Les contentieux relatifs à la mer de Chine du Sud comptent parmi les questions géopolitiques les plus sensibles au monde. Trois raisons rendent ces différends particulièrement complexes : le nombre de parties prenantes impliquées, les revendications contradictoires et l’importance économique et stratégique liée au contrôle de la mer de Chine du Sud. Ces facteurs font qu’il est très difficile de trouver une solution permettant d’apaiser les tensions et de maintenir l’ouverture de la région, d’autant plus que la compétition entre grandes puissances est toujours en arrière-plan. Dans ce contexte concurrentiel, il est crucial pour Ottawa d’adopter une politique étrangère dynamique, reliant les questions entre elles, afin d’utiliser stratégiquement tous les leviers possibles pour promouvoir les intérêts du Canada, à savoir sa souveraineté, sa sécurité et sa prospérité économique. Dans cette perspective, ce point chaud propose une analyse stratégique dynamique. Premièrement, les opérations de la Marine royale du Canada (MRC) dans la région du Sud-Est et le soutien diplomatique de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) permettent de promouvoir les intérêts économiques et sécuritaires du Canada dans cette région. Deuxièmement, la coopération stratégique avec la Chine sur des intérêts mutuellement partagés pourrait maximiser les intérêts du Canada tant dans la région côtière que dans l’Arctique. La reconnaissance par Ottawa du détroit de Qiongzhou en tant qu’eaux intérieures chinoises en échange de la reconnaissance par Pékin du passage du Nord-Ouest en tant qu’eaux intérieures canadiennes pourrait contribuer à garantir la souveraineté du Canada dans l’Arctique, en plus d’être compatible avec les intérêts économiques d’Ottawa en mer de Chine du Sud.
Quel est le problème en mer de Chine du Sud ?
Les différends relatifs à la mer de Chine du Sud opposent les revendications topographiques et maritimes de divers acteurs régionaux, à savoir : Brunei, la Chine, les Philippines, Taiwan, la Malaisie, l’Indonésie et le Vietnam. La Chine veut exercer sa souveraineté sur 90% de la mer de Chine du Sud conformément à la Ligne à neuf traits, basée sur des arguments historiques contraires au droit international. L’attrait de la mer de Chine du Sud, que ce soit sur le plan stratégique ou économique, est considérable. Sur le plan économique, environ 3,2 milliards de dollars américains de commerce annuel transitent par ces eaux. La mer de Chine du Sud est également connue pour abriter d’importantes pêcheries et des réserves lucratives de pétrole et de gaz. D’un point de vue stratégique, la mer de Chine du Sud est essentielle à la Chine pour projeter sa puissance militaire au-delà de ses frontières en cas de conflit avec des puissances rivales.
L’assertivité de la Chine dans la région de l’Asie du Sud-Est n’est pas nouvelle et n’a cessé de croître depuis 1970. La Chine agit comme un hégémon régional, souhaitant récupérer ce dont elle a bénéficié historiquement, à savoir une position dominante dans la région avant d’être délogée par l’Occident après les guerres de l’opium au XIXe siècle. Les actions assertives se caractérisent par la poursuite d’intérêts étroitement définis au moyen de politiques audacieuses qui contredisent les intérêts raisonnables et légitimes des autres États. Quatre types d’actions assertives sont identifiables. 1) l’assertivité déclarative (affirmations verbales, notes diplomatiques, diplomatie du loup guerrier); 2) les actions démonstratives (administration unilatérale de possessions contestées); 3) les actions coercitives (punition par des sanctions économiques, des coups d’avertissement, etc.) et; 4) l’utilisation de la force pure et simple (couler des navires). Dans le cas de la Chine, cela se traduit, entre autres choses, par le harcèlement régulier d’acteurs régionaux comme les Philippines et leurs activités sismiques, par l’intimidation des compagnies pétrolières étrangères impliquées dans les projets énergétiques du Vietnam situés dans les eaux contestées, par l’extension unilatérale de la présence administrative de Pékin dans la mer de Chine du Sud par le biais de ses garde-côtes, ou encore par la construction d’îles artificielles sur divers récifs dans les archipels Spratly et Paracel ainsi que la militarisation de certaines d’entre elles.
Ces actions assertives et la position économique dominante de la Chine ont grandement favorisé ses ambitions révisionnistes visant à atteindre des objectifs nationaux au détriment de la CNUDM. Malgré les actions juridiques initiées par les acteurs régionaux pour dissuader l’expansion chinoise, la situation ne s’est pas améliorée. Inquiète de la présence envahissante de la Chine, Kuala Lumpur a soumis une revendication de plateau étendu à la Commission des limites du plateau continental de l’ONU, dans l’espoir de tempérer les perturbations chinoises dans la région. De décembre 2019 à juillet 2020, de nombreuses réclamations et déclarations ont été publiquement émises par de multiples parties prenantes dans la mer de Chine du Sud : une déclaration du ministère des Affaires étrangères de Brunei et cinq notes, deux notes de la Malaisie, deux notes des Philippines, et trois notes du Vietnam.
Des pays non revendicateurs ont également participé, comme l’Australie avec sa note verbale de 2020, qui officialise son alignement sur les États-Unis. Canberra a également demandé publiquement l’application de la décision du tribunal arbitral de 2016. Cette dernière décision est le résultat d’une précédente affaire initiée par les Philippines en 2013 contre la Chine. Manille a fait valoir que, selon la CNUDM, les droits historiques de la Chine et la Ligne à neuf traits n’ont aucune base juridique, que les constructions maritimes utilisées par Pékin pour faire valoir ses revendications ne sont pas des îles valides qui donnent droit à une zone économique exclusive et que la Chine empêche les Philippines d’exercer ses droits souverains.
Pourquoi la mer de Chine du Sud est-elle importante pour le Canada?
De nombreuses revendications conflictuelles portées par des acteurs régionaux s’affrontent au sujet de la mer de Chine du Sud. Cet environnement tendu est particulièrement problématique puisque la région abrite la deuxième route maritime la plus fréquentée au monde. En tant que groupe, les pays de l’ANASE (ASEAN) représenteraient le sixième partenaire commercial du Canada si l’accord de libre-échange en cours de négociation est signé, même si la Chine reste un partenaire économique bien plus important pour le Canada puisqu’elle occupe la deuxième place. En 2018, les échanges commerciaux entre le Canada et l’ANASE ont néanmoins atteint 25 milliards de dollars américains. L’Asie du Sud-Est est l’une des régions économiques dont la croissance est parmi les plus rapides au monde. Les investissements du Canada y sont importants et concernent de nombreux secteurs tels que les mines, la haute technologie, le pétrole/gaz, les télécommunications, et plusieurs autres. Si les tensions régionales atteignent leur paroxysme et qu’un blocus devait être imposé sur la Chine, l’ouverture de la région en serait inévitablement affectée. Cela aura un impact négatif sur la fluidité du transit des marchandises et réduirait nécessairement les échanges économiques entre les pays de la région de l’Asie du Sud-Est et le monde.
Le rôle du Canada auprès de l’ANASE
Il existe une convergence d’intérêts entre le Canada et ceux qui sont en faveur de l’arrêt de l’expansionnisme régional chinois. Les acteurs régionaux craignent le révisionnisme chinois parce qu’il menace leur souveraineté. Ce même révisionnisme met également en danger l’ouverture de la région et, par extension, les intérêts économiques du Canada. Par conséquent, l’objectif d’Ottawa est d’amener les acteurs régionaux à travailler au sein d’institutions multilatérales pour parvenir à un code de conduite afin d’atténuer les tensions régionales découlant de l’extension territoriale de la Chine et de s’assurer que la mer de Chine du Sud reste un espace ouvert, basé sur le respect de règles.
La prospérité de la Chine dépend du commerce international pour exporter des marchandises, d’autant que sa population vieillit rapidement. Il est donc peu probable que Pékin prenne le risque d’une fermeture complète des routes maritimes en renforçant son assertivité, car il subirait des contrecoups économiques sévères. Cependant, les accidents arrivent et peuvent dégénérer en dépit de la volonté de Pékin. La légitimité du Parti communiste chinois (PCC) repose sur le progrès économique. Comme la croissance économique est étroitement liée à l’ouverture des routes maritimes pour l’exportation de marchandises, les intérêts du PCC rejoignent in fine ceux du Canada pour ce qui est de garantir l’ouverture de la mer de Chine du Sud.
Pour atteindre cet objectif, le Canada doit soutenir les pays de l’ANASE afin qu’ils parviennent à un consensus en vue de l’adoption d’un code de conduite pour la mer de Chine du Sud, car il s’agit du meilleur moyen de favoriser la stabilité et l’ouverture. Toutefois, de nombreux analystes et commentateurs considèrent que la création d’un code de conduite est très improbable. En fait, les discussions en vue d’un tel accord ont débuté en 1996 et ont toujours été entravées par l’unilatéralisme et le manque de coopération de la Chine. Néanmoins, en l’absence d’une meilleure alternative, la priorité devrait être donnée aux efforts diplomatiques visant à amener la Chine et les acteurs régionaux à se mettre d’accord sur un code de conduite. Mais le Cambodge, le Brunei et le Laos, tous membres de l’ANASE, se rangent toujours du côté de la Chine sur la nécessité de régler les différends relatifs à la mer de Chine du Sud de manière bilatérale, ce qui complique la création d’un code de conduite. Le poids économique et l’importance massive de Pékin dans les stratégies de développement de ces pays expliquent ces inclinations favorables, tout comme le fait que ces pays n’ont aucune revendication dans la mer de Chine du Sud, à l’exception du Brunei. Ces trois pays devraient, par conséquent, faire l’objet d’une attention particulière de la part des services diplomatiques canadiens lors des dialogues avec l’ANASE, car ce sont eux qui penchent le plus vers la Chine. Il est dans l’intérêt du Canada de veiller à ce que l’expansion de Pékin soit freinée par un code de conduite convenu de manière multilatérale. Et c’est pourquoi il est important que les membres de l’ANASE parviennent à un consensus sur la manière de régler les questions de sécurité relatives à la mer de Chine du Sud, même si la tâche est ardue.
Néanmoins, si les acteurs régionaux, et en particulier la Chine, ne respectent pas le droit international, un code de conduite juridiquement contraignant devient inutile, car il ne sera tout simplement pas respecté. C’est pourquoi le Canada devrait également faire pression pour le respect de la CNUDM. Le respect de l’ordre fondé sur les règles de droit est la condition sine qua non pour que l’ANASE soit enfin en mesure de créer un code de conduite contraignant et qui ne soit pas le résultat des préférences unilatérales de l’un de ses membres. Ainsi, le Canada devrait à la fois favoriser la conclusion d’un accord régional sur un ensemble de règles directrices et travailler sur le plan normatif à insister sur l’importance de l’autorité de la CNUDM.
Les opérations de liberté de navigation
Si Ottawa doit faire des efforts diplomatiques dans les processus de l’ANASE pour favoriser l’adoption d’un code de conduite, il devrait également continuer à envoyer sa Marine royale canadienne (MRC) dans la région de l’Asie du Sud-Est. Il est important de faire respecter le droit de passage inoffensif, car c’est ce qui permet de maintenir de facto l’ouverture de la région, en plus d’exercer une pression efficace sur la Chine pour qu’elle accepte un code de conduite élaboré par l’ANASE, contraignant et exécutoire pour la mer de Chine du Sud. Ottawa devrait néanmoins veiller à distinguer les opérations de navigation de la MRC des opérations américaines de liberté de navigation (« Freedom of Navigation Operations », ou FoNoP). Dans ses FoNoPs les plus ambitieuses, l’Amérique s’approche jusqu’à 12 milles nautiques des côtes chinoises. Même si de tels exercices sont tout à fait légaux, le Canada doit rester prudent et ne pas aligner trop étroitement ses opérations maritimes avec celles de son voisin du sud en évitant, par exemple, de naviguer avec les États-Unis dans des zones très sensibles comme le détroit de Taïwan. En effet, le fait de cultiver une certaine distance avec les États-Unis permet d’éviter de subir des coûts évitables découlant d’un enchevêtrement dans la compétition sino-américaine. Puisque le nouveau pacte de sécurité AUKUS n’inclut pas le Canada, Ottawa devrait laisser le gros du travail à d’autres.
Cela étant dit, les opérations de navigation dans la mer de Chine du Sud sont utiles pour exercer un effet de levier sur la Chine. Surtout lorsqu’elles se déroulent, comme c’est le cas pour certaines FoNoPs américaines, à seulement 12 milles nautiques des côtes chinoises. En fait, nous savons que la Chine veut que les États-Unis, et par extension, le Canada, sortent de son arrière-cour. L’objectif est donc de faire comprendre à la Chine que son expansion unilatérale dans la mer de Chine du Sud équivaut mécaniquement à une augmentation de la présence occidentale dans la mer de Chine du Sud. Si Pékin souhaite réellement voir la présence régionale des puissances étrangères diminuer, alors coopérer pour parvenir à un code de conduite deviendra, à un certain moment, attrayant. Ultimement, Pékin n’a aucun intérêt à accroître les tensions régionales au point de perturber le commerce international. Un code de conduite pourrait contribuer à réduire les risques de perturbation du commerce international et à réguler la présence occidentale dans la région. Il y a donc possibilité de coopérer.
La CNUDM, l’Arctique et le regroupement d’enjeux
Le Canada a de sérieux intérêts dans la mer de Chine du Sud, mais aussi dans l’Arctique, où la glace de mer fond et révèle de nombreuses ressources naturelles et plusieurs nouvelles routes maritimes. Parmi elles figure le passage du Nord-Ouest. Il s’agit d’une étroite voie navigable considérée par Ottawa comme des eaux intérieures et par Washington comme des eaux internationales. Les intérêts juridiques d’Ottawa dans le passage du Nord-Ouest convergent avec ceux de Pékin dans le détroit de Qiongzhou. Pékin considère ce dernier détroit, situé entre l’île d’Hainan et le continent chinois, comme des eaux intérieures, tout comme le Canada le fait dans l’Arctique pour le passage du Nord-Ouest – les deux pays invoquent des droits historiques. L’Amérique, pour sa part, s’oppose à ces deux revendications.
Le Canada a un intérêt stratégique sur le plan juridique à soutenir la position de la Chine concernant le détroit de Qiongzhou afin d’éviter un précédent qui serait préjudiciable aux intérêts du Canada concernant le statut juridique qu’il souhaite pour le passage du Nord-Ouest dans l’Arctique. L’argument est également valable en sens inverse pour la Chine. C’est là que le regroupement d’enjeux (« issue linkage ») devient utile. On parle de regroupement d’enjeux lorsqu’un État associe deux questions de politique étrangère, ce qui implique que la résolution d’une question ne peut se faire sans la résolution de l’autre. Pékin s’appuie sur le droit international pour garantir le statut juridique du détroit de Qiongzhou en tant qu’eaux intérieures. Parallèlement, la Chine considère la CNUDM comme illégitime lorsqu’il s’agit d’autres de ses revendications ailleurs dans les eaux côtières. Ainsi, la reconnaissance par le Canada du détroit de Qiongzhou en tant qu’eaux intérieures chinoises est un levier qui peut être utilisé pour pousser la Chine à reconnaître l’autorité de la CNUDM dans la mer de Chine du Sud de manière plus générale. Cela pourrait pousser Pékin à adopter une approche plus cohérente du droit international, mais aussi à encourager Pékin à rendre la pareille et à reconnaître la revendication du Canada sur le passage du Nord-Ouest comme des eaux intérieures.
S’appuyer sur les dispositions de la CNUDM est donc à la fois dans l’intérêt du Canada et de la Chine pour sécuriser leurs eaux intérieures respectives – le passage du Nord-Ouest pour le premier, le détroit de Qiongzhou pour le second. En outre, si la CNUDM prévaut dans les eaux de la mer de Chine du Sud et qu’un code de conduite est convenu, l’ordre fondé sur des règles est renforcé. Plus l’ordre fondé sur des règles est fort à l’échelle internationale, mieux ce sera pour les intérêts du Canada. Autre élément important, cette convergence d’intérêts entre la Chine et le Canada constitue un moyen de réduire les tensions entre les deux pays.
Conclusion
Un résultat tel que la fermeture de l’Asie du Sud-Est en raison des différends relatifs à la mer de Chine du Sud aurait un impact négatif sur les intérêts économiques canadiens. En effet, la capacité du Canada à exporter et à importer des marchandises diminuerait si le flux du commerce international était réduit. C’est pourquoi les efforts diplomatiques doivent viser à convaincre la Chine de toujours s’appuyer sur le droit international – et pas seulement là où cela correspond à ses intérêts – ce qui inclut la mer de Chine du Sud. Ottawa doit donc soutenir l’élaboration d’un code de conduite pour la mer de Chine du Sud. Les opérations de navigation de la Marine royale du Canada dans la mer de Chine du Sud devraient également être maintenues, sans pour autant s’aligner complètement sur les opérations américaines. La priorité doit également être accordée au renforcement de la coopération du Canada avec ses alliés européens, mais aussi avec ses partenaires d’Asie du Sud-Est, en organisant des exercices maritimes conjoints. Le Canada et les pays de l’ANASE partagent le même intérêt pour le maintien de l’ordre fondé sur des règles et pour l’ouverture de la mer de Chine du Sud. Pour beaucoup, ces États craignent d’être contraints de choisir un camp. Ils ont des liens économiques cruciaux avec la Chine, mais sont en même temps dépendants de Washington pour leur sécurité. Il s’ensuit qu’ils ont intérêt à préserver l’ouverture de la région, car cela leur permet de cultiver les deux relations sans privilégier l’une par rapport à l’autre. Enfin, le Canada et la Chine auraient intérêt à reconnaître leurs revendications respectives selon lesquelles le passage du Nord-Ouest et le détroit de Qiongzhou sont des eaux intérieures. Cette convergence d’intérêts permet de réduire les tensions sino-canadiennes, de garantir l’ouverture de la mer de Chine du Sud et la souveraineté d’Ottawa sur le passage du Nord-Ouest.
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