« La politique étrangère du Canada n’a jamais été aussi importante depuis une génération », énonce d’emblée la plateforme électorale du Parti conservateur du Canada. Pourtant, les enjeux internationaux ont largement été ignorés lors de la 44e campagne électorale fédérale. Ceci s’inscrit dans une longue tradition de préférer débattre d’enjeux nationaux, voire provinciaux, plutôt que d’aborder un domaine qui relève pourtant exclusivement du gouvernement fédéral. Même au plus fort de la guerre en Afghanistan durant la première décennie 2000, l’intérêt des Canadiens envers ces enjeux n’était pas au rendez-vous durant les élections. Tout laisse croire que cette tendance sera la même cette année. Les affaires étrangères demeurent loin des priorités des électeurs, ces derniers se disant surtout préoccupés par la pandémie et le coût de la vie.
Plusieurs décrient cette situation, soulignant que si le Canada ignore l’international, celui-ci ne l’ignorera pas en retour, comme en témoignent, par exemple, la prise en otage de Canadiens par la Chine, l’interférence russe dans les élections canadiennes, ou encore les centaines de Canadiens toujours coincés en Afghanistan.
D’autres estiment au contraire que le Canada n’a que peu d’emprise sur les affaires internationales et qu’il est difficile pour les partis d’opposition de proposer de bonnes idées en la matière, faute d’accès au renseignement classifié. Ceci n’a pourtant pas empêché les chefs de partis de débattre par le passé de politique internationale. Aussi récemment qu’en 2015, les libéraux de Justin Trudeau se sont démarqués par leurs propositions d’accueillir 25 000 réfugiés syriens, de mettre fin aux opérations de combat contre l’État islamique, et d’économiser des milliards en n’achetant pas de chasseurs F-35. Cette élection rappelle avec force que les campagnes électorales ont un impact considérable sur les relations internationales du Canada et sur la vie des Canadiens.
Qu’en est-il de la 44e élection fédérale ? Comment les partis politiques se sont-ils distingués en matière de politique étrangère ? L’examen de la couverture médiatique de la campagne électorale révèle sans surprise le peu d’attention accordée aux affaires internationales par les principaux chefs de partis[1]. Deux exceptions sont toutefois notables, l’Afghanistan et la Chine, qui ont été sommairement abordées au cours de la campagne. L’analyse comparative des plateformes électorales révèle quant à elle certains éléments de divergence, dont les relations avec la Chine, mais surtout un large consensus sur une politique étrangère mettant de l’avant les valeurs canadiennes et sur les principales dépenses militaires.
L’Afghanistan
L’élection a été déclenchée au lendemain de la prise de Kaboul par les talibans, imposant ce sujet comme un enjeu dès le début de la course. Malgré l’intérêt des Canadiens pour le conflit et le souhait d’une forte majorité d’entre eux que le Canada fasse tout en son pouvoir pour rapatrier rapidement les interprètes afghans, le sujet n’a été que partiellement effleuré pendant la campagne. Si chaque chef de parti a rapidement fait part de ses inquiétudes, statuant unanimement qu’une aide devait être apportée aux ressortissants canadiens ainsi qu’aux collaborateurs afghans, il leur a été plus difficile d’expliquer ce qu’ils auraient fait de mieux. Le principal reproche émis à l’encontre du gouvernement Trudeau a été sa réponse jugée plus réactive que proactive, un avis partagé par une majorité de Canadiens, qui se sont montrés déçus de la gestion de la crise par les libéraux. Lors du premier « débat » des chefs, les chefs d’opposition s’en sont pris au plan d’évacuation mis en place par le gouvernement Trudeau, sans toutefois prendre le soin de présenter des alternatives concrètes. Le chef libéral a défendu son plan de retrait, en spécifiant que le Canada avait évacué près de 3 700 personnes, soit davantage que plusieurs autres pays européens. Bien que les chefs du NPD et du PCC n’aient pas rétorqué en force sur ce dossier, le chef du Bloc Québécois a défendu en quelque sorte l’inaction canadienne sur la base de son impuissance. Il a déclaré que le Canada ne constitue pas une puissance mondiale et que ses actions sur la scène internationale ne peuvent être réalisées qu’en coordination avec ses alliés. Le débat en anglais n’a pas permis d’aller plus loin sur la question, si ce n’est qu’une répétition des critiques adressées au gouvernement Trudeau d’avoir déclenché des élections au beau milieu d’une gestion de crise humanitaire.
Bien que les partis d’opposition semblent s’entendre sur le fait que le gouvernement fédéral aurait dû agir davantage en amont, il est à noter que seul le Parti conservateur a énoncé un plan d’action concret. Dans une déclaration vidéo diffusée le 26 août, Erin O’Toole a proposé que le Canada poursuive non seulement sa coopération avec ses alliés afin de permettre l’évacuation d’Afghans, mais qu’il établisse en outre des corridors humanitaires en collaboration avec l’Inde, notamment, et qu’il offre du soutien matériel et politique à la résistance afghane contre le régime taliban. Une promesse qui pourrait d’ailleurs susciter des représailles contre le Canada.
Tous les partis politiques se sont par ailleurs rapidement entendus sur la non-reconnaissance du régime taliban, bien que les tergiversations du ministre Marc Garneau aient laissé planer un certain flou sur la position libérale en début de campagne. Cette promesse de ne pas reconnaître le nouveau régime afghan risque de venir hanter le prochain gouvernement canadien. Mariam Monsef a brouillé davantage le message du Parti libéral en appelant les talibans « nos frères » dans une vidéo plaidant la protection des femmes et des minorités en Afghanistan – une terminologie qui avait une connotation particulière et qui était culturellement adéquate selon les explications de la ministre, mais qui a suscité un tollé au point tel qu’elle lui aura peut-être coûté sa circonscription.
Il est en effet contreproductif d’éviter d’établir des rapports diplomatiques avec des régimes honnis, puisque cela prive d’un accès pouvant être utile pour défendre nos intérêts à leur égard. C’est d’ailleurs pourquoi le Parti libéral de Justin Trudeau avait promis de rétablir les relations diplomatiques avec l’Iran en 2015. L’un des principaux obstacles qui ont empêché la mise en œuvre de cette promesse tient au fait que l’Iran, tout comme les talibans d’ailleurs, est désigné comme commanditaire de terrorisme. La conditionnalité de l’aide internationale par le G7, en revanche, apparaît une bien meilleure façon d’influer sur le nouveau régime afghan. Il est en effet difficile d’identifier les bienfaits de l’absence de liens diplomatiques, outre le fait de s’autoféliciter de maintenir une politique étrangère dite de principe.
La Chine
Le second enjeu international qui a été abordé lors de la campagne électorale porte sur la Chine. Le premier ministre Trudeau se dit « préoccupé » qu’un chantier naval d’État chinois construise un traversier pour passagers pour une société d’État canadienne, alors que le Parti conservateur s’est engagé à annuler le contrat une fois élu. Puis lors d’un entretien sur les ondes de Radio-Canada, Trudeau a été interrogé sur son ouverture à refuser d’extrader l’ex-dirigeante de Huawei, Meng Wanzhou. Il a répondu sans ambages que le Canada ne se plierait pas au « chantage » de la Chine. « Acquiescer mettrait à risque tous les voyageurs canadiens et les travailleurs canadiens qui se retrouvent en Chine ou ailleurs dans le monde, s’ils savent qu’ils peuvent faire du chantage pour avoir des résultats politiques en mettant la pression sur le Canada via ses citoyens », a ajouté le premier ministre. La commémoration du 1 000e jour d’incarcération de Michael Kovrig et de Michael Spavor a également été l’occasion pour le chef du NPD de rappeler l’importance de « continuer à travailler avec nos alliés internationaux pour mettre de la pression sur la Chine et permettre la libération de ces Canadiens ».
Le second débat en français a vu surtout Erin O’Toole exposer une approche différente à l’égard des relations avec la Chine. Le chef conservateur a appelé à une « approche plus sérieuse », notamment en ce qui concerne la technologie 5G de Huawei et les tarifs commerciaux sur l’acier et l’aluminium. Il a également été rejoint par le chef néodémocrate pour critiquer le manque de leadership de Justin Trudeau sur le plan des droits de la personne, rappelant l’absence du premier ministre lors du vote de la motion parlementaire sur la reconnaissance du génocide de la population ouïghour au Xinjiang.
C’est au cours du débat en anglais que la relation sino-canadienne a été la plus débattue. Le chef libéral assura que le Canada a fait beaucoup pour défier la Chine autant sur la sphère des droits humains que sur le plan économique. Le chef conservateur a attaqué en déclarant que la voix canadienne a été inexistante de la scène internationale pour protéger les deux Michael. Erin O’Toole a repris à son compte le slogan libéral de 2015, déclarant : « Canada is needed back on the world stage. We may be smaller than China with respect to population and economy, but we’re giant when it comes to commitment, to human rights, to dignity and to the rule of law ». Le premier ministre a répliqué que la meilleure manière de ramener les deux Michael au Canada passe par la coordination avec les alliés. « You do not simply lob tomatoes across the Pacific », a-t-il ajouté de façon à illustrer l’impuissance de mesures plus coercitives. L’échange sur la Chine s’est conclu avec les commentaires du chef bloquiste, qui a saisi l’occasion d’exposer le piètre palmarès du premier ministre quant à la protection des droits de la personne.
Pourtant, l’analyse comparative des plateformes électorales démontre que les partis partagent une vision relativement commune sur la question, fondée sur une politique étrangère dite « de principe ».[2] Par exemple, autant le PCC que le PLC pourraient avoir formulé cette position néodémocrate, selon laquelle le parti « osera tenir tête à la Chine avec une stratégie forte et cohérente pour défendre nos intérêts, ici comme ailleurs. Nous travaillerons avec nos allié·es pour développer une réponse internationale robuste et coordonnée au mépris de la Chine pour l’État de droit. Nous dénoncerons les violations des droits de la personne commises par la Chine, soutiendrons les demandeurs d’asile pro-démocratie de Hong Kong et offrirons un soutien coordonné aux personnes qui sont menacées ici par des entités chinoises. » Dans le cadre de leur vision pour « contrer l’autoritarisme et l’ingérence étrangère », les libéraux promettent ainsi de cesser de procrastiner en déposant un projet de loi pour préserver l’intégrité et la sécurité des systèmes de télécommunications, dont la 5G, sans toutefois affirmer, comme les conservateurs, leur désir d’interdire Huawei de l’infrastructure canadienne.
Les conservateurs se démarquent effectivement par la virulence et le détail de leurs propositions visant à « affronter la menace posée par le Parti communiste chinois », marquée par « le mal et la tyrannie ». Ils considèrent les « dirigeants communistes » comme « une menace claire et grandissante pour les intérêts canadiens et pour nos valeurs. Ils enlèvent nos citoyens, ciblent notre économie et intimident les membres de la communauté canadienne chinoise. » Les conservateurs proposent, entre autres, de soutenir l’idée d’une « coalition de démocraties », défendue par le président américain Joe Biden, de « reconnaître le génocide des Ouïghours et encourager nos alliés à faire de même », de mettre sur pied « un groupe de travail permanent sur l’ingérence étrangère », « d’imposer des sanctions aux pays et aux ressortissants étrangers qui prennent des Canadiens en otage », de retirer le Canada de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures dirigée par la Chine, de donner « asile aux défenseurs de la liberté en Chine continentale et aux minorités persécutées », de même que tenter de joindre le Dialogue quadrilatéral sur la sécurité (Quad) formé par les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie. Il va de soi que l’adoption de telles mesures entraînerait une réaction sévère de la part de la Chine, mais le chef conservateur s’est montré évasif lorsqu’interrogé, lors du premier débat en français, sur la possibilité de représailles chinoises.
Les dépenses et les interventions militaires
Un dernier enjeu s’est imposé à la toute fin de la campagne électorale, avec l’annonce d’un partenariat entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni en matière de défense. Celui-ci vise à approfondir la coopération entre les trois alliés dans les domaines de l’intelligence artificielle, la cybersécurité, les capacités de frappes longue distance, et surtout le développement de sous-marins à propulsion nucléaire. Cette annonce s’inscrit dans un contexte de rivalité croissante vis-à-vis de la Chine, qui a amené les trois alliés à réorienter leurs politiques de défense vers l’Indopacifique.
Le Canada a été critiqué non seulement parce qu’il n’a été ni consulté, ni même prévenu de cette annonce, mais surtout du fait qu’il ne semble toujours pas avoir développé une vision pour faire face aux tensions croissantes dans la région. L’absence du Canada de l’entente tripartite s’explique donc en partie de son faible intérêt historique pour l’Indopacifique et de sa difficulté apparente à déterminer une voie à suivre. Pourtant, le gouvernement Trudeau travaille sur une stratégie pour la région depuis avril 2019. Son exclusion tient aussi probablement au fait qu’aucun des partis politiques n’ose soutenir l’acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire dans le processus en cours de renouvellement de la flotte canadienne. Pour M. Trudeau, le Canada « ne sera pas de sitôt » sur le marché de sous-marins à propulsion nucléaire. Les chefs conservateur et néodémocrate ont critiqué le premier ministre pour l’exclusion du Canada de l’entente, mais n’ont pas été jusqu’à suggérer l’acquisition d’une telle technologie.
Ceci s’explique du fait du consensus relatif sur l’augmentation prévue des dépenses militaires. Autant le NPD que le PCC appuient le processus actuel d’acquisition de nouveaux chasseurs et de navires de combat, lesquels s’élèveront à plusieurs dizaines de milliards de dollars. Les conservateurs et les libéraux s’engagent en outre à soutenir la mise à niveau du Système d’alerte du Nord dans le cadre de modernisation du NORAD, à acquérir deux brise-glaces polaires, ainsi qu’à amorcer le processus de remplacement de la flotte de sous-marins, alors que le NPD et le Bloc demeurent muets sur ces questions, malgré les milliards supplémentaires que ceci pourrait nécessiter.
Les conservateurs vont plus loin que les autres en proposant de nouvelles initiatives, qui ne sont toutefois ni budgétées, ni clarifiées. Par exemple, ils entendent « bâtir une capacité canadienne de contribution au renseignement étranger », sans préciser s’il s’agit de créer une nouvelle agence de renseignement extérieur. Ils proposent également de développer une « nouvelle stratégie sur la souveraineté, la dissuasion et la détection » dans l’Arctique, sans en préciser la nature, et à « lancer plus de satellites en orbite basse pour les télécommunications et la défense dans l’Arctique », sans indiquer si cela s’ajouterait à l’entente déjà conclue avec Télésat.
Une même continuité est à prévoir en ce qui a trait aux interventions militaires. Tant les libéraux que les conservateurs proposent de renforcer la contribution canadienne aux opérations actuelles de l’OTAN, en particulier en Lettonie et en Ukraine. Les conservateurs ajoutent toutefois leur volonté de fournir des armes létales et l’imagerie RADARSAT à l’Ukraine. Alors que les conservateurs privilégient l’établissement d’un Centre d’excellence des opérations dans l’Arctique de l’OTAN, les libéraux proposent la création d’un Centre d’excellence sur le climat et la sécurité de l’OTAN. Curieusement, aucune plateforme électorale ne mentionne l’une des principales opérations militaires en cours du Canada, à savoir la participation à la Coalition globale contre le groupe État islamique en Irak et en Syrie. Le sort des centaines de militaires déployés dans la région est donc voué au statu quo, mais cette omission témoigne peut-être de la sensibilité du dossier des opérations de formation dirigées par les États-Unis, dans le contexte de l’échec en Afghanistan.
Il est particulièrement étonnant que le NPD n’appelle pas au retrait des troupes canadiennes d’Irak et d’autres missions soutenues par l’OTAN. Tout au plus propose-t-il de donner la priorité « aux initiatives multilatérales de maintien de la paix partout dans le monde ». Il n’est donc pas clair si les néodémocrates ne considèrent que les Casques bleus opérant sous commandement de l’ONU comme gardiens de la paix, ou si les troupes déployées à la demande des gouvernements irakien, jordanien, libanais, ukrainien et letton en font également partie.
Encore plus étonnant se trouve l’abdication totale des libéraux de Justin Trudeau à soutenir une participation canadienne aux opérations de maintien de la paix de l’ONU, alors qu’il s’agissait de l’une de leurs promesses phares en 2015. Force est donc de constater le consensus canadien à l’effet que la sécurité du Canada ne repose désormais qu’exclusivement sur les États-Unis et l’OTAN. Le besoin d’une plus grande indépendance dans le contexte d’un ordre international de plus en plus fracturé, quant à lui, est largement absent des préoccupations des élus canadiens.
Conclusion
La politique étrangère a encore été l’une des principales absentes des élections canadiennes, si ce n’est que quelques dossiers imposés par l’actualité. Le faible intérêt des Canadiens par rapport à d’autres préoccupations plus immédiates, de même que le consensus relatif entre les principaux partis politiques expliquent sans doute cette situation. Il n’en demeure pas moins que les promesses électorales discutées au cours de la campagne ou énoncées dans les plateformes amèneront le prochain gouvernement à prendre des décisions coûteuses et conséquentes, malheureusement à l’abri du regard d’une majorité d’électeurs.
[1] Les quotidiens La Presse, Le Devoir, Le Journal de Montréal, The Globe and Mail, Toronto Star, National Post ont été systématiquement scrutés, de même que les comptes Twitter des chefs de parti, les trois débats officiels, ainsi que leurs entretiens accordés aux réseaux de télévision CTV, CBC et Radio-Canada.
[2] Le Bloc québécois fait bande à part en ne se prononçant sur aucun dossier international outre le prolongement international des compétences constitutionnelles québécoises et la volonté de cesser la vente d’armes à l’Arabie saoudite, deux thèmes ignorés par tous les autres partis politiques.
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