si cela n’a dans un premier temps pas semblé poser de problème majeur (ses dons à l’Ukraine se sont d’abord majoritairement limités à des prélèvements sur ses stocks de réserves), il lui a par la suite bien fallu se déposséder d’une partie de ses stocks directs pour fournir à Kyiv ses Challenger-2. En outre, le contexte de la crise ukrainienne a surtout mis en évidence la mauvaise qualité des chars dont disposait alors le Royaume-Uni : en 2021, avant le début de la crise ukrainienne, des députés britanniques avaient déjà fait part de leur inquiétude vis-à-vis de l’obsolescence de son artillerie lourde :
« Si l’armée britannique devait combattre un adversaire équivalent [comprendre : la Russie] en Europe de l’Est au cours des prochaines années, alors qu’ils restent sans aucun doute parmi les meilleurs au monde, nos soldats seraient forcés de se battre avec une combinaison de véhicules blindés obsolètes, la plupart d’entre eux ayant au moins 30 ans ou plus, avec une faible fiabilité mécanique, très largement vulnérables face à des systèmes de missiles et d’artillerie plus modernes et manquant de façon chronique de défense aérienne adéquate »
Suivant l’annonce de la livraison de 14 Challenger-2 en janvier 2023, certains parlementaires britanniques ont affirmé qu’une telle ponction priverait l’armée britannique de 25 à 30% de ses « actifs opérationnels », puisque sur les 227 unités dont disposait le Royaume-Uni au moment de son annonce, 148 unités avaient été mises de côté l’année précédente pour être portées au standard « Challenger 3 ». Cela sous-entend que Londres ne disposerait actuellement que de 42 exemplaires « réellement » disponibles, c’est-à-dire en état de marche. Comparativement à la France, qui n’a livré jusqu’en mars 2023 que 5% de ses chars légers AMX-10 RC ; le Royaume-Uni semblerait avoir engagé entre 25% et 30% de son inventaire de Challenger-2 – certes en partie obsolètes – ce qui n’empêche pas pour autant cette ponction de représenter une perte capacitaire significative dans l’immédiat, d’autant plus que la capacité opérationnelle totale des chars modernisés est prévue pour 2030.
Ce débat parlementaire met en exergue la question de la disponibilité et de la durabilité des stocks militaires britanniques, dans un contexte géopolitique de forte demande. Sur le cas du « Challenger 3 », l’armée britannique s’est félicitée de l’accélération de leur conception en février 2023. S’il est fort probable que le Royaume-Uni soit en mesure de prononcer la pleine capacité opérationnelle de ces chars d’ici à 2030, le ministre de la Défense Ben Wallace a dû se résoudre à prendre de plus grandes mesures pour assurer l’augmentation du nombre de commandes. C’est sans compter la récente publication de la mise à jour du Defence Command Paper par le ministère de la Défense, en juillet 2023, prévoyant – entre autres – de renforcer la réserve opérationnelle britannique. À cette fin, l’armée britannique a prévu de réaffecter 2,5 milliards de livres sterling à l’augmentation de ses stocks de munitions. Le document stratégique met aussi en lumière l’augmentation future de la fourniture d’armes, jusqu’en 2030, dans une optique de renforcement de la productivité de l’armée britannique. La réactivité (tardive) du Royaume-Uni semble toutefois plus faible que celle que la France, comme le montre la multiplication rapide des commandes passées par le ministre de la Défense français au fabricant Nexter. Enfin, l’annonce antérieure (mai 2023) du développement d’un nouvel obus – conjointement avec l’Allemagne – montre que le Royaume-Uni prend en réalité de plus en plus au sérieux la problématique du renouvellement de ses stocks. En somme, Londres tire ses propres leçons de la guerre en Ukraine tout en s’inspirant des méthodes de son allié européen français.
Considérations et recommandations pour le Canada
En tant que premier pays occidental à avoir reconnu l’indépendance de l’Ukraine, Ottawa a fait le choix d’un discours politique plus fort que celui de la France et tout aussi ambitieux que celui du Royaume-Uni. Lorsqu’il s’agit concrètement de donner les moyens à l’Ukraine de l’emporter, le Canada est pourtant à la traîne. Plus d’un an et demi après le début du conflit, il apparaît en dixième position du classement des donateurs d’armes lourdes à l’Ukraine, et huitième à celui – plus global – des engagements militaires bilatéraux. Malgré cela, la pression internationale et politique a forcé Ottawa à livrer une certaine quantité d’artillerie lourde à l’Ukraine dont l’inventaire peut être consulté sur le site officiel du ministère de la défense canadien. Parmi celles-ci figurent en partie huit chars de combat Leopard 2, 44 missiles AIM-9, quatre systèmes d’obusiers M777 ou encore 208 véhicules blindés. Le Canada est également resté silencieux sur la question du renouvellement de ses équipements militaires pour remplacer ces dons à l’Ukraine, puisqu’aucune annonce n’a été faite jusqu’alors à ce sujet. Pour finir, le pays s’est vu reprocher (notamment par le Pentagone) l’absence d’une véritable augmentation de son budget militaire à même de consacrer au moins 2% de son PIB à la défense, tel qu’exigé par la règle des 2%. Malgré son engagement pris en 2014 d’atteindre cet objectif, le Premier ministre Justin Trudeau a reconnu en avril 2023 – comme forme de désaveu – que le Canada n’atteindrait jamais les cibles de dépenses susmentionnées.
La visite du président Zelensky à Ottawa, le 22 septembre 2023, a donné l’occasion au pouvoir politique d’envoyer le signal d’une volonté plus forte d’augmenter sa contribution militaire à l’effort de guerre des forces ukrainiennes. Toutefois, pour redresser davantage le tir, le Canada devra tirer plus de leçons du positionnement de ses proches alliés européens afin de ne pas entacher sa crédibilité. En particulier, M. Trudeau devrait envoyer un signal fort par l’intensification de ses livraisons d’armes lourdes. En matière de gestion de ses stocks, Ottawa devrait également tirer des leçons de ses deux alliés outre-Atlantique. Par exemple, l’augmentation des rythmes de production britanniques et français leur permettra à terme de « faire leur part » tout en réfléchissant à l’avenir de leurs stocks et en anticipant leur réajustement. Pour faire face à ses « problèmes de capacité », il est évident que le Canada doit à son tour songer au remplacement de ses propres stocks militaires. Or en dépit de l’enlisement du conflit en Ukraine, le Canada n’a pour l’instant pas fait de commandes pour remplacer ses dons prélevés sur ses stocks.
Sur ces plans-là, de telles initiatives pourraient aussi et surtout largement renforcer le capital diplomatique canadien et lui permettre aussi d’éviter la privation de son influence sur la scène internationale. Le Canada se voit déjà reprocher depuis quelques années de ne pas « faire sa part » en raison de son 25e rang en matière de budget militaire (sur 29 pays membres de l’OTAN), renvoyant logiquement Ottawa au banc des pays isolés au sein de l’alliance, en deçà des 2% du PIB exigés.
[1] Ces deux chiffres reflètent ici la différence entre les promesses énoncées et les livraisons effectuées à ce jour.
[2] Ibidem.
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