L’élection de Donald Trump a des implications si vastes pour le Canada qu’il est facile de perdre le fil. L’une d’entre elles, qui ne saute peut-être pas aux yeux mais à laquelle le gouvernement doit donner la priorité, est la politisation à venir des forces armées américaines.
Le Canada dépend des États-Unis pour sa défense et pour la poursuite de ses objectifs de sécurité ailleurs. Il n’y a pas beaucoup de moyens de contourner ce problème. Ils sont le colosse de notre continent. Nos services armés travaillent avec eux tous les jours : au sein de NORAD avec sa structure de commandement intégrée, au sein de l’OTAN, entre officiers en échange, dans la planification à long terme.
Nous n’avons pas toujours pu compter sur les États-Unis pour agir de manière responsable et efficace. Les limites légales sur ses actions sont débattues et parfois inadéquates. Néanmoins, nous avons pu compter sur des forces armées américaines relativement professionnelles, dans le sens d’une armée qui donne à ses dirigeants civils ses meilleurs conseils et qui mettent ensuite en œuvre les décisions de ces derniers, dans le respect de la Constitution.
Comme toute grande organisation, il ne s’agit pas d’une machine bien huilée. Mais nous n’avons jamais eu affaire à une armée américaine déchirée par les divisions partisanes et finalement déliée de la loi.
Jusqu’à aujourd’hui, très probablement. Depuis sa première présidence, Donald Trump en veut au Pentagone et à ses généraux, qu’il tient pour responsables de la résistance à sa volonté. Il s’est engagé depuis lors à écarter les généraux « woke » concernés par la diversité, l’équité et l’inclusion ou le changement climatique, et a même invoqué l’exécution de l’ancien président de l’état-major interarmées, le général Mark Milley.
En arrière-plan, il y a le désir exprimé par M. Trump d’utiliser les forces armées dans des missions intérieures sans précédent, pour appréhender les migrants et réprimer les manifestations. Selon la coutume et la tradition, ces missions ne sont pas censées incomber aux forces armées régulières, telles que l’armée de terre, la marine, l’armée de l’air ou les marines des États-Unis. En effet, la Loi Posse Comitatus est censée interdire le déploiement de ces forces dans le cadre du maintien de l’ordre à l’intérieur du pays. La Loi sur l’insurrection permet toutefois au président de contourner la Loi Posse Comitatus. Il est vrai que la Garde nationale a en revanche un rôle surtout interne qui comprend la répression des troubles civils. (Contrairement aux forces armées régulières, la Garde est organisée par les États à moins d’être placées sous contrôle fédéral.) Cependant, les ordres de Trump pourraient bien être sans précédent, même pour la Garde, en fonction des circonstances et des règles d’engagement. Quoi qu’il en soit, lui et ses alliés ont invoqué à la fois la Garde nationale et les forces régulières.
Ces instructions peuvent être inconstitutionnelles. Ils seront certainement controversés. Les soldats peuvent (et doivent) résister aux ordres « manifestement illégaux », mais ce que cela signifie en pratique est loin d’être clair. Une armée qui se plie à la volonté de Trump est une armée qui ne fera qu’une bouchée de ses objections, ou qui n’en émettra pas du tout. Et si les hauts responsables civils et militaires du ministère de la défense et des forces armées acceptent ces ordres, il devient beaucoup plus difficile pour les soldats de les refuser.
Avec ces ordres en arrière-plan, tous les signes montrent que la purge menacée est en train de se produire. Un projet de décret circule qui créerait des « warrior boards » composés d’officiers retraités triés sur le volet et chargés d’écarter les hauts dirigeants jugés problématiques, avec un test décisif de « wokeness » pour la loyauté envers le MAGA. Cette mesure s’appliquerait aux généraux trois et quatre étoiles (169 postes au 30 septembre 2023). Il existe des limites légales à la marge, mais dans les grandes lignes, rien ne peut arrêter une version de ce plan. Le fait que Trump ait nommé Pete Hegseth au poste de secrétaire à la défense suggère sa volonté manifeste de le mettre en œuvre. Hegseth est un commentateur de Fox News qui n’a aucune expérience à haut niveau en matière de défense nationale, mais qui dénonce les hauts responsables militaires en les qualifiant de « réveillés », et qui défend les émeutiers du 6 janvier et les criminels de guerre en uniforme. Même si M. Hegseth n’est pas nommé secrétaire à la défense, sa nomination témoigne de la volonté manifeste de M. Trump.
Une telle purge n’est absolument pas nécessaire. Trump pourrait mettre en œuvre ses principales propositions en matière de politique de défense sans licencier qui que ce soit. Il a gagné le mandat démocratique de le faire, un mandat que les forces armées ont le devoir de respecter. Il aurait pu au moins vérifier si ses plans étaient mis en œuvre, puis licencier en toute légitimité les militaires réticents à le faire.
Mais en installant des loyalistes dès le départ, Trump va créer un changement radical. Les règles du jeu pour devenir un haut responsable pourraient consister à dire à Trump ce qu’il veut entendre; à servir d’accessoire politique, comme l’a fait le général Milley lors des manifestations « Black Lives Matter » de 2020, à son insu et à son grand regret; à dénoncer ses concurrents pour n’être pas suffisamment « MAGA »; et à mettre en œuvre même les ordres les plus douteux du point de vue juridique et constitutionnel de Trump. En bref, la loyauté l’emporte sur la compétence. Nous le savons parce que c’est ainsi que Trump choisit ses collaborateurs. La nomination de Hegseth en elle-même est une preuve suffisante.
Il va sans dire que ce n’est pas une façon de créer la confiance, d’obtenir les meilleurs conseils militaires ou de planifier l’avenir. Il existera encore une énorme réserve de professionnalisme et de compétence dans le corps des officiers américains. Mais il en résultera une bataille entre partisans et professionnels, un enracinement des factions et des batailles pour les promotions tout aussi partisanes que ce que nous voyons à la Cour Suprême.
Ces dernières années, les normes de non-partisanerie au sein des forces armées se sont érodées : souvent, les officiers militaires ne voient rien de mal à ce que le personnel en service actif insulte un dirigeant politique sur le lieu de travail ou sur les médias sociaux, ou à ce que des généraux à la retraite prennent la parole lors de conventions politiques. Toutefois, la purge à venir pourrait faire éclater tout cela au grand jour.
Et il ne serait pas facile de contenir ces tendances par la suite. Les futurs présidents pourraient tenter de ramener le corps des officiers vers « leurs » propres loyalistes. Et même une tentative d’un futur président de rétablir des critères professionnels plutôt que partisans pour le leadership militaire s’attaquerait nécessairement à l’emprise du mouvement MAGA sur les hauts responsables militaires, et serait perçue comme une démarche partisane en soi.
Les conséquences pour le Canada pourraient être graves. Par exemple, notre personnel de la Défense nationale pourrait avoir à se demander si l’analyse de leurs homologues américains soit aussi objective que possible, ou si elle se limite plutôt à ce que le patron semble vouloir entendre. Aussi discrètement que possible, et en fonction de l’ampleur des changements de personnel, ce scepticisme pourrait devoir faire partie du processus de planification politique.
Les principaux risques se situent toutefois à moyen et à long terme. Les controverses à venir dans le domaine de la défense américaine pourraient avoir des répercussions sur les débats au Canada. À cet égard, les partis politiques canadiens ont un rôle essentiel à jouer. Ils doivent se tenir à l’écart de la bataille qui s’annonce au Pentagone, afin d’éviter qu’elle ne prenne de l’ampleur au Canada. La guerre contre l’IED pourrait exacerber encore davantage les controverses et les défis liés au changement de culture dans nos propres forces armées. Les parties ne sont pas d’accord sur cette question, ce qui est légitime et approprié dans une démocratie où les forces armées sont contrôlées par des civils. Mais au service de ces débats, ils doivent résister à toute tentation de s’en prendre au personnel militaire canadien de haut rang, comme l’ont fait les Républicains. Cela ne ferait qu’aggraver la méfiance et les factions au sein des FAC, ce dont les Canadiens ne pourraient que pâtir.
En outre, les dirigeants politiques canadiens devraient également aborder les débats militaires à venir aux États-Unis avec une grande discrétion. Si le Canada est perçu comme intervenant ouvertement, il risque de subir les foudres de Washington, de devenir un enjeu politique américain et de subir des pressions pour modifier ses propres politiques militaires en fonction des préférences américaines.
Enfin, à long terme, le principal partenaire et allié militaire du Canada semble en passe de devenir plus divisé en interne, de voir son personnel et ses politiques façonnés par des débats politiques partisans rancuniers, de perdre davantage la confiance du public et d’être moins capable de planifier efficacement et donc de gérer les défis du 21e siècle à long terme. Cela augmentera les difficultés pour le Canada lorsqu’il s’agit de maintenir sa défense continentale et de poursuivre ses objectifs de sécurité à l’étranger. Nous devons réfléchir à ce que signifie le fait de ne plus pouvoir compter sur les États-Unis en matière de défense autant que par le passé. L’heure des grands choix approche.
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