Le paradigme de non-prolifération est-il en mutation?
Le Canada devrait-il fabriquer ses propres armes nucléaires ? Bien qu’elle aille évidemment à l’encontre des engagements canadiens en matière de non-prolifération et de désarmement, cette question a été soulevée de manière récurrente par des commentateurs et des personnalités médiatiques canadiens en réaction aux attaques rhétoriques répétées du président américain Donald Trump contre la souveraineté de leur pays. Alors que la démocratie américaine est prétendument en train de faire marche arrière et que son dirigeant actuel lorgne les vastes ressources du Canada dans le but ostensible d’une expansion territoriale, il est suggéré qu’Ottawa construise, exploite et commande sa propre force de dissuasion nucléaire. L’objectif? Empêcher Washington, Moscou ou toute autre capitale hostile de s’immiscer dans ses affaires.
Une force de dissuasion nucléaire canadienne semble attrayante à première vue pour diverses raisons. Elle pourrait préserver l’autonomie du pays en dissuadant les États-Unis d’agir de manière hostile à son encontre. Elle pourrait également le protéger des interventions étrangères rendues possibles par la perte potentielle du parapluie nucléaire américain. Elle pourrait même rétablir le statut du Canada sur la scène internationale et garantir son rôle de puissance souveraine, comme ce fut le cas pour la France et le Royaume-Uni à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Enfin, il pourrait s’agir d’un moyen rentable de compenser pour la faiblesse militaire relative du pays. Alors que certains alliés européens semblent envisager timidement cette option, pourquoi le Canada n’en ferait-il pas autant?
Ces arguments sont erronés pour des raisons pratiques. Les partisans d’une arme nucléaire canadienne sous-estiment les difficultés que son développement rencontrerait et surestiment les avantages qu’elle pourrait offrir. Bien qu’il existe certainement une voie possible vers une bombe canadienne, celle-ci serait coûteuse, plus longue qu’imaginée, non viable, impossible à garder secrète, insuffisante et mal conçue pour résoudre les problèmes auxquels le pays est confronté et impactrait négativement sa position vis-à-vis de ses alliés et de la communauté internationale dans son ensemble. En d’autres termes, le Canada pourrait choisir de fabriquer des armes nucléaires, mais seulement à un coût faramineux et sans garantie de succès. C’est ce coût même qui rend cette option inappropriée, même face aux désirs déclarés du président Trump d’un « cinquante-et-unième » État.
Arguments en faveur de l’acquisition d’une force de dissuasion nucléaire canadienne
L’argument en faveur des armes nucléaires canadiennes repose sur deux prémisses problématiques.
Premièrement, il présuppose que la dissuasion nucléaire fonctionne par défaut. En d’autres termes, il souscrit à la croyance selon laquelle il suffirait de disposer d’armes nucléaires – même d’une seule bombe – pour en tirer tous les avantages dissuasifs. Or, la réalité est bien plus complexe. Une dissuasion nucléaire réussie requiert de multiples éléments : des ogives en nombre suffisant pour infliger des dommages proportionnels, des vecteurs appropriés et un arsenal capable de survivre à une première frappe hostile et donc d’infliger des représailles. En termes plus simples, un arsenal nucléaire canadien doit être capable d’endommager suffisamment les États-Unis pour dissuader leur attaque, nécessite l’utilisation d’un certain type de technologie de missiles ou de chasseurs et être capable de survivre à une première frappe massive de la part des États-Unis. Ces exigences signifient que « quelques bombes nucléaires » (comme les six que possédait autrefois l’Afrique du Sud) ne suffiraient pas. Après tout, l’Afrique du Sud n’avait pas à dissuader un voisin doté de l’arme nucléaire, et encore moins une grande puissance continentale disposant d’un ensemble massif de capacités militaires. Pour dissuader efficacement un agresseur doté de l’arme nucléaire, tel que les États-Unis, un arsenal d’une ampleur équivalente à celui du Royaume-Uni, de la France, voire de la Chine, serait plus approprié, avec plus d’un vecteur. Bien entendu, cette nécessité opérationnelle augmente considérablement le coût d’acquisition des armes nucléaires. La dissuasion nucléaire n’est pas intrinsèque; il s’agit d’une pratique, qui plus est coûteuse.
Deuxièmement, il suppose que le Canada débute la course vers la bombe en étant proche de ligne d’arrivée. En effet, le Canada est l’un des rares États en « latence nucléaire » au monde, c’est-à-dire des États qui pourraient « facilement » fabriquer une arme nucléaire relativement rapidement. D’après la plupart des études sur le sujet, c’est vrai. Le Canada a accès à de l’uranium, dont il est l’un des principaux exportateurs, et dispose d’un approvisionnement facile en plutonium grâce à son importante industrie nucléaire civile. Mais le mot clé de cette phrase est « relativement ». Il est vrai que, comparé à d’autres pays, le Canada aurait plus de facilité à acquérir des armes nucléaires. Mais cela ne signifie pas qu’il serait capable de fabriquer une bombe en quelques heures, jours, semaines ou même mois. La voie du plutonium nécessiterait toujours l’adaptation des installations existantes, ce qui prendrait du temps et de l’argent. Même en se basant sur des estimations optimistes, il faudrait des années pour atteindre ce stade, et il serait alors déjà trop tard, car l’actuel président des États-Unis ne vivrait peut-être même pas assez longtemps pour le voir. L’histoire nous apprend qu’une tentative de prolifération nucléaire de la part du Canada pourrait provoquer ce qu’il tente justement d’éviter, à savoir une intervention américaine. L’idée que Washington se contenterait de rester les bras croisés pendant qu’un autre État sur sa frontière danse avec l’atome est en soi fantaisiste.
Ce que coûte la prolifération nucléaire
Lorsque l’on se demande si le Canada devrait se doter d’armes nucléaires, il est important de comprendre les nombreux coûts associés à la prolifération. Tout au long de cet article, j’ai insisté sur le fait que la construction d’une force de dissuasion nucléaire canadienne serait coûteuse. Et ce, tant sur le plan financier que sur le plan diplomatique.
Les coûts directs de la prolifération nucléaire sont assez simples et faciles à prévoir. Ils comprennent la recherche et le développement (qui restent nécessaires même après avoir réussi à fabriquer une bombe), les tests, la production, le contrôle et les communications, ainsi que le coût des systèmes d’armes (ou vecteurs) utilisés pour les déployer contre une cible. Dans le cas de la France, qui possède environ 290 ogives nucléaires, cela comprend trois mécanismes de lancement (ou vecteurs) différents: les avions basées au sol, les chasseurs basés sur les porte-avions et les sous-marins. L’Observatoire des armements estime que la France a dépensé plus de 357 milliards d’euros entre 1945 et 2010 pour sa dissuasion nucléaire. Selon le Bulletin of Atomic Scientists, la France aura dépensé 5,3 milliards d’euros en 2022 pour ses activités liées au nucléaire. Dans le cas du Royaume-Uni, sa Chambre des communes a indiqué que le coût de sa dissuasion nucléaire sur une période de dix ans (2023 à 2033) pouvait être estimé à 117,8 milliards de livres.
Ces chiffres montrent que la construction et le soutien d’un arsenal nucléaire sont extrêmement coûteux et qu’aucun pays ne peut s’y engager facilement. Les investissements nécessaires à la mise en place d’un programme secret et à son maintien pendant des décennies sont colossaux. Les États-Unis dépensent chaque année davantage pour maintenir leur force de dissuasion nucléaire que le Canada pour l’ensemble de ses forces armées. La mise au point par le Canada d’un vecteur approprié capable de cibler les États-Unis – sans l’aide d’aucun de ses autres alliés – représenterait également un défi considérable. Il y a également un coût en termes de personnel : la gestion d’une force de dissuasion nucléaire exige la formation et la fidélisation d’opérateurs capables de la gérer en toute sécurité, à un moment où les forces armées canadiennes sont en pleine crise de recrutement. En outre, cela nécessite une industrie de recherche et de développement indépendante qui devrait être maintenue grâce aux investissements du gouvernement, sans la collaboration (et, en fait, avec l’opposition active) de l’ancien plus proche allié du Canada, les États-Unis. Compte tenu des difficultés chroniques du Canada en matière d’approvisionnement militaire, une bombe nucléaire est-elle réellement envisageable ?
La prolifération nucléaire a également des coûts indirects qui pourraient s’avérer encore plus difficiles à supporter pour le Canada. D’un point de vue diplomatique, se doter d’une force de dissuasion nucléaire reviendrait pour le Canada à renier sa ratification du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Le TNP est l’accord de contrôle des armements qui compte le plus grand nombre de membres au monde et un seul pays s’en est à ce jour retiré : la Corée du Nord. Si le Canada abandonnait ses engagements en matière de non-prolifération, il risquerait l’isolement diplomatique et un large éventail de sanctions économiques douloureuses de la part de l’ensemble de la communauté internationale. Les armes nucléaires sont impopulaires auprès des gouvernements sud-américains, africains et asiatiques. À l’heure où l’hostilité des États-Unis pousse le Canada à diversifier son économie, chercher à se doter de la bombe reviendrait à s’aliéner tous les partenaires potentiels dont il pourrait avoir besoin. L’hypocrisie de cette démarche pourrait également porter un coup fatal à la crédibilité morale du pays et nuire durablement à sa réputation internationale. Si certains ont mis en avant le fait que des responsables allemands et polonais ont ouvertement réfléchi à l’option nucléaire pour justifier que le Canada leur emboîte le pas, je pense que cela revient à s’avancer trop vite. L’Allemagne semble plus encline à rechercher la protection du parapluie nucléaire français qu’à construire son propre arsenal, pareillement pour la Pologne. Le fait que quelques dirigeants songent publiquement à posséder des bombes sans avoir réalisé d’investissements sérieux ou de développer une stratégie concrète n’annule pas des décennies de normes de non-prolifération (soutenues par le Canada) et ne marque pas la fin de l’opprobre qui entoure l’acquisition d’une force de dissuasion nucléaire indépendante.
Il est possible que la réaction internationale soit plus discrète que ce que je prédis. Celle des États-Unis, en revanche, ne le serait pas. En construisant une bombe nucléaire à sa frontière septentrionale, le Canada pourrait provoquer précisément ce que cette arme est devrait empêcher : une intervention militaire américaine directe. En effet, les proliférateurs nucléaires potentiels doivent traverser une « zone de danger » juste avant d’atteindre la possession d’une bombe atomique opérationnelle. Étant donné qu’ils se mettent à dos la communauté internationale, mais qu’ils ne bénéficient pas encore des avantages de la dissuasion nucléaire, ils sont complètement exposés. Cette période de vulnérabilité peut être exploitée par leurs rivaux ou leurs adversaires, et le serait certainement par les États-Unis. Ainsi, chercher à se doter d’une force de dissuasion nucléaire revient pour le Canada à jouer à la roulette russe, ce qui pourrait très bien lui exploser au visage. En d’autres termes, lorsqu’un pays est menacé d’annexion par une puissance nucléaire, il est déjà trop tard pour qu’il se dote de ses propres armes nucléaires.
Et si le Canada gardait la bombe au sous-sol?
Une alternative à la nucléarisation ouverte pourrait être ce que l’on peut qualifier d’option « israélienne », c’est-à-dire la mise en place d’une force de dissuasion nucléaire sans la tester ni en annoncer publiquement l’existence. Cette approche a également été employée par le Pakistan sous l’administration Reagan, les États-Unis ayant alors détourné le regard en échange d’une collaboration et de l’absence d’une proclamation flagrante. Cette stratégie pourrait se résumer à renforcer le statut latent du Canada, gardant ainsi la bombe « au sous-sol ».
Il est peu probable qu’une telle approche produise les avantages escomptés. D’abord, parce que les cas historiques de nucléarisation secrète ont été accomplis avec l’approbation tacite des États-Unis. Les deux coupables ont choisi cette option précisément parce qu’elle fut approuvée par des administrations américaines successives. Il est douteux que les États-Unis tolèrent une telle évolution à leur frontière nord, réalisée par le pays qu’ils tentent d’annexer. Deuxièmement, parce que cette approche nécessite toujours un certain degré d’avancée vers la prolifération, ce qui déclencherait inévitablement une réaction de la part de la communauté internationale. Il n’est pas crédible de s’attendre à une réaction passive de la part des institutions internationales lorsque l’on voit l’exemple de la réaction à l’Iran jouant avec l’option nucléaire. De même, les défis concernant les coûts et les investissements restent d’actualité. Troisièmement, étant donné que la cible de toute stratégie de dissuasion canadienne est un État doté de l’arme nucléaire (contrairement aux adversaires d’Israël, qui sont des États voisins plus faibles et non dotés de l’arme nucléaire), un secret de polichinelle nucléaire canadien pourrait difficilement être suffisant. En outre, des affrontements conventionnels entre puissances nucléaires (déclarées ou cachées) sont possibles, comme l’ont montré l’Inde et le Pakistan depuis les années 1990. Quelle que soit la situation, les armes nucléaires ne sont pas un atout qui résoudrait tous les problèmes du Canada, bien au contraire.
Armes nucléaires: dissuader qui, quoi, quand et pourquoi ?
Les armes nucléaires donneraient au Canada un sentiment d’invulnérabilité. Pourtant, elles ne sont pas adaptées à sa situation stratégique actuelle. Une autre hypothèse qui soutien l’argument en faveur d’armes nucléaires canadiennes est que la plus grande menace pour la souveraineté du Canada est une invasion potentielle de son territoire par les États-Unis. Cette croyance manque de perspective: étant donné que les économies des deux pays sont si étroitement liées, Washington n’a même pas besoin de conquérir le Canada militairement – il pourrait probablement tenter d’atteindre exactement le même objectif par le biais d’une simple (et plus dévastatrice) coercition économique.
Il est concevable qu’un président américain enclin à l’annexion (comme Donald Trump) tente d’utiliser les leviers commerciaux à sa disposition pour inciter le Canada à rejoindre les États-Unis. Selon l’ancien Premier ministre Justin Trudeau, c’est exactement ce qui se passe actuellement. En utilisant les droits de douane et d’autres moyens, l’objectif semble être d’affaiblir l’économie canadienne à un point tel que sa population finira par demander l’annexion. Il convient toutefois de préciser que les stratégies punitives ont tendance à se retourner contre ceux qui les infligent et à galvaniser ceux qui les subissent au lieu de les inciter à abandonner. Bien qu’elle soit également douloureuse pour les citoyens américains, cette approche présente l’avantage d’être militairement « bon marché ». Face à elle, les armes nucléaires n’auraient que peu d’effets dissuasifs. Une menace de frappe nucléaire ne résoudrait pas les problèmes des industries canadiennes du bois et de l’aluminium. Même dans le cas d’une invasion conventionnelle totale, le Canada devrait s’engager à appliquer une politique de première frappe en cas d’atteinte à son territoire. Une telle démarche ne pourrait qu’entraîner une condamnation internationale. Ainsi, même si le Canada avait développé ses propres armes nucléaires lorsqu’il en avait l’occasion après la Seconde Guerre mondiale, elles ne le protégeraient pas actuellement des frasques de l’administration Trump. En clair, elles pourraient être la solution à un problème différent, mais pas à celui auquel Ottawa est actuellement confronté.
Certains pourraient faire valoir que les États-Unis pourraient tirer profit d’un Canada doté de l’arme nucléaire. Selon ce scénario, dans lequel les deux nations ont rétabli leurs relations amicales et où Washington ne cherche plus à contraindre Ottawa par des moyens économiques, une force de dissuasion nucléaire canadienne pourrait renforcer la défense continentale en augmentant la puissance de la force de dissuasion commune globale. Cette perspective revient à prendre ses désirs pour des réalités. Les États-Unis ont depuis longtemps pour principe que moins leurs alliés sont indépendants sur le plan opérationnel, mieux c’est – en particulier dans le cas de la capacité nucléaire. L’introduction d’une bombe autonome échappant au contrôle des États-Unis augmenterait donc les risques, puisque les décideurs canadiens pourraient appuyer sur la gâchette sans tenir compte des souhaits des Américains. Que le Canada soit ou non l’ami des États-Unis, ces derniers chercheront toujours à l’empêcher de se doter d’armes nucléaires.
Des armes nucléaires canadiennes : une fausse solution pour un problème bien plus complexe
Le Canada se sent et est menacé par les tarifs douaniers et la rhétorique désinvolte d’annexion de l’administration Trump. Pourtant, revenir sur ses engagements en matière de non-prolifération nucléaire n’est pas une solution. Une arme nucléaire canadienne n’a guère de sens sur les plans stratégique, financier et diplomatique. Elle risquerait d’aggraver la situation du Canada et de l’isoler sur la scène internationale. Au lieu d’être un atout facile à obtenir, une dissuasion nucléaire canadienne serait au contraire un pari extrêmement risqué, dont les bénéfices seraient limités. Le Canada ferait mieux de renforcer ses capacités conventionnelles, d’accroître son autonomie stratégique et de cultiver sa résilience et sa diversification économiques.
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