Après trente années de coexistence somme toute pacifique entre la sphère économique et la sphère géopolitique (1990-2020), la première est rattrapée par la seconde du fait du retour de la compétition entre grandes puissances. Celle-ci se déroule dans un cadre jusqu’alors inconnu du fait de deux caractéristiques essentielles : premièrement un niveau d’interdépendance économique et technologique mondial jamais atteint et deuxièmement une contrainte commune de transition climatique impliquant à la fois coordination pour yrépondre et concurrence accrue pour l’accès aux ressources rares nécessaires.
Dans ce contexte, la « stratégie européenne en matière de sécurité économique », publiée le 20 juin 2023 par la Commission européenne et le Haut représentant pour les affaires étrangères et de sécurité, pose les enjeux de la compétition mondiale en cours pour le modèle européen, et offre aux États membres les axes d’une adaptation de l’Union européenne pour y répondre dans la durée. L’importance de cette stratégie est encore renforcée par le discours sur l’état de l’Union prononcée par la présidente de la Commission européenne, Madame Ursula von der Leyen, à Strasbourg, le 13 septembre 2023, qui a employé l’expression de « sécurité économique » pour la première fois dans ce type d’intervention.
Qu’est-ce que la « sécurité économique » ? Au début des années 2000, l’expression est liée à l’économie du bien-être, avec, en son centre, le travail : la notion reflète le degré de protection économique des personnes contre les risques de perte de leurs revenus (chômage, maladie, retraite). Ainsi, en 2004, le Bureau international du travail (BIT) consacrait à la question un rapport intitulé « La sécurité économique pour un monde meilleur », dont le titre ne manquera pas de faire sourire l’analyste stratégique vingt ans plus tard. L’étude montrait une corrélation entre bonheur des individus et « degré de sécurité du revenu, mesuré en termes de protection du revenu et de minimisation des inégalités ». Protection sociale et nature des contrats de travail étaient au cœur de la réponse possible à l’insécurité économique. Qu’en est-il des débats actuels dans un contexte de compétition accrue entre grandes puissances ? Nous ne sommes pas si éloignés que cela de la définition d’origine : elle s’applique simplement à des États entiers et non plus seulement à des individus. En fait, quel est le « degré de protection économique d’un État contre les risques de perte de ses revenus pris comme la somme des activités économiques se déroulant sur son territoire » ? Telle est ma proposition de définition.
Mais quelle signification prend-t-elle dans le cadre unique de l’Union européenne ? La Commission européenne a vocation à se saisir des questions économiques, placées au cœur de ses compétences exclusives et partagées. Toutefois, si l’économie lui revient de droit, la sécurité reste le domaine de compétence des États membres, la politique de sécurité et de défense commune s’étant développée dans un cadre intergouvernemental au sein duquel la Commission n’est pas habilitée à émettre des propositions seule. Cette stratégie de sécurité économique européenne, au-delà de ses conséquences opérationnelles immédiates, soulève donc une puissante interrogation sur le modèle européen tel qu’il existe aujourd’hui : est-il adapté à cette nouvelle donne ? En intégrant l’économie à la sécurité nationale, la compétition sino-américaine remet en cause les équilibres de la construction européenne établis en 1957 et pose la problématique de la redéfinition des rôles et des responsabilités au sein de l’Union européenne. Nous développerons dans un premier temps le contexte dans lequel s’inscrit l’élaboration de cette communication conjointe, puis nous en analyserons les différents éléments avant d’en présenter la pleine portée pour l’Union européenne et ses États membres.
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