Cette note politique fait partie d’une série spéciale, dirigée par Laurent Borzillo (Forum de défense et stratégie, FDS), Teodora Morosanu (FDS) et Benjamin Boutin (Association France-Canada) avec le soutien du programme Mobilisation des idées nouvelles en matière de défense et de sécurité (MINDS) du ministère de la Défense nationale du Canada, qui vise à développer des échanges stratégiques franco-canadiens.
La désinformation, soit la diffusion intentionnelle d’informations fausses ou manipulées, est devenue un outil privilégié pour certains États, leur permettant d’étendre leur influence sans recourir à des moyens militaires. Ces campagnes, habilement construites, visent à modeler les perceptions et à orienter les récits publics en faveur des objectifs stratégiques des acteurs étatiques. La Russie exploite ces techniques pour contrôler les discours autour d’enjeux clés dans des régions sensibles comme l’Arctique, où un affrontement militaire direct compromettrait ses intérêts économiques.
Longtemps perçu comme un territoire exceptionnel et à l’abri des débordements internationaux, l’Arctique est le théâtre des transformations profondes dues au réchauffement climatique et à des dynamiques géopolitiques changeantes. Cette conjoncture de bouleversements et d’incertitudes favorise les luttes de pouvoir et crée un contexte propice à la désinformation. Dans ce contexte, il est essentiel que le Canada examine de près ces stratégies communicationnelles afin de réfuter rapidement les fausses informations et de proposer des contre-récits convaincants.
Les stratégies de communication russes sur l’OTAN en Arctique
Au cours des dernières années, la présence de l’OTAN en Arctique est devenue une cible privilégiée des campagnes de désinformation russes. Les stratégies de communication russes à l’égard de l’OTAN en Arctique ont mis en lumière une série de récits destinés à fragiliser l’image de l’alliance et à détourner l’attention des actions russes dans la région. Les chercheurs P. Whitney Lackenbauer, Troy Bouffard et Adam Lajeunesse ont mis en évidence les tactiques de communication russes associées à l’OTAN dans la région. En s’appuyant sur ce cadre d’analyse, l’étude des articles publiés par TASS et Sputnik entre 2020 et 2023 révèle que 80 % des contenus mentionnant les mots-clés « OTAN » et « Arctique » intègrent au moins l’un des six thèmes identifiés par les chercheurs. Parmi ces thèmes, trois sont centraux aux articles de presse étudiés.
D’abord, au cœur de la stratégie communicationnelle de la presse russe se trouve l’idée que l’OTAN agit comme une force déstabilisatrice, menaçant l’équilibre de l’Arctique et alimentant la perception d’une perturbation régionale. Dans 205 articles, la région circumpolaire est présentée comme un espace où les tensions géopolitiques s’intensifient en raison de l’accroissement significatif de la présence et des exercices de l’OTAN.
Cette thématique est fréquemment associée au thème de l’absurdité de la menace russe, visant à discréditer les préoccupations concernant l’activité militaire de la puissance. La présence musclée de Moscou est ainsi sciemment réduite à des gestes inoffensifs. Les articles insistent par exemple sur les activités militaires russes dénuées de menace ou conformes au droit international, tout en insistant sur le nombre supérieur d’installations militaires de l’OTAN par rapport à celles de la Russie. Cependant, les observations de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) et de Reuters indiquent une réalité stratégique favorable à Moscou, dont la présence militaire dans le cercle arctique dépasse notamment celle de l’OTAN d’environ un tiers en termes de bases.
Un troisième thème majeur met en avant l’idée que les États arctiques sont sous l’influence directe des États-Unis, décrivant ces pays comme des pions dans un jeu de pouvoir où Washington impose ses intérêts. Dans cette vision, les membres de l’OTAN, y compris le Canada, sont représentés comme dépourvus d’autonomie et entièrement soumis à l’hégémonie américaine. Ce cadre hiérarchique, simpliste, mais récurrent (72 articles), permet de dénoncer la subordination des alliés de l’OTAN aux volontés de Washington, créant ainsi une opposition nette entre les États-Unis et leurs alliés d’une part, et la Russie d’autre part.
Dans les articles de presse, les trois thèmes sont fréquemment juxtaposés et combinés pour offrir une image cohérente de l’Arctique : un espace où l’OTAN, en tant qu’acteur extérieur, exacerbe les tensions et où les initiatives russes sont systématiquement déminées et légitimées. À cela s’ajoutent trois thèmes secondaires, soit : les sanctions des États arctiques nuisent à leurs propres intérêts, les États-Unis et l’OTAN sont de pauvres invités et le colonialisme américain. Ces derniers sont conjugués aux trois principaux thèmes et servent à accentuer l’idée que l’OTAN, sous la houlette des États-Unis, est l’instigatrice d’une escalade régionale injustifiée. Ainsi, les sanctions imposées par les pays arctiques à la Russie sont dépeintes comme étant dictées par les États-Unis et injustifiées en raison de l’absence de menace russe. Similairement, la presse russe lie le thème de la subordination des États arctiques à Washington à l’idée que les États-Unis et l’OTAN sont de mauvais hôtes, en accusant la Maison-Blanche d’imposer des installations militaires sur le territoire de leurs alliés et d’aggraver la dégradation environnementale.
L’impact de l’invasion de l’Ukraine sur les stratégies communicationnelles russes
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a profondément transformé les relations internationales, impactant également les dynamiques régionales arctiques. En réponse à l’agression militaire russe, les États occidentaux suspendent leur coopération avec la Russie au sein du Conseil de l’Arctique et d’autres organisations régionales. Dans ce contexte, la Russie a intensifié ses efforts pour dénoncer l’OTAN. Les thèses de l’Alliance militaire comme élément déstabilisateur et de la présence russe dénuée de menace gagnent en importance dans les articles de presse. En plus de tenter de discréditer les candidatures finlandaise et suédoise, les accusations quant à l’expansion de la coalition militaire occidentale se traduisent par une dénonciation de la multiplication de ses activités et de ses infrastructures militaires dans la région polaire.
Pour répondre à un isolement croissant au Nord, les agences de presse multiplient les récits évoquant « l’idée d’une menace russe est absurde » et « les États arctiques sont les pions des États-Unis » dans la période suivant l’invasion de l’Ukraine. Par ailleurs, cet isolement russe s’accompagne d’une nouveauté en termes de narratif. En effet, dans ses discours médiatiques, la Russie démontre qu’elle cherche à diversifier ses partenariats dans l’Arctique en s’engageant avec un large éventail de pays. L’analyse des articles de presse met également en lumière une stratégie russe qui s’appuie sur l’exploitation des tensions géopolitiques dans d’autres régions pour renforcer un sentiment de solidarité avec ses partenaires non-occidentaux. En établissant des liens entre les enjeux en Arctique et ceux d’autres zones, comme l’Indopacifique, les communications russes cherchent à projeter une image d’un acteur global responsable et non menaçant, tout en critiquant les actions des États-Unis et de l’OTAN.
Les médias russes élaborent des narratifs où les forces militaires occidentales sont décrites comme des agents de déstabilisation, tandis que la Russie est présentée comme un acteur pacifique. Ce discours, qui rappelle les tensions de la Guerre froide, met en scène une alliance entre la Russie et la Chine opposée aux États-Unis et à leurs alliés. L’objectif est de dessiner un tableau binaire où l’Occident apparaît comme l’agresseur, tandis que la Russie et ses partenaires se posent en défenseurs d’un ordre international équitable. Pour appuyer ces récits, les médias russes, tout en omettant leur propre violation flagrante du droit international, dénoncent, par exemple, la posture agressive des États-Unis et leur refus de ratifier la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, présentant ces actions comme contraires au droit international, hostiles et déstabilisatrices.
Considérations politiques et recommandations pour le Canada
En amplifiant la menace occidentale tout en minimisant l’ampleur des actions russes, la désinformation constitue un enjeu stratégique majeur pour le Canada, car elle peut perturber la manière dont le pays et ses alliés perçoivent la sécurité en Arctique et orientent leurs politiques. Ce phénomène met en danger les efforts internationaux visant à contrer les ambitions géopolitiques russes et fragilise la stabilité de la région arctique. Cela risque de détourner l’attention des défis régionaux, rendant plus difficile l’élaboration de stratégies de défense et de gouvernance communes.
De plus, cette désinformation peut diviser l’opinion publique canadienne et manipuler les marchés au profit de la Russie, créant ainsi des tensions internes et perturbant les priorités stratégiques du Canada. Bien que le Canada dispose de certains outils pour contrer la désinformation, tels que des mécanismes de réponse rapide, ceux-ci ne sont pas suffisants pour faire face à cette menace déstabilisatrice dans son ensemble.
Face à l’évolution rapide de l’Arctique, marquée par des intérêts concurrents et des défis d’accessibilité, la prise de décisions éclairées est tributaire d’accès à de l’information de qualité. Il est donc primordial que le Canada collabore avec ses alliés pour développer des outils de surveillance afin de détecter et de répondre aux campagnes de désinformation russes en temps réel. Des mécanismes doivent également être développés pour fournir rapidement des informations précises et vérifiables, notamment sur les déploiements militaires ou les activités de l’OTAN dans la région. La création ou le renforcement d’équipes de réponse rapide dédiées à la diffusion d’informations fiables pendant les moments clés de tension, tels que les déploiements ou les visites en Arctique, s’avère essentiel. La transparence ainsi instaurée permettrait de limiter l’impact de la désinformation et de maintenir une position stratégique cohérente pour le Canada.
À propos des auteurs
Julie Renaud est chercheuse à l’Observatoire de la politique et de la sécurité de l’Arctique (OPSA) ainsi qu’à l’Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques. Ses recherches se concentrent sur les questions stratégiques, sécuritaires et de défense en Arctique.
Mathieu Landriault est directeur de l’Observatoire de la politique et la sécurité de l’Arctique (OPSA). Il enseigne à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa et à l’École d’études des conflits de l’Université Saint-Paul.
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