L’échec du gouvernement Trudeau à faire élire le Canada au Conseil de sécurité des Nations unies fut un affront sans précédent dans l’histoire du pays. Il s’agit d’une humiliation autant pour le Canada – qui a investi de l’argent, du temps et du capital politique considérable – que pour le premier ministre lui-même. Après tout, c’était son idée de faire compétition contre l’Irlande et la Norvège afin de tenter d’obtenir un siège pendant son règne comme premier ministre.
Deux conclusions diamétralement opposées ont été tirées de ce cuisant revers. D’une part, certains allèguent que la défaite à New York n’a rien de grave et n’enlève rien à la pertinence de l’actuelle politique étrangère du Canada. Après tout, les Canadiens semblent s’en ficher de manière générale, tandis que l’échec est principalement attribué à une question de timing, à un manque de ressources investies dans les opérations de paix et l’aide internationale, ou encore à un manque de cohérence et de lisibilité. Bref, il ne s’agirait que de rehausser et de financer la politique actuellement en place pour assurer le « retour » du Canada sur la scène internationale.
D’autres voient plutôt dans cette défaite humiliante la preuve ultime que les fondements de la politique étrangère sont à repenser entièrement. Au-delà des causes conjoncturelles, la défaite du Canada à l’ONU est symptomatique de déficiences structurelles de sa politique étrangère. Le rôle de rassembleur dont s’était drapé le Canada a frappé le mur d’une dure réalité : la communauté internationale ne souhaite pas accorder davantage d’influence au Canada. Elle lui a préféré des États moins riches et moins populeux, mais qui s’affichent ouvertement comme indépendants. Le Canada a malheureusement la réputation de ne pas avoir l’échine nécessaire pour confronter les grandes puissances et d’être trop faible pour défendre des positions fondées sur des principes. Bref, le Canada doit sortir de son état de vassalité pour s’imposer comme un acteur international d’influence.
Cette nécessité s’impose d’autant que le Canada doit désormais naviguer dans un environnement international de plus en plus hostile, marqué par la fracture de l’ordre international libéral. La pandémie de la COVID-19 a en effet accéléré et intensifié au moins trois bouleversements géopolitiques fondamentaux : la compétition agressive et multidimensionnelle entre grandes puissances, le dysfonctionnement des institutions multilatérales et le repli sur soi des États-Unis. Cette combinaison funeste est sans précédent et appelle le Canada à repenser de fond en comble sa politique internationale, puisque deux de ses principaux piliers – le multilatéralisme et la relation spéciale avec les États-Unis – sont ébranlés.
La troisième option
Justin Trudeau pourrait trouver dans la politique étrangère de son père les bases d’une alternative crédible pour faire face aux défis inédits auxquels le Canada est confronté. Surnommée la troisième option, cette alternative se fonde sur la défense décomplexée des intérêts nationaux du pays et par l’affirmation de son indépendance sur la scène internationale.
L’adoption d’une telle politique étrangère indépendante exige un véritable changement de paradigme pour le Canada, qui est habitué de s’en remettre aux autres pour faire des choix difficiles sur la scène internationale.
Concrètement, une politique étrangère indépendante passe d’abord par l’abandon des vieux réflexes de dépendance que sont de déléguer à l’ONU, à l’OTAN et à Washington les orientations stratégiques du Canada. Il doit d’abord et avant tout penser par lui-même. Pour ce faire, une réflexion ardue mais nécessaire s’impose afin de mieux circonscrire les intérêts nationaux du pays.
Le Canada a trois intérêts vitaux à défendre dans un monde de plus en plus hostile : assurer la sécurité de son territoire et de sa population, soutenir la prospérité de son économie et éviter d’être enchevêtré dans un conflit mondial.
Ces intérêts ont longtemps été assurés par la protection et la superpuissance des États-Unis et par un ordre international régi par des règles et des normes libérales. Dans un contexte de montée du protectionnisme, du nationalisme et du révisionnisme, conjugué au bouleversement climatique, ces garanties ne tiennent plus.
Défendre les intérêts nationaux
Pour défendre ses intérêts nationaux, le Canada doit s’affranchir de son état de vassalité et définir des ambitions à la hauteur des moyens qu’il est prêt à engager. Pour défendre son territoire et sa population, le Canada doit se doter des moyens nécessaires pour détecter, dissuader et vaincre toute menace, qu’il s’agisse de cybersécurité, de missiles hypersoniques ou encore de trafic étranger près de ses côtes. S’il est impossible pour le Canada de défendre son territoire sans la coopération des États-Unis, il n’en demeure pas moins qu’il ne peut plus se fier entièrement sur son voisin du sud pour lui fournir le renseignement et le soutien nécessaires pour garantir sa sécurité nationale. Une plus grande autonomie stratégique est requise.
Le Canada gagnerait à regarder du côté de l’Australie, qui vient de réviser en profondeur sa politique de défense afin de se doter d’une posture stratégique plus indépendante. Si Canberra ne remet pas en cause son alliance avec les États-Unis, elle souhaite néanmoins développer une autonomie et des moyens propres afin de se prémunir contre un soutien ambivalent de Washington. L’adoption d’une telle posture d’autonomie stratégique serait difficile au Canada, compte tenu de la proximité avec les États-Unis, mais elle est désormais vitale. Le repli sur soi des États-Unis, conjugué à sa grande volatilité politique, ne permet pas de présumer que notre voisin du sud sera à nos côtés, incluant pour défendre le Canada sur son vaste territoire Arctique, qui fait l’objet de convoitises des grandes puissances.
Plus encore, comme la pandémie l’a clairement démontrée avec le manque de personnel militaire pour soutenir les autorités civiles canadiennes et les tentatives des États-Unis d’empêcher la livraison de masques au Canada, le Canada doit accroître ses capacités nationales et réduire sa dépendance envers les États-Unis.
Il serait naïf de croire que tout rentrera dans l’ordre suite à l’élection présidentielle américaine. Le candidat Joe Biden privilégie une posture protectionniste et anti-chinoise similaire à bien des égards à celle de Trump, et la grogne intérieure marquée par une profonde détresse économique et sociale ne disparaitra pas subitement au lendemain d’une éventuelle victoire démocrate.
Pour assurer sa prospérité à l’ère du protectionnisme et d’une rivalité persistante avec la Chine, le Canada doit se doter d’une politique industrielle capable de soutenir une plus grande autonomie dans des secteurs névralgiques, tels que les technologies émergentes, l’agro-alimentaire, les ressources stratégiques et l’énergie renouvelable. Le Canada doit simultanément se doter d’un objectif de doubler sa population afin de bénéficier d’un marché intérieur conséquent. De même, le Canada doit poursuivre ses tentatives de préserver un ordre économique fondé sur les règles, telle que l’initiative de réforme de l’OMC.
En ce qui a trait à la sécurité internationale, la prévention de crises mondiales est prioritaire, car elle entraînerait assurément le Canada dans son sillage. Deux enjeux sont particulièrement criants : l’escalade d’un conflit régional (par exemple, en Europe de l’Est ou en mer de Chine méridionale) en une guerre entre grandes puissances; et une migration de masse en raison des changements climatiques, des guerres civiles et des inégalités accrues.
Pistes d’action
Pour prévenir de tels scénarios catastrophes, le Canada doit adopter une stratégie multidimensionnelle, appuyée par des moyens de dissuasion, de punition, de persuasion et de prévention en amont. Le Canada ne devrait pas se cantonner dans l’un ou l’autre de ces rôles, ni encore se contenter de suivre la posture des États-Unis. Des partenariats stratégiques avec des pays clés devraient être établis afin de multiplier l’influence internationale du Canada tout en assurant un maximum de flexibilité.
Concrètement, le Canada doit regarder au-delà de l’OTAN pour s’investir davantage auprès d’une poignée de partenaires-clés en Asie-Pacifique, dont les intérêts convergent avec les nôtres. Il doit privilégier des coalitions d’États aux vues similaires sur les enjeux clés qui requièrent une coopération internationale, dont les changements climatiques, la cybersécurité et les armes autonomes, par exemple.
Il doit également recentrer son attention sur l’Arctique, un pivot géostratégique central pour le Canada, et développer une stratégie concertée et ferme vis-à-vis de la Chine, en particulier dans le domaine de protection de l’information et des ressources stratégiques.
Il est temps pour le Canada d’abandonner la rhétorique moralisatrice et sa tendance à quitter la table quand il est temps de payer la facture. Plutôt que de parler fort et de faire peu, le Canada doit faire davantage et parler plus clairement.
Réviser la politique étrangère
La défense des intérêts nationaux du Canada et l’affirmation de son indépendance requièrent une révision majeure de sa politique étrangère. Deux conditions sont nécessaires pour qu’elle soit réalisable : un consensus entre les principaux partis politiques sur la réorientation stratégique du Canada et l’octroi de ressources budgétaires adéquates. Sans consensus politique, la politique étrangère demeurera source de partisanerie, de division et de revirements après chaque élection. Sans ressources suffisantes, le Canada sera condamné à suivre ses alliés ou à payer les frais de leur indifférence à l’égard de nos intérêts.
Ceci sera particulièrement pénible dans un contexte de récession post-COVID, car à chaque période de compression budgétaire passée, quel que soit le parti politique au pouvoir, les budgets alloués à la défense, à la diplomatie et à l’aide internationale ont été coupés. Il faut impérativement empêcher qu’un tel scénario se reproduise en suscitant l’aspiration des Canadiens à se doter des moyens nécessaires pour assurer leur sécurité et leur prospérité dans un environnement belliqueux.
Dans cette optique, un comité d’experts devrait être mobilisé afin de dresser un portrait de l’environnement géostratégique actuel, de définir les contours d’une posture plus indépendante pour le Canada, et de susciter la collaboration des Canadiens afin de jeter les bases d’un nouveau consensus stratégique.
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