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À la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, la Finlande et la Suède ont annoncé en mai 2022 leur intention de rejoindre l’OTAN. Ces candidatures historiques avaient rencontré une forte opposition de la part de la Turquie, qui accusait les deux pays nordiques d’abriter des personnes ayant des liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qu’Ankara a qualifié de « groupe terroriste ». Comme condition supplémentaire à son soutien, la Turquie a également exigé que les deux pays mettent fin à leurs « embargos sur les armes » contre Ankara. Ils n’ont pas officiellement interdit l’exportation d’équipements militaires vers la Turquie, mais aucun des deux pays n’a délivré de licences d’exportation après qu’Ankara ait lancé une offensive terrestre contre la milice kurde syrienne YPG en 2019. Toutefois, l’année dernière, la Suède et la Finlande ont signé un mémorandum trilatéral avec la Turquie dans le but de répondre à ses préoccupations. En conséquence, seule la Finlande a réussi à obtenir la ratification par Ankara de son adhésion à l’OTAN plus tôt cette année. La Suède, en revanche, a continué de faire face à l’opposition de la Turquie jusqu’à ce qu’Erdogan annonce lors du sommet de l’OTAN à Vilnius qu’Ankara soutiendrait sa demande d’adhésion à l’alliance. Mais avant ce changement de décision, il a déclaré que Bruxelles devait ouvrir la voie à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne avant qu’elle n’approuve la demande de la Suède d’adhésion à l’OTAN. Ce lien soudain entre la candidature de la Suède à l’OTAN et l’adhésion de la Turquie à l’UE pourrait-il être le véritable motif derrière la position initiale d’Ankara à l’égard des deux pays ? Si c’est le cas, comment ce motif aide-t-il à comprendre la dynamique des positions de la Turquie au sein de l’alliance ? Et quelles sont ses implications pour l’avenir de l’alliance ?
Le revirement d’Erdogan au sujet de la candidature de la Suède à l’OTAN
Outre la signature de l’accord trilatéral, la Suède a déployé d’importants efforts pour répondre aux préoccupations d’Ankara. Ces efforts vont de l’extradition d’un partisan du PKK à l’ouverture d’enquêtes sur le financement du terrorisme et à la coopération avec les forces de l’ordre turques afin de suivre les activités des personnes ayant des liens avec le PKK en Suède. Malgré ces efforts, la Turquie a continué de s’opposer à l’adhésion de la Suède jusqu’à ce qu’Erdogan sorte une nouvelle carte dans son jeu en exhortant ses alliés à « d’abord, [venir] ouvrir la voie à la Turquie au sein de l’Union européenne, puis nous ouvrirons la voie à la Suède, comme nous l’avons fait pour la Finlande ». Cela peut être considéré comme un chantage stratégique duquels Erdogan est un habitué, étant donné qu’il a rapidement changé d’avis et a annoncé son soutien à la Suède après avoir obtenu certaines assurances des États-Unis concernant les F-16 et du Canada concernant les embargos sur les armes. Selon Middle East Eye, l’accord d’Ankara avec les États-Unis comprenait « 40 nouveaux avions et kits pour rénover 79 des F-16 existants de la Turquie, ainsi que 900 missiles air-air et 800 bombes ». Le Canada n’a pas encore décidé de lever ses mesures de contrôle des exportations à l’encontre de la Turquie, mais a accepté de rouvrir les pourparlers qui pourraient conduire à leur levée. Bien que ces assurances soient importantes pour Ankara, elles sont loin d’être son objectif. Et le revirement rapide au sujet de l’adhésion de la Suède montre que les problèmes liés au terrorisme pourraient ne pas être le véritable motif de l’objection de la Turquie depuis le début. Ce que la Turquie voulait, c’était mettre en lumière ses problèmes d’adhésion à l’UE, même si elle n’exigeait pas une reprise immédiate des négociations d’adhésion (qui sont au point mort depuis 2018) en échange de l’adhésion de la Suède.
En d’autres termes, ce que la Turquie essayait probablement d’insinuer, mais qu’elle n’avait pas admis dès le départ, c’est qu’elle ne pouvait pas accepter la Finlande et la Suède au sein de l’OTAN à moins d’obtenir des concessions à la hauteur de la frustration qu’elle « ressent » concernant son adhésion à l’UE qui est au point mort. La raison pour laquelle Ankara n’a pas évoqué ce motif au début de son opposition aux deux pays, c’est, qu’en faisant cela, elle risquerait de ne pas être prise au sérieux ou de ne pas pouvoir obtenir de concessions de la part des différentes parties. Selon Asli Aydintasbas, membre d’« European Council on Foreign Relations » (cité par Wall Street Journal), « qu’il s’agisse de quelque chose que les Européens donnent, que les États-Unis donnent ou que la Suède donne, j’ai l’impression qu’Erdogan ne laissera pas passer cela sans obtenir quelque chose en retour ». Même une députée suédoise, Amineh Kakabaveh, semble avoir compris le motif d’Ankara en déclarant en 2022 qu’« Erdogan veut avoir des contacts avec Biden. Il veut avoir des contacts avec les pays de l’UE ». Ankara pourrait également craindre, en avançant prématurément ce motif qui sous-tendait sa réaction, de susciter des réactions de désapprobation ou qui rendraient sa préoccupation illégitime, comme celles (après la déclaration précédente d’Erdogan) de Dana Spinant, porte-parole de la Commission européenne, qui a déclaré « Vous ne pouvez pas lier les deux processus », ou le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, qui a souligné que les relations de la Turquie avec l’UE n’étaient « pas une question qui concern[ait] l’OTAN, mais une question qui concern[ait] l’Union européenne ». Donc, si Ankara a fini par jouer la carte de l’UE sans craindre de réactions, c’est parce qu’elle avait progressé dans ses négociations avec les États-Unis pour obtenir des concessions sur les F16, et il serait devenu nécessaire d’évoquer ce motif pour rendre ces négociations plus concluantes. En d’autres termes, la Turquie a fait le choix stratégique de mettre en avant en premier lieu ses préoccupations concernant le terrorisme et les embargos sur les armes dans le but d’obtenir des concessions, d’abord de la Finlande et de la Suède par le biais de leur mémorandum trilatéral, puis des États-Unis et du Canada, avant de revenir au véritable motif qui est la question d’adhésion à l’UE. Ankara a même fait en sorte que la Suède montre son « soutien » aux « efforts visant à revitaliser le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE, y compris la modernisation de l’union douanière UE-Turquie et la libéralisation des visas ». Mais comment l’objection initiale d’Ankara s’enracine-t-elle dans une sorte de frustration qu’elle a rencontrée dans ses relations avec l’Occident et/ou l’UE ?
La vocation occidentale de longue date de la Turquie et sa frustration
Les relations de la Turquie avec l’Occident, si elles ne sont pas encore stériles, tardent à être profitables. En réalité, selon un sondage réalisé par Metropoll en janvier 2022, la Chine et la Russie ont dépassé les États-Unis et l’Union européenne dans les sondages évaluant la sympathie du peuple turc vis-à-vis de ces différents États. Même à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, un autre sondage en mars a montré que 33,7% des Turcs estimaient que la Russie était responsable de la guerre, tandis que 48,3% tenaient les États-Unis et l’OTAN pour responsables. Ce fait pourrait résulter du sentiment anti-occidental qui règne dans le pays. La montée de ce sentiment a été attribuée aux discours anti-occidentaux d’Erdogan présentant l’Occident comme complotant contre l’ensemble du pays. Pendant ce temps, la question de l’occidentalisation de la Turquie, en particulier son adhésion à l’UE, reste un objectif majeur pour l’opinion publique et les élites politiques turques. D’après le Ministère des Affaires Étrangères turc, « le peuple turc continue de soutenir fortement l’adhésion à l’UE. Le soutien de l’opinion publique est le véritable moteur de nos efforts de réforme. » La plupart des jeunes Turcs bénéficieraient de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Pour certains d’entre eux, cette intégration dans l’UE, si elle est accompagnée d’une adhésion à l’espace Schengen, serait une solution intéressante au chômage dans le pays, car ils pourraient se rendre sans visa dans les pays de l’Union Schengen offrant de meilleures opportunités d’emploi. Le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE est plus long pour de nombreuses raisons, principalement en raison de la législation nationale qui devrait être adoptée après les réformes initiales, ce qui constitue paradoxalement un obstacle à l’intégration. De plus, on peut s’attendre à ce que certains membres de l’UE, comme la France et l’Allemagne, ne souhaitent pas que la Turquie rejoigne l’UE car cela pourrait s’opposer à la promotion de leurs préférences politiques. Une autre raison est que certains pays de l’UE pourraient envisager de bloquer l’adhésion de la Turquie pour protéger leur économie d’une « main-d’œuvre bon marché ». Mais lorsqu’on sait que la Turquie a officiellement demandé de pouvoir adhérer à l’UE en 1987, l’attente et l’incertitude sont susceptibles de créer de la frustration.
Cette frustration peut être un élément clé pour comprendre la raison derrière la position initiale de la Turquie à l’égard de la Suède et de la Finlande, qui ne sont pas la cible directe. La Turquie instrumentalise l’adhésion des deux pays pour obtenir davantage d’attention et de concessions de la part de l’Occident et/ou de l’OTAN qui négligent les intérêts (de sécurité) nationaux turcs. Par exemple, la Turquie a été confrontée à l’opposition de certains pays occidentaux et/ou alliés de l’OTAN sur des questions clés liées à son adhésion à l’UE, aux litiges maritimes avec la Grèce, aux conflits en Syrie, en Libye et dans le Haut-Karabakh, etc. Un autre objectif lié à la tentative turque de bloquer les deux pays nordiques était d’obtenir des concessions des États-Unis, en particulier l’achat d’avions de combat, y compris le programme F35 duquel elle avait été exclue. Tous ces développements ont façonné la politique étrangère compétitive actuelle de la Turquie d’une manière qui a un impact important sur ses relations avec l’Occident et ses alliés de l’OTAN.
Ces ambitions concurrentielles sont essentiellement ancrées dans une vision « néo-ottomane ». Bien loin d’être une illusion, cette vision pourrait être un autre moyen de croire qu’une Turquie moderne reflétant la gloire de l’Empire ottoman est encore possible. Depuis les années 2000, Ankara a renforcé son influence économique, diplomatique et socioculturelle à travers le Moyen-Orient, les Balkans, le Caucase, l’Amérique latine, l’Asie centrale, l’Afrique, etc. Cette augmentation de son influence internationale constitue un changement de cap par rapport aux efforts de Mustafa Kemal Atatürk, qui visaient principalement à institutionnaliser une Turquie moderne ancrée dans un système de valeurs « occidental ». En revanche, au cours des dernières années, la Turquie s’est concentrée sur son engagement dans son environnement proche, au Moyen-Orient, en restaurant ses relations avec les États arabes. Cet engagement « néo-ottoman » dans la politique étrangère turque peut être attribuée à l’identité « islamiste » du parti au pouvoir d’Erdogan, ainsi qu’à certaines idées avancées par Ahmet Davutoğlu, un universitaire devenu ministre des Affaires étrangères (2009-2014), puis Premier ministre (2014-2016). Son livre de 2001 intitulé « Profondeur stratégique » continue de façonner la politique étrangère de la Turquie, même s’il est plus modéré qu’Erdogan et qu’il ne fait plus partie du régime. Davutoğlu a proposé une expansion de l’influence turque dans le monde entier, en particulier dans les zones d’influence précédentes de l’Empire ottoman. Il souhaitait que la Turquie retrouve sa place de choix et occupe une position centrale dans le système international digne de ses jours de gloire de l’Empire ottoman. Il voulait également que la Turquie considère le Moyen-Orient comme sa sphère d’influence pour s’affirmer progressivement comme une grande puissance sur la scène politique internationale. Cette trajectoire de politique étrangère, tout en aidant la Turquie à réaliser qu’elle a perdu son enthousiasme de l’époque de la « guerre froide » avec l’Occident, incite Ankara à adopter une approche concurrentielle et presque sans négociation avec ses alliés occidentaux. Ankara peut acquérir les capacités nécessaires pour faire avancer son programme, comme dans le cas de l’acquisition du système S-400 russe. Ainsi, l’Occident et/ou l’OTAN doivent repenser leurs relations avec la Turquie pour éviter le risque d’un éventuel cheval de Troie au sein de l’alliance.
La réhabilitation des relations turco-occidentales/européennes : une opportunité pour une Turquie plus « alliée » au sein de l’OTAN
Malgré certaines de ses positions controversées, la Turquie reste un membre important de l’OTAN, non seulement en ce qui concerne ses potentialités géographiques, mais aussi en ce qui concerne sa capacité à coopérer avec les « rivaux » de l’Alliance. Il est important que les alliés de l’OTAN ne perdent pas de vue l’atout incroyable que la Turquie pourrait représenter pour permettre à l’Alliance de s’engager et de réussir certaines négociations ou coopération potentielles avec des pays tels que la Russie, l’Iran, etc. Il convient de souligner le rôle joué par la Turquie aux côtés des Nations Unies dans la signature de l’accord sur l’exportation de céréales ukrainiennes par la mer Noire, un exploit que l’Occident ou l’OTAN n’aurait peut-être pas été capable de réaliser en raison de leur position claire dans la guerre russo-ukrainienne. Cela dit, l’Occident ou les alliés de l’OTAN, y compris les décideurs politiques canadiens, doivent repenser leurs relations avec la Turquie de manière à donner la priorité à la recherche d’un compromis et à l’engagement mutuel avec Ankara. La réorientation de cette relation implique également de prendre en compte les préoccupations pertinentes et nécessaires susceptibles de déclencher le mécontentement de la Turquie au sein de l’Alliance. Cela peut ouvrir la voie à une sorte d’équité qui aiderait Ankara à atteindre certains de ses objectifs et, essentiellement, à raviver des sentiments plus positifs envers l’OTAN et/ou l’Occident. Autrement dit, le soutien des alliés européens à ce changement de cap sera très important pour l’Occident et/ou l’OTAN afin d’éviter cinq années supplémentaires de tensions avec le régime d’Erdogan.
Cela s’applique également à la Turquie, car l’UE a de sérieuses préoccupations concernant la détérioration continue de la démocratie, de l’État de droit, des droits fondamentaux et de l’indépendance de la justice, auxquelles Ankara n’a pas encore remédié. La Turquie doit profiter d’une réorientation de ses relations avec l’Occident pour améliorer sa réputation actuelle et renforcer la confiance des investisseurs occidentaux dans son économie en difficulté, afin de pouvoir accélérer son processus d’adhésion à l’UE et attirer davantage l’attention de ses homologues alliés de l’OTAN, en particulier les Européens. Cela implique également de faire preuve de bonne foi et de coopérer davantage que chercher la compétition au sein de l’alliance.
Remerciements
Cette recherche a été soutenue par une subvention du programme « Mobilisation des idées nouvelles en matière de défense et de sécurité (MINDS) » du ministère de la Défense nationale du Canada.
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