Cette note stratégique explore la mesure dans laquelle le concept d’exceptionnalisme arctique se heurte au retour de la compétition entre grandes puissances, en particulier le comportement stratégique résurgent de la Russie dans le Grand Nord et la tentative de la Chine d’accroître son influence et son accès à la région arctique.
Contexte
L’Arctique est à la fois une zone de coopération et de compétition stratégique. Les relations circumpolaires coopératives sont rendues possibles par un certain nombre d’institutions et d’accords régionaux clés, tels que le Conseil de l’Arctique, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS)[1], la Déclaration d’Ilulissat[2] et le Code polaire. Ces institutions facilitent la coopération intergouvernementale, principalement sur les questions non sécuritaires, en se concentrant sur des questions telles que la résolution des conflits territoriaux, l’administration du domaine maritime, la protection de l’environnement et le développement économique. Bien que le Conseil de l’Arctique gère la coopération en matière de recherche et de sauvetage, aucun mécanisme régional global ne gère les questions de sécurité de l’Arctique dans le domaine militaire.
Si l’Arctique a joué un rôle dans la compétition stratégique entre les États-Unis et la Russie pendant la guerre froide, les menaces étaient constituées par les bombardiers stratégiques et les ICBM qui passaient au-dessus du pôle pour menacer l’Amérique du Nord, et les opérations sous-marines sous la glace de la mer Arctique concernaient les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) déployés et les sous-marins chasseurs tueurs qui les menaçaient.
La région arctique n’était pas accessible comme elle l’est devenue aujourd’hui en raison des changements climatiques qui modifient les saisons de sorte que l’Arctique est libéré de ses glaces pendant de plus longues périodes de l’année, ouvrant ainsi la région à une navigation accrue, à l’exploration des ressources et à la recherche scientifique. Les défis d’aujourd’hui ont de multiples facettes et impliquent des menaces traditionnelles et non traditionnelles pour la sécurité. Les premières concernent l’activité militaire croissante des États côtiers de l’Arctique pour défendre, dissuader, renforcer la souveraineté nationale et répondre aux urgences ; les secondes sont liées aux effets des changements climatiques au niveau régional sur les populations, les infrastructures et la faune du Nord. La dimension stratégique de la sécurité dans l’Arctique présente un intérêt particulier dans ce billet, avec un aperçu de la manière dont le comportement militaire russe et les ambitions chinoises dans l’Arctique remettent en question le paradigme coopératif de la région, souvent qualifié d’exceptionnalisme arctique. L’émergence d’un dilemme de sécurité régionale ne remet pas nécessairement en cause la coopération dans l’Arctique, mais elle introduit des variables complexes qui affectent les relations entre les États rivaux.
Qu’est-ce que l’exceptionnalisme arctique ? Käpylä et Mikkola décrivent l’Arctique comme étant perçu « comme relativement isolé de la politique de puissance mondiale, caractérisé principalement comme un espace apolitique de gouvernance régionale, de coopération fonctionnelle et de coexistence pacifique ». Ils suggèrent qu’en dépit du fait que l’Arctique soit devenu une région de plus en plus mondiale, avec l’incertitude introduite par la politique étrangère de la Russie et des États-Unis ces derniers temps, « l’exceptionnalisme arctique a fait preuve d’une résilience continue, les acteurs arctiques ayant activement essayé de maintenir la coopération régionale dans un environnement international difficile ».
Les spécialistes de la sécurité dans l’Arctique débattent de la question de savoir si l’exceptionnalisme arctique demeure un concept valable dans un contexte régional en évolution. Gjørv et Hodgson affirment que l’exceptionnalisme arctique « décrit une condition sélective de la sécurité », proposant un outil analytique plus approprié, à savoir la sécurité globale (comprehensive security) qui « ne rejette pas les processus de coopération, ni ne nie les zones de tension qui favorisent une perception accrue de l’insécurité ». Ils affirment que le fait de considérer l’Arctique comme exceptionnel « doit beaucoup au moment et au contexte dans lesquels les relations régionales arctiques ont été institutionnalisées ». Ainsi, un contexte de sécurité global et régional changeant verra l’émergence de nouvelles dynamiques arctiques qui pourraient avoir un impact sur le paradigme coopératif.
Il reste à voir si les conditions de coopération et de paix perdureront compte tenu du comportement militaire provocateur de la Russie, de la multiplication des exercices dans l’Arctique européen par les alliés et partenaires de l’OTAN, et des ambitions économiques de la Chine dans la région. Le risque de conflit dans la région est faible, car les États y ayant des intérêts ont avantage à entretenir des relations de coopération pacifique. Toutefois, le risque de malentendus et de débordement de conflits dans d’autres régions vers l’Arctique pose des défis. Le déploiement par la Russie de systèmes d’armes conventionnelles et nucléaires déstabilisants sur son territoire arctique est particulièrement préoccupant, de même que la réponse des États-Unis pour contrer les nouvelles technologies dans tous les domaines.
Discussion
La région arctique gagne en importance stratégique et en potentiel économique. Un dilemme de sécurité faible à modéré se forme dans l’Arctique en raison de la compétition entre grandes puissances et de la tension et de l’incertitude qu’elle introduit parmi les principaux acteurs régionaux. Un dilemme de sécurité décrit les conditions dans lesquelles les tentatives d’un État pour accroître sa sécurité par le développement de capacités défensives amènent d’autres États (en particulier les États rivaux) à percevoir cet État comme un agresseur potentiel. La perception d’une menace et la vulnérabilité qui en résulte amènent les autres États à répondre en développant leurs propres capacités défensives, ce qui amène le premier État à percevoir le comportement militaire de ces États comme agressif. La militarisation et les tensions qui en résultent entre les États concurrents sont le résultat de la volonté de ces États d’accroître leur propre sécurité.
Les principales grandes puissances de la région sont : 1) une Russie résurgente qui remilitarise sa région arctique en remettant à neuf les bases de l’époque de la guerre froide et en en construisant de nouvelles; 2) une Chine révisionniste qui cherche à exercer une influence régionale pour faire avancer ses intérêts économiques et scientifiques dans l’Arctique; et 3) les États-Unis qui pivotent vers l’Arctique en réponse aux conditions environnementales résultant des changements climatiques, ainsi qu’aux nouveaux défis stratégiques posés par les États concurrents. La compétition entre grandes puissances se déroule à l’échelle mondiale et régionale, car les États concurrents poursuivent des intérêts économiques et sécuritaires à long terme dans l’Arctique. Les défis concernent les développements potentiellement provocateurs des grandes puissances et l’absence d’une organisation ou d’un forum régional pour gérer les questions de sécurité militaire. Il y a le défi émergent de la coopération stratégique croissante entre la Russie et la Chine et le fait que les deux États augmentent leurs capacités en matière de missiles avec l’intention de mettre en danger des sites essentiels aux États-Unis et au Canada.
Quel est l’impact de la compétition entre grandes puissances sur la sécurité et la stabilité dans l’Arctique ? Comme discuté, la sécurité a une multitude de significations, allant des dimensions humaines, environnementales, sociales et économiques, soit non traditionnelles au domaine politico-stratégique réaliste traditionnel. La stabilité tend à être renforcée par des institutions formelles et des arrangements informels, ainsi que par l’adhésion à des régimes juridiques et à des normes qui régissent les comportements. La prévisibilité est renforcée par la transparence et le dialogue. Les comportements étatiques (et non étatiques) qui violent ces normes de comportement établies compromettent la stabilité et la sécurité. Cela crée des conditions de tension entre les acteurs, marquées par la méfiance, l’incertitude et la peur, qui peuvent avoir un impact sur les institutions destinées à maintenir un ordre coopératif dans la région. Les défis posés par les actions mondiales – comme les développements militaires et les tensions dans d’autres parties du monde – peuvent avoir des implications régionales. Les tensions peuvent déborder sur l’Arctique ou une confrontation peut dégénérer en crise en raison d’un mauvais calcul ou d’un malentendu. Il pourrait en résulter que des États se retirent d’accords, que des fossés se creusent entre les États, et entre les États et leurs citoyens (par exemple, entre les peuples autochtones et l’État, comme on a pu l’observer au Groenland), et que les institutions et les accords soient affaiblis. Par exemple, les États-Unis et la Russie se sont engagés dans une coopération militaire de 2009 à 2012. La Russie et les pays occidentaux ont participé à la Table ronde sur la sécurité dans l’Arctique et à la Conférence des chefs d’état-major du Nord, ce qui leur a permis d’instaurer un climat de confiance. Cependant, après l’annexion de la Crimée par la Russie et les actions de la Russie aidant les séparatistes au Donbass (Ukraine), la coopération militaire entre l’Occident et la Russie a été suspendue, car la tension et la méfiance ont augmenté (cela a été observé lorsque la Russie a retiré sa participation à la Table ronde sur la sécurité dans l’Arctique et au forum des chefs d’état-major de l’Arctique).
L’avancée de la Chine dans l’Arctique
La Chine est un concurrent de plus en plus important des États-Unis dans le monde et a clairement démontré ses ambitions de devenir un acteur de l’Arctique. Ses intérêts dans le Grand Nord vont du développement économique à la recherche scientifique, en passant par la recherche de revendications dans l’océan Arctique central. Selon sa politique arctique de 2018, la Chine se déclare « Near-Arctic State » – une revendication controversée qui a hérissé les véritables nations arctiques (telles qu’attribuées par leur géographie, leur politique, leur population et leur culture). La Stratégie arctique décrit les intérêts de la Chine dans l’Arctique comme étant économiques, environnementaux et stratégiques. Les objectifs économiques et de navigation de la Chine dans le cadre de sa Route de la soie polaire (la dimension arctique de son initiative « Belt and Road ») comprennent des investissements dans le développement de gaz naturel liquide en Russie (péninsule de Yamal), des investissements dans les infrastructures de la Route maritime du Nord et des investissements dans des ports et des bases en Islande et au Groenland. La méthodologie de l’économie prédatrice de la Chine pose des problèmes potentiels aux États économiquement vulnérables comme l’Islande et le Groenland, et son utilisation de la coercition et du contrôle économiques a des implications politico-stratégiques importantes. La coercition économique est un instrument de compétition. Le comportement économique prédateur de la Chine crée une dépendance économique, qui peut lui permettre de se tailler une place dans l’Arctique. En outre, Auerswald considère l’activité de la Chine au sein du Conseil de l’Arctique comme une approche « du pied dans la porte » visant à lui créer un rôle plus important dans la gouvernance de l’Arctique. Tous ces outils visent à accroître l’accès, l’influence et les revendications de la Chine dans l’Arctique. En outre, la nature à double usage des navires de recherche, des ports et des bases crée un potentiel pour de futures utilisations militaires des infrastructures et de la recherche scientifique.
Le comportement stratégique de la Russie
L’activité stratégique de la Russie dans l’Arctique est perçue comme une provocation et constitue l’un des principaux comportements qui contribuent à un dilemme de sécurité dans la région. Les activités militaires de la Russie dans d’autres parties du monde contribuent également à une compétition stratégique globale avec les puissances occidentales, ce qui tend à teinter la façon dont les analystes occidentaux perçoivent les intentions de la Russie dans le Grand Nord. Les efforts de la Russie pour contrôler la route maritime du Nord, posant un problème de liberté de navigation aux États-Unis, et ses progrès dans le domaine de la technologie des missiles offensifs, qui impliquent l’essai et le déploiement de systèmes dans l’Arctique (en plus d’autres zones d’importance stratégique, comme Kaliningrad), constituent des développements problématiques significatifs.
La Russie est une puissance arctique supérieure à celle des États-Unis et des autres nations arctiques. Elle a un long historique d’opérations dans la région et a revitalisé des bases et ports arctiques tout en en construisant de nouveaux. Elle a modernisé et développé de nouveaux systèmes d’armes conventionnelles et nucléaires, à courte, moyenne et longue portée. Dans le cadre de la défense Bastion visant à protéger les actifs stratégiques dans la région, la Russie déploie également des capacités d’interdiction régionale avec des systèmes de défense aérienne (tels que le S-400) et des missiles antinavires. Les activités militaires résurgentes, perçues comme provocatrices par les pays occidentaux, en particulier l’OTAN, comprennent des patrouilles de bombardiers stratégiques à proximité de l’espace aérien d’autres États de l’Arctique et des exercices dans la brèche Groenland-Islande-Royaume-Uni (GIUK Gap). Cet écart, qui constitue un élément important du concept de défense Bastion[3], vise à protéger les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins qui patrouillent dans la mer de Barents et l’océan Arctique.
En plus des développements militaro-stratégiques, la Russie accroît sa coopération économique avec la Chine dans le développement du gaz naturel liquéfié (GNL) sur la péninsule de Yamal et d’autres projets (GNL 2). Cette coopération s’étend au développement de l’infrastructure le long de la route maritime du Nord, en plus de la construction d’une flotte de brise-glace, afin de contrôler et d’administrer la route maritime du Nord. La coopération avec la Chine se poursuivra tant qu’elle servira les intérêts et les avantages nationaux de la Russie, mais cette relation doit être comprise comme une relation de circonstance avec des gains mutuels dans la foulée. La manière dont elle se développera au cours des 10 à 15 prochaines années est indéterminée.
La publication par la Russie, en mars 2020, des Principes fondamentaux de la politique de la Fédération de Russie dans l’Arctique jusqu’en 2025 expose ses intérêts nationaux et ses objectifs à long terme dans l’Arctique. Le document aborde principalement la dimension économique, la recherche scientifique, les questions autochtones, ainsi que la coopération et le dialogue par le biais du Conseil de l’Arctique; mais il indique un intérêt pour la gestion des conflits potentiels dans la région.
Les États-Unis et le comportement stratégique de l’Occident
L’Arctique est devenu une nouvelle région d’intérêt militaire pour les États-Unis. D’un point de vue stratégique, l’Arctique est une « voie d’approche » pour les menaces visant le territoire nord-américain. Les États-Unis et le Canada procèdent à une transformation de la défense nord-américaine, y compris par la modernisation du NORAD, en réponse aux défis posés par les nouvelles menaces offensives des grandes puissances qui pourraient passer par l’Arctique. La modernisation implique de faire évoluer les concepts de défense et de dissuasion avec l’architecture de défense continentale pour contrer les avancées russes et chinoises en matière de capacités de missiles à longue portée, tels que les véhicules planeurs hypersoniques, les missiles de croisière de nouvelle génération et les systèmes aériens sans pilote. Le Commandement du Nord des États-Unis et le NORAD proposent un changement en faveur de nouvelles approches en matière de dissuasion afin de renforcer la crédibilité et la rentabilité. Ces approches comprennent la dissuasion par interdiction et la dissuasion par la résilience – facilitées par des systèmes résilients intégrés en couches de capteurs et d’autres formes de collecte de données pour la connaissance de tous les domaines – mais aussi la domination de l’information et la supériorité décisionnelle facilitée par l’analyse rapide des données par l’apprentissage automatique et l’intelligence artificielle. Ces processus permettent aux décideurs de disposer de plus de temps pour examiner les options disponibles pour répondre aux menaces pesant sur le territoire national. L’intégration mondiale de ces systèmes implique également le partage des données avec les alliés et les partenaires à un rythme rapide, ce qui faciliterait les réponses aux menaces sur le théâtre arctique européen (comme autour de la Norvège, la mer de Barents et le GIUK Gap), ainsi que dans l’Arctique nord-américain.
En réponse aux grandes puissances, ainsi qu’aux menaces non traditionnelles au sein et à partir de l’Arctique, les différentes branches de l’armée américaine ont publié des stratégies pour l’Arctique. Ce qui est intéressant à propos de ces stratégies est que, bien que la marine et la garde côtière américaines aient publié un certain nombre de stratégies pour l’Arctique au cours de la dernière décennie, un nouveau développement a eu lieu : l’armée de l’air et l’armée de terre américaines ont publié des stratégies pour l’Arctique, alors qu’elles ne l’avaient jamais fait auparavant. Ces stratégies renforcent les concepts de forces interarmées (entre les branches militaires, les autres ministères et les partenaires multinationaux) pour la région afin de répondre aux diverses menaces à la sécurité – traditionnelles et non traditionnelles – qui émergent dans l’Arctique.
Le pivot des États-Unis vers l’Arctique ne s’observe pas seulement dans le contexte nord-américain, mais aussi par l’augmentation des exercices de l’OTAN dans l’Arctique et la coopération nordique en matière de défense. Les exercices de l’OTAN dans l’Arctique européen, dans et autour de la Norvège, impliquent à la fois des États de l’OTAN et des partenaires (non membres de l’OTAN), comme la Suède et la Finlande. Le plus notable d’entre eux est l’exercice Trident Juncture de 2018, au cours duquel la Russie a exercé certaines de ses propres capacités en réponse. Le comportement de l’OTAN est déjà un point sensible pour la Russie et les exercices en Arctique impliquant l’Alliance sont aussi potentiellement provocateurs pour la Russie. La Russie perçoit l’augmentation de l’activité de l’OTAN près de ses frontières comme une menace et considère la militarisation occidentale de l’Arctique comme véhiculant des intentions offensives[4].
Considérations
Il existe un débat parmi les analystes de l’Arctique à propos de la question de savoir si l’OTAN doit s’impliquer davantage dans l’Arctique. L’OTAN n’a pas de politique ou de stratégie pour l’Arctique à l’heure actuelle, mais la multiplication des exercices en Norvège et dans les environs pourrait changer la donne. Les exercices de l’OTAN et le déploiement de ses forces près des frontières de la Russie sont perçus comme une provocation par la Russie, ce qui pourrait accroître le potentiel de conflit dans la région.
Existe-t-il un « exceptionnalisme arctique » qui ne peut être affecté par les développements géopolitiques ? Comme il a été présenté ci-dessus, l’exceptionnalisme arctique définit l’Arctique comme une zone de paix et de coopération régie par des institutions chargées de résoudre les différends. Ce concept suppose que la région ne serait pas affectée par la concurrence des grandes puissances. Cependant, les développements actuels suggèrent que le comportement des grandes puissances peut avoir un impact sur la stabilité et la sécurité dans l’Arctique, bien que l’ampleur soit encore inconnue. L’incertitude croissante donne lieu à des spéculations sur les résultats possibles compte tenu des trajectoires des activités de la Russie et de la Chine. La compétition entre grandes puissances peut avoir des impacts différents sur la sécurité et la stabilité dans différentes parties de l’Arctique, comme l’Arctique nord-américain par opposition à l’Arctique européen ou à l’ouest de la mer de Béring et des îles Aléoutiennes. Un conflit dans la région est peu probable, bien que des affrontements et des phases de montée des tensions puissent se produire dans l’Arctique européen. Les intentions de la Russie semblent plus transparentes et prévisibles, compte tenu du déploiement de ses forces stratégiques et de ses systèmes de défense, de sa militarisation dans la région et de l’expression des intérêts décrits dans ses politiques (bien que son approche des conflits en zone grise dans de multiples domaines suscite une certaine ambiguïté). La Russie entend défendre sa sphère d’influence, dissuader les menaces pesant sur ses capacités de deuxième frappe, poursuivre ses intérêts économiques et le développement de ses ressources, notamment en contrôlant la navigation dans la route maritime du Nord. La Chine, en revanche, est plus imprévisible, étant donné son approche économique prédatrice et ses ambitions d’accroître son influence par le biais du droit international et du Conseil de l’Arctique. Elle a le potentiel de creuser un fossé entre les États et de devenir une menace pour la sécurité grâce à ses capacités à double usage dans les eaux arctiques et à ses investissements dans les infrastructures des nations arctiques vulnérables.
Néanmoins, le Conseil de l’Arctique restera un forum de coopération. Il n’est pas certain que le Conseil diminuera ou deviendra inefficace si le climat de coopération dans l’Arctique est mis à mal. Les actions susceptibles de miner le Conseil et d’autres institutions régionales sont celles qui violent les normes et les règles de comportement appropriées. D’autre part, la concurrence stratégique nucléaire et conventionnelle pourrait avoir un impact sur le cadre de coopération, mais cela pourrait ne s’appliquer qu’au domaine militaire où la coopération et l’engagement ont déjà été gelés suite à l’ingérence de la Russie en Ukraine. La coopération sur les questions non militaires peut se poursuivre parallèlement aux différentes dynamiques qui émergent dans le domaine militaro-sécuritaire.
La question de l’impact de l’émergence de nouvelles technologies de missiles et du contexte post-stratégique de contrôle des armements au niveau régional doit être examinée. Si les États-Unis et la Russie se retirent du contrôle des armements et d’autres régimes de coopération, tels que le traité « Ciel ouvert », la stabilité de la région pourrait être affectée. Les accords de contrôle des armements ont généralement des effets stabilisateurs qui pourraient renforcer la coopération dans d’autres domaines. Un monde post-traité ABM et post-traité FNI (et dans cinq ans peut-être post-Nouveau START[5]) pourrait affecter la sécurité et la stabilité dans l’Arctique en créant des conditions propices aux courses aux armements et au déploiement croissant de systèmes déstabilisants dans le Grand Nord, tels que les technologies d’armement offensif et la défense antimissile. Les capacités stratégiques nucléaires et conventionnelles jouent un rôle important dans la compétition entre grandes puissances. Les États-Unis, la Russie et la Chine mettent au point de nouvelles technologies conventionnelles et nucléaires plus rapides, plus maniables, plus furtives, plus précises et plus exactes, qui peuvent être considérées comme déstabilisantes au niveau mondial, mais aussi avoir des effets régionaux. Ainsi, la rupture du contrôle des armements menant à un phénomène de course aux armements pourrait avoir un impact dans l’Arctique, en particulier sur le rôle de l’Arctique dans les déploiements de systèmes nucléaires offensifs et de défense antimissile (notamment les plateformes aériennes et maritimes de la flotte du Nord de la Russie, et les défenses aériennes et antimissiles des États-Unis en Alaska). La Russie peut cibler l’Amérique du Nord tout en restant en dessous du seuil nucléaire et peut attaquer les États-Unis en cas de conflit dans un autre lieu pour empêcher ou retarder le déploiement sur d’autres théâtres comme l’Europe. Les systèmes à plus courte et moyenne portée déployés dans le Nord de la Russie peuvent atteindre des cibles dans l’Arctique européen (par exemple, la mer de Barents). Outre le déploiement de systèmes dans le Grand Nord, les essais d’armes nucléaires dans l’Arctique ont des répercussions sur la sécurité aux niveaux local et régional, car ils risquent d’empoisonner par radiation les populations et la faune. Ces développements créent des défis pour la stabilité dans l’Arctique, mais il est difficile de déterminer l’impact qu’un environnement de sécurité post-contrôle des armes aurait sur le cadre de coopération plus large de la région.
Conclusion
Un dilemme de sécurité régionale pourrait-il bouleverser le cadre coopératif des relations arctiques ? Lackenbauer soutient que « l’Arctique n’est ni une région de coopération exceptionnelle ni une région de conflit indépendante des dynamiques du système international ». Ce sentiment est repris dans des déclarations récentes du commandant de l’USNORTHCOM et du NORAD. Ce qui est mondial est également régional dans le contexte actuel d’une concurrence accrue entre grandes puissances, qui implique l’expansion des capacités de projection de puissance (militaire et économique) des États-Unis, de la Russie et de la Chine dans l’Arctique. Néanmoins, les intérêts nationaux de ces puissances présentent à la fois des caractéristiques de coopération et de concurrence. Le tableau suivant démontre que, bien que ces grandes puissances préfèrent la sécurité et la stabilité dans l’Arctique, la concurrence continue d’être une caractéristique importante.
La compétition entre grandes puissances, qui s’exprime par une intensification du dilemme de sécurité, introduit l’incertitude et l’imprévisibilité dans l’Arctique. Il est possible qu’un dilemme de sécurité accru résultant de tensions croissantes entre les puissances puisse perturber les notions d’exceptionnalisme arctique, mais il reste à déterminer dans quelle mesure. Les forums régionaux offrent des possibilités de maintenir la coopération et le dialogue dans certains domaines, comme le Forum des garde-côtes de l’Arctique. La présidence russe du Conseil de l’Arctique, qui débutera en mai, pourrait permettre d’améliorer le dialogue dans les domaines non militaires, mais le manque de moyens pour aborder les questions de sécurité demeure. Les possibilités de créer un forum arctique distinct pour traiter des questions de sécurité militaire qui serait réceptif aux vues de la Russie sont encore à explorer.
[1] L’article 2 expose les dispositions générales de la convention : « Statut juridique de la mer territoriale, de l’espace aérien au-dessus de la mer territoriale, de son lit et de son sous-sol ». Bien que les États-Unis participent aux conventions sur le droit de la mer et reconnaissent son statut juridique international, ils n’ont pas ratifié le traité.
[2] Entre les cinq nations circumpolaires de l’Arctique – les États-Unis, le Canada, la Russie, le Groenland (Danemark) et la Norvège – la déclaration d’Ilulissat affirme la coopération par le biais de l’UNLCOS et la protection marine dans l’Arctique.
[3] Selon Melino et al., « la posture militaire de la Russie dans son Arctique occidental reflète l’héritage soviétique de la défense par bastion, composée de « cercles concentriques » destinés à protéger le territoire stratégique ». Ils suggèrent que les exercices régionaux menés par la Russie au-delà de la péninsule de Kola et de la mer de Barents laissent penser que la Russie pourrait étendre sa défense de bastion et ses capacités de négation maritime vers le GIUK Gap.
[4] Selon Julie Wilhelmsen, chercheuse senior à l’Institut norvégien des affaires internationales (NUPI), la Russie « perçoit ce type d’activité comme une menace pour la Russie et en tire une image de l’Occident sur le point de l’encercler et que celui-ci contribue à la militarisation de l’Arctique », ce à quoi la Russie tend à attribuer une intention offensive.
[5] Le Nouveau START est le dernier traité bilatéral de contrôle des armements encore en vigueur entre les grandes puissances nucléaires – les États-Unis et la Russie.
Nancy Teeple est chercheuse postdoctorale au North American and Arctic Defence and Security Network et professeure adjointe au Département de science politique et d’économie du Collège militaire royal du Canada.
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