Frontières entre les États-Unis et la Russie, entre pays membres et non-membres de l’OTAN ou de l’Union européenne, les sous-régions arctiques font de plus en plus l’objet d’une rhétorique souvent alarmiste, parfois agressive, faisant la part belle aux enjeux de compétition entre (grandes) puissances. Entre fictions et réalités, quelles sont les conséquences de cette rhétorique pour le Canada ?
Nous pouvons établir trois constats. Premièrement, les jeux d’influence et les positionnements des grandes puissances se limitent à deux sous-régions arctiques, l’Arctique russe et le Groenland, dans lesquelles les grandes puissances sont déjà bien présentes, ce qui limite l’aspect compétitif. Deuxièmement, il faut nuancer la mise en pratique de ces rhétoriques. Nombreuses d’entre elles attisent les tensions et les compétitions, mais ne sont pas forcément suivies d’une réelle mobilisation, faute de moyens. Enfin, le Canada a peu d’options pour peser sur ces jeux d’influence, bien que le renforcement de partenariats régionaux avec ses alliés puisse constituer une piste d’action intéressante
Les jeux de pouvoirs au sein de sous-régions arctiques
Deux sous-régions arctiques illustrent les compétitions entre puissances : le Groenland et l’Arctique russe.
Depuis quelques années, le Groenland est au centre de jeux de puissance et d’influence entre les États-Unis et la Chine. Sa position géographique et son potentiel de ressources minières, notamment de terres rares, sont autant d’atouts qui donnent à l’île un caractère hautement stratégique pour les États-Unis comme pour la Chine. Ces jeux ont été mis sous le feu des projecteurs à l’été 2019, lorsque le Président Trump, dans un gazouillis, a indiqué la volonté des États-Unis d’acheter le Groenland (une proposition déjà effectuée en 1867 et en 1946). L’intérêt stratégique des États-Unis pour le Groenland s’est matérialisé dans le passé par l’ouverture de la base aérienne de Thulé, située au nord-ouest de l’île. Or, depuis quelques années, la Chine essaie de se faire une place au Groenland. En 2018, China Communication Construction Company (CCCC), détenue par l’État chinois, avait remporté un contrat de construction d’aéroports à Nuuk et à Ilulissat. Sous la pression des États-Unis, arguant du risque que ces aéroports soient utilisés à des fins militaires, ces contrats ont été annulés fin 2019 au nom d’impératifs de sécurité. En parallèle de ces actions de barrages, les États-Unis ont annoncé plusieurs rapprochements avec le Groenland : ouverture d’un consulat permanent à Nuuk à l’été 2020 et versement de 12,1 millions de dollars pour soutenir le Groenland après la crise de la COVID-19 dans le secteur des ressources naturelles et de l’éducation. En somme, les États-Unis font obstacle à la Chine au Groenland, cadrant résolument l’île dans l’espace et la défense de l’Atlantique Nord.
Le développement de l’Arctique russe représente la deuxième sous-région arctique d’intérêt. Plutôt qu’un territoire à la recherche de partenaires, d’investissements et de capacités, l’État russe possède des moyens militaires et industriels imposants, une flotte de brise-glaces inégalée, ainsi qu’une vision stratégique à long terme pour son territoire. Les sanctions américaines et occidentales imposées à la Russie (post-crise ukrainienne) ont amené cette dernière à se tourner vers d’autres partenaires pour développer ses ressources naturelles. Elles ont ainsi contribué au renforcement du partenariat sino-russe dans l’Arctique russe, qui s’est intensifié à partir de 2014, notamment au sein des projets de développement des ressources de gaz naturel, pétrole et charbon de la péninsule du Yamal (Centre-Nord), l’un des projets le plus ambitieux et stratégique de la Fédération. Actionnaire du projet Arctic LNG 1 via la China National Petroleum Corporation (CNPC) à 20% et le Silk Road Fund à 9,9 %, la Chine est en train de développer une « route de la soie arctique », qui passe par la Sibérie. Même chose pour la participation à hauteur de 20% par la CNPC et la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) dans le projet Arctic LNG 2. Deux observations s’imposent toutefois pour cadrer cette implication chinoise. De un, ces deux projets ont aussi vu une participation française (le groupe énergétique Total) et japonaise (par l’entremise entre autres de Mitsubishi). Dans les deux cas, ces partenaires ont investi autant que les investisseurs chinois, ce qui en fait des initiatives résolument multinationales. Le projet Vostok Oil de la firme russe Rosneft, quant à lui, verrait l’implication de partenaires indiens. De deux, ces projets, et d’autres en développement, restent contrôlés majoritairement par des entités russes (Rosneft, Novatek), soulignant le contrôle russe sur ces projets. L’exploitation de ces ressources et le renforcement de la présence militaire russe (surtout dans le nord-ouest de la Fédération) sont intimement liés à l’objectif stratégique russe de développer la Route maritime du Nord (RMN) comme route maritime viable. Le discours patriotique russe, véhiculé par une certaine presse en Russie, ne doit pas faire oublier ces objectifs plus pragmatiques. Ainsi, au regard de ces développements, il est périlleux d’y voir une compétition entre superpuissances dans l’Arctique russe, tellement les États-Unis y jouent un rôle très marginal, voire carrément absent.
Entre rhétorique et mise en pratique réelle
Au regard des positionnements des différents acteurs, des prises de position plus marquées ont également été affichées ces dernières années dans les régions arctiques. Toutefois, elles doivent être remises en perspective avec la capacité réelle des États à les mettre en oeuvre.
Lors de la 11e réunion ministérielle du Conseil de l’Arctique à Rovaniemi (Finlande), le 6 mai 2019, un discours de Mike Pompeo a marqué un tournant dans l’histoire du Conseil. En effet, celui-ci a récusé le concept d’État presque arctique utilisé par la Chine, tout en contestant les intentions réelles chinoises et le développement de la route de la soie polaire. Il a également dénoncé la modernisation des infrastructures militaires russes dans l’Arctique, et remis en cause le statut du passage du Nord-Est (PNE) et du passage du Nord-Ouest (PNO). Cette nouvelle ligne dure est également présente dans les derniers documents orientant la stratégie militaire américaine dans la zone (USCG Arctic Strategy Outlook d’avril 2019, Department of Defense Arctic Strategy de juin 2019, National Defense Authorization Act 2020 de juin 2019, Memorandum on Safeguarding U.S. National Interests in the Arctic and Antarctic Regions de juin 2020, Department of the Air Force Arctic Strategy de juillet 2020). Bien que rappelant la coopération en vigueur dans la région, ces documents désignent la Chine et la Russie comme des adversaires agressifs et dangereux en Arctique.
Il faut toutefois nuancer la mise en pratique de cette nouvelle ligne rhétorique américaine. En effet, les États-Unis y accusent un sérieux déficit capacitaire, en particulier avec une flotte de brise-glaces et des infrastructures portuaires réduites au strict minimum. Ce décalage entre rhétorique et mise en pratique réelle peut notamment être illustré par les déclarations, faites à l’été 2019, soulignant la volonté américaine de mener des opérations de liberté de navigation (Freedom of Navigation Operation, FONOP) dans la RMN et le PNO. Outre les conséquences sécuritaires que cela impliquerait, la garde côtière américaine (USCG) n’a tout simplement pas la capacité de mener ces FONOP. Bien que l’USCG ait un brise-glace lourd et un brise-glace moyen, aucun n’est disponible pour ce type d’opération. Le Polar Star, brise-glace lourd, est mobilisé pour le réapprovisionnement des stations de recherche antarctiques environ sept mois par an. Le reste du temps, il est en cale sèche pour réparations et réaménagement. Le Healy, brise-glace moyen, est, lui, mobilisé le long de la côte de l’Alaska pendant les mois d’été navigables pour les opérations de recherche et de sauvetage et de soutien des missions scientifiques arctiques.
En termes capacitaires, seules deux annonces ont été effectuées par les États-Unis en 2019 : celle d’une étude pour la localisation de futur(s) port(s) en eaux profondes en Arctique (programmée dans le National Defense Authorization Act 2020 en juin), et celle de la construction d’un premier brise-glace lourd, sur les six programmés dans l’USCG Arctic Strategy Outlook d’avril 2019. Tout récemment, le 9 juin 2020, l’Administration Trump a semblé se positionner plus concrètement en publiant un « Memorandum on Safeguarding U.S. National Interests in the Arctic and Antarctic Regions ». Celui-ci, entièrement axé sur un programme d’acquisition d’une flotte de brise-glaces pour l’année fiscale 2029, demande à cinq agences fédérales d’évaluer, dans les soixante jours, les risques et les opportunités de l’acquisition d’une telle flotte. Malgré le titre de ce mémorandum, notons qu’il ne s’agit, à ce jour, que d’une autre demande d’étude ne contenant pas de budget précis – du moins jusqu’à l’issue de cette période de soixante jours.
Conséquences pour le Canada
Pour le Canada, ces jeux de puissances et ces rhétoriques ont des conséquences sécuritaires potentielles. D’une part, dans son discours du 6 mai 2019, Mike Pompeo a ouvertement revendiqué la liberté de navigation en qualifiant d’illégitime la position canadienne, qui considère le PNO comme faisant partie de ses eaux intérieures. Notons par contre que les États-Unis dépendent des garde-côtes canadiens pour déglacer la voie de leurs navires ravitaillant la base de Thulé au Groenland et n’ont donc pas intérêt à voir une montée des tensions entre les deux alliés. De plus, malgré la déclaration de Pompeo et les signes du secrétaire américain à la Marine de l’époque favorables à des FONOP dans la région arctique, ces opérations ne se sont pas matérialisées jusqu’à maintenant. Il est difficile de voir comment un affaiblissement de la relation canado-américaine et une remise en question de la souveraineté arctique du Canada pourraient permettre aux États-Unis d’atténuer l’influence russe et/ou chinoise dans la région. Une telle action, au contraire, constituerait un irritant significatif entre le Canada et les États-Unis, en plus de justifier une présence accrue chinoise dans le PNO. Il n’y a donc pas lieu de réorienter la politique arctique canadienne sur ce point. De toute façon, peu d’alternatives s’offrent au Canada sur ce plan : l’Accord sur l’Arctique de 1989 entre le Canada et les États-Unis constitue toujours le consensus bilatéral sur les déplacements dans le PNO, jusqu’à preuve du contraire.
Dans ses orientations futures, le Canada devra notamment se pencher sur la question de la modernisation du Système d’alerte du Nord (SAN). En effet, le gouvernement fédéral n’a pas alloué de fonds dans son budget 2020 pour cette modernisation. Or, plusieurs voix se sont élevées au Canada et aux États-Unis pour alerter de la désuétude du SAN, qui ne serait plus en mesure de détecter les nouveaux missiles russes. Le général O’Shaugnessy, commandant du NORAD, a fait part de ces inquiétudes relatives au vieillissement du SAN à plusieurs reprises devant des commissions du Sénat américain depuis 2019. Étant donné les vols russes répétés près de l’espace nord-américain, un système de détection efficace représente un investissement stratégique, qui, de surcroit, prendra plusieurs années avant d’être opérationnel.
Par ailleurs, le Canada devra prendre position sur un éventuel renforcement de la présence de l’OTAN en Arctique. La montée de l’activisme militaire russe sur son flanc nord-ouest a suscité des craintes côté norvégien, entre autres. De ce fait, le Canada a participé à l’exercice militaire de l’OTAN Trident Juncture, organisé en Norvège à l’automne 2018. En revanche, le Canada n‘était pas censé participer à l’exercice Cold Response (prévu en mars 2020 et annulé suite à la crise sanitaire). Menés par les forces norvégiennes, les exercices Cold Response réunissent les forces armées de nombreux partenaires occidentaux, membres de l’OTAN et alliés. Côté canadien, il faudra donc se demander quel rôle peut jouer l’OTAN dans la région. À l’heure actuelle, l’exercice Trident Juncture semble représenter une exception, un événement unique auquel le gouvernement canadien n’a pas donné suite. La participation aux exercices annuels Cold Response pourrait constituer une solution mitoyenne intéressante. Une plus grande synergie entre les exercices militaires canadiens en Arctique et celles de partenaires occidentaux (comme la Norvège) contribuerait à renforcer les partenariats avec des alliés traditionnels.
Recommandations pour le Canada
Les déclarations musclées de l’Administration Trump pourraient avoir des impacts sur la coopération et le mode de fonctionnement du Conseil de l’Arctique. À l’image d’autres théâtres internationaux, la politique arctique des États-Unis semble maintenant reposer sur deux fondamentaux : l’unilatéralisme et l’imprévisibilité. Bien que l’ensemble des États arctiques semblent souhaiter garder l’Arctique comme une zone de coopération et d’échange, cette nouvelle approche américaine sème le doute. Pour le Canada, l’incertitude autour de la position américaine quant au PNO constitue la menace la plus importante, bien que ceux-ci n’aient pas entamé d’actions pour remettre en doute l’Accord de 1989 sur le PNO. La modernisation du NORAD et du Système d’alerte du Nord représente une piste collaborative intéressante entre les deux pays. Le sujet est consensuel et pourrait constituer un renforcement du partenariat stratégique canado-américain.
D’autre part, les jeux d’influence dans l’Arctique russe ne devraient pas avoir de conséquences directes sur le Canada. La présence accrue de l’OTAN dans la région, surtout en Norvège, doit être perçue comme une opportunité pour le Canada de développer des partenariats plus approfondis avec des alliés, démocraties libérales de surcroit. De plus, cet engagement renforcerait les pratiques multilatérales et la cohésion entre pays occidentaux, mises à mal par l’antagonisme de l’administration Trump. La participation canadienne à des exercices militaires en Norvège devrait constituer un élément permanent de sa politique arctique. La participation d’effectifs français, norvégiens, suédois et finlandais à l’exercice militaire canadien NANOOK 2019 représente à cet égard une initiative à répéter et approfondir.
Pour sa part, le Groenland suscite les convoitises américaines et chinoises, mais les potentielles répercussions sur le Canada sont faibles : le pays n’a pas les outils ou la volonté de rivaliser avec ces puissances. Par contre, il existe pour le Canada un potentiel de coopération important avec le Groenland. En effet, la coopération régionale dans l’est de l’Amérique du Nord (Nunavut, Nunavik, Labrador et Groenland) est peu développée. Une coopération transfrontalière axant sur des enjeux d’intérêts communs et techniques (pêches, transport, économie) pourrait constituer un axe diplomatique intéressant et peu risqué pour le Canada dans ses interactions avec le Groenland. Ce type de coopération n’est certes pas aussi spectaculaire que les investissements de grandes puissances, mais pourrait créer un effet d’entrainement et favoriser la coopération dans cette sous-région arctique.
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