Le concept de « dissuasion intégrée » (« Integrated Deterrence ») occupe une place centrale dans la stratégie de défense nationale américaine publiée par l’administration Biden fin 2022. De manière classique, la stratégie de défense américaine mentionne plusieurs approches de la dissuasion, qu’il s’agisse de la dissuasion par déni (diminuer les chances de succès adverses), par résilience (réduire ses gains) ou par imposition de coûts directs et collectifs (accroître le coût de son action), tout en s’appuyant sur un signalement adapté à l’adversaire. La dissuasion intégrée doit également permettre une meilleure gestion de l’escalade, particularisée à chaque cas de figure (reprenant ainsi le concept de « tailored deterrence »). Devant répondre à un problème de dissuasion au sens large, en particulier sous le seuil nucléaire et dans les zones grises, il s’appuie sur une triple intégration : d’une part, celle de tous les services du Pentagone dans une logique multi-domaine afin d’imposer des dilemmes stratégiques à l’adversaire ; d’autre part, celle des différents acteurs de l’administration (« whole-of-government approach ») ; enfin, celle des alliés et partenaires des États-Unis que ce soit en Europe ou dans l’Indo-Pacifique.
Dans leur étude No I in Team publiée en décembre 2022, les chercheuses américaines Stacie Pettyjohn et Becca Wasser proposent une grille analytique pour opérationnaliser le concept de dissuasion intégrée, en concentrant leur attention sur la place des alliés dans ce concept. Elles identifient trois niveaux d’intégration – stratégique, institutionnel et tactique – ainsi que les obstacles à l’intégration des alliés pour chacun de ses niveaux. L’étude rapporte les propos « d’un officiel d’un pays allié » interrogé en amont par les autrices dans le cadre de leurs recherches : « nous avons deux problèmes avec la dissuasion intégrée – le premier concerne l’intégration, le second la dissuasion ».
Même si la nationalité de « cet officiel » est pudiquement passée sous silence, il n’est guère de secret que la France est l’un des alliés des États-Unis qui a exprimé le plus de préoccupations et de scepticisme à l’égard de la notion de dissuasion intégrée depuis que celle-ci a été introduite par l’administration Biden. La défiance française s’explique par le fait que Paris s’affirme depuis plus de 60 ans comme une puissance nucléaire indépendante, souvent désireuse de se dissocier des concepts américains jugés incompatibles avec ses priorités et ses moyens (comme par exemple, la doctrine américaine de « réponse flexible »). Que le responsable cité dans l’étude de Pettyjohn et Wasser soit français ou non, il ne fait aucun doute que cela aurait pu être le cas.
S’il existe indéniablement des différences de fond entre la dissuasion à la française et le concept américain de dissuasion intégrée, les débats se cristallisent bien trop souvent sur des questions purement sémantiques. Celles-ci capturent inutilement l’attention et tendent in fine à occulter le fait qu’il existe également de nombreux points de convergence entre la pensée stratégique française et celle des États-Unis quant à la manière de dissuader, de décourager et de contraindre les adversaires potentiels. Mon intention est ici de lever le voile sur ces disputes sémantiques qui polluent le débat stratégique et empêchent la France et les États-Unis de se concentrer sur la noblesse de l’objectif : comment mieux dissuader leurs adversaires communs, mieux anticiper les scenarii de contournement de la dissuasion nucléaire ou de rupture du tabou nucléaire et in fine mieux joindre leurs efforts pour maîtriser l’escalade en leur faveur lors d’un conflit régional.
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