Le développement de la technologie 5G pose un nouveau défi au sein de l’alliance informelle des « Five Eyes », c’est-à-dire le Groupe des cinq. Cette nouvelle technologie permet d’améliorer considérablement la vitesse de débit des données, l’interopérabilité des réseaux et devient la nouvelle norme en matière de télécommunications sans fil. Son développement est concentré aux mains d’un petit nombre d’acteurs, dont Huawei, un des plus gros fabricants d’équipements de télécommunications. La proximité qui existe entre le gouvernement chinois et Huawei entraîne des préoccupations quant à la possibilité pour la Chine de détourner cette technologie à des fins politiques. Une utilisation illégale du réseau 5G pose des menaces importantes aux appareils de sécurité des États occidentaux. Le président Trump s’est opposé fortement au développement de la 5G par Huawei et est allé jusqu’à indiquer que les États-Unis arrêteraient de partager des renseignements avec les pays qui n’excluent pas Huawei de leurs télécommunications. Le développement de la 5G et la présidence de Trump posent alors des défis nouveaux pour l’avenir du Groupe des cinq dont le Canada fait partie. La gouvernance particulière du président Trump et le caractère sécuritaire de la 5G bouleversent l’unité de l’alliance, mais les pays membres peuvent s’adapter à ces défis s’ils ne veulent pas que celui-ci soit durable.
L’imbrication de la technologie et de la sécurité
Le développement de la 5G pose un nouveau défi pour l’alliance du Groupe des cinq, car c’est la première fois, pour les pays membres, qu’un outil de modernisation technologique est perçu comme une menace aussi élevée à la sécurité intérieure. La 5G permet d’améliorer l’efficacité de nombreux domaines tels que les transports, les moyens de communication ou la défense. Cette révolution technologique apporte, en parallèle, de nouvelles menaces au cyberespace des pays membres et cela en fait donc un enjeu de sécurité considérable. Pour en contrôler les effets, il est nécessaire de mettre en place des mécanismes de contrôle, mais le développement de ceux-ci peine à rattraper celui de la technologie 5G en elle-même. La cybermenace représente un nouvel enjeu à l’international et nécessite un partage de renseignements accru et efficace afin de contrebalancer la vulnérabilité des infrastructures.
Aussi, la menace représentée par la 5G est amplifiée par le monopole que possède Huawei sur son développement. En Chine, le secteur privé est intrinsèquement lié au gouvernement. Le financement actif du groupe Huawei par le gouvernement chinois laisse à penser que celui-ci a des intérêts non négligeables dans ses activités. De plus, deux lois concernant le partage de renseignement en Chine obligent Huawei à participer aux activités de renseignement du gouvernement chinois. Pour la Chine, les objectifs de sécurité nationale sont indissociables de la participation des acteurs de toutes les branches de la société. Le manque de clarté du langage juridique des deux lois laisse à penser qu’il serait simple pour la Chine d’invoquer des préoccupations sécuritaires afin d’utiliser la technologie 5G pour s’infiltrer dans les infrastructures de ces ennemis. Dans le contexte du développement de la 5G, en s’imposant comme un acteur perturbateur de l’ordre international établi, la Chine cristallise son rapport avec les puissances occidentales. Les membres du Groupe des cinq ont donc mis en place, au sein de leur pays respectif, des comités chargés de déterminer le potentiel danger que représente Huawei dans l’installation de la 5G et tous mettent en avant le risque qui y est associé. Pourtant, tous n’ont pas encore pris de décision quant à la participation de Huawei dans le développement des réseaux 5G. Ceci laisse penser qu’il n’y a pas d’approche uniformément acceptée sur le sujet, ce qui est surprenant, car le domaine des technologies de communication est plutôt facteur d’alignement au sein de l’alliance.
Le statut spécial des États-Unis en matière de renseignement
Les États-Unis représentent, au sein de l’alliance et de façon globale, le plus gros fournisseur de renseignement dans le système international. La communauté du renseignement américaine est composée d’une multitude d’agences qui travaillent de manière autonome, mais en collaboration les unes avec les autres. Une des principales missions de celles-ci est de prévenir le vol de secrets américains en contrant les efforts d’espionnage des autres États et en acquérant des informations pour évaluer les services de renseignement des acteurs pour neutraliser ceux qui peuvent s’avérer hostiles. C’est dans cette dynamique que se développe la surveillance de Huawei. Le pays se positionne comme l’un des détracteurs principaux de Huawei. Depuis la présidence d’Obama, des inquiétudes ont été transmises quant au potentiel danger que représente Huawei dans l’industrie de la télécommunication. En 2018, ces inquiétudes sont formalisées par une déclaration de ne pas utiliser les produits de la compagnie faite par les trois grandes agences américaines de renseignement. S’en suit, en 2019, la signature d’un décret par le président Trump qui place Huawei dans sa liste d’ennemis étrangers et qui l’empêche de commercialiser des produits aux États-Unis. Ici, le pays cherche à exclure totalement Huawei de son appareil commercial afin de protéger sa sécurité nationale.
Le fait que les États-Unis soient le plus gros fournisseur de renseignement au sein de l’alliance lui accorde un statut d’autorité parmi les pays membres. Son positionnement contre Huawei doit être partagé pour maintenir une relation stable au sein du Groupe des cinq. Son influence est telle que certains pays membres ont changé de décision à la suite de pressions de la part des Américains. La Grande-Bretagne a, initialement, choisi de permettre à Huawei d’accéder à certains de ces moyens de communication en fixant certaines restrictions d’accès aux parties plus sensibles du réseau. Les États-Unis ont mis en avant leur désaccord quant à cette décision et ont menacé l’avenir du partage de renseignement entre les deux acteurs. Ces pressions ont conduit la Grande-Bretagne à réviser sa décision et à éliminer toutes les technologies Huawei de ses réseaux d’ici 2027. Il en va de même pour le Canada. Malgré qu’aucune décision officielle n’ait encore été prise, le pays a été prévenu plusieurs fois des possibles conséquences désastreuses si le Canada venait à compromettre son réseau. Le cas particulier de Huawei et de la 5G montre alors la présence d’asymétries et de tensions bilatérales que les pays membres ont tout intérêt à prendre en considération s’ils veulent que l’alliance perdure.
La présidence de Trump et l’amplification des tensions
L’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis amplifie les tensions présentes au sein de l’alliance. Pour ce qui est de Huawei, Trump est influencé par la rivalité stratégique qu’il entretient avec la Chine. Cette rivalité est exacerbée depuis l’arrivée de Trump au pouvoir. En matière de partage de renseignement, le Président a un comportement imprévisible qui entraîne des bris de confiance parmi les alliés. Par exemple, le partage d’informations avec la Russie concernant les attentats de Manchester a altéré la relation entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. C’est d’ailleurs cette relation particulière qu’entretient Trump avec la Russie qui apporte des tensions au sein de l’alliance. Les implications de la relation entre Trump et Poutine sur l’appareil de sécurité américain et celui de ses alliés sont difficilement identifiables. Toutefois, il existe une multitude de liens entre les deux dirigeants. Cette ambivalence a conduit la Grande-Bretagne à demander d’être rassurée, par la communauté de renseignement américaine, sur le fait que le président Trump ne va pas compromettre ses opérations d’espionnage en Russie. Aussi, Trump a une relation délicate avec sa communauté de renseignement. Il émet beaucoup de critiques publiques sur les pratiques de la communauté en matière d’espionnage. À plusieurs reprises, il a fait pression sur la communauté de renseignement pour qu’elle présente des analyses en conformité avec ses opinions. Ces divisions internes ont des répercussions sur la capacité des États-Unis à être perçu comme un acteur de confiance avec qui l’on peut partager des renseignements.
La confiance est un facteur essentiel pour le maintien et l’efficacité du Groupe des cinq. Ses pays membres partagent une culture stratégique commune et un nombre important d’informations confidentielles. Il s’agit d’un réseau de partage complexe dont le succès a été garanti par un maintien de la confiance et d’une certaine transparence entre les alliés. La présidence de Trump ainsi que les relations qu’il entretient avec les dirigeants des pays membres menacent l’équilibre de confiance initial de l’alliance. Toutefois, il est important de noter que ce n’est pas la première fois que l’on observe des bris de confiance au sein de l’alliance. Par exemple, l’affaire du sous-lieutenant canadien Jeffery Delisle, accusé d’avoir partagé du renseignement classifié avec la Russie a eu une incidence sur le degré de confiance entre les alliés.
Considérations et recommandations politiques
Le développement de la 5G dans le contexte de la présidence de Trump entraîne de nombreux défis qui se poursuivront même si les États-Unis changent d’administration. La position du pays concernant Huawei est claire et ne risque pas de changer. Le Canada est fortement dépendant du renseignement fourni par l’alliance et se doit donc de participer activement aux efforts de l’alliance pour pallier ces défis.
D’abord, pour atténuer et mieux contrôler les enjeux de sécurité liés au développement de la 5G, le Canada et le reste de l’alliance doivent avoir une attitude proactive et collective sur la question de la cybersécurité. Les activités de renseignement et les opérations militaires, à l’échelle internationale, vont bientôt être menées en utilisant la 5G. Quel que soit le fournisseur, la 5G représente une menace importante à la sécurité nationale si le gouvernement n’a pas les moyens de la contrôler. L’alliance doit alors donner l’exemple en s’assurant que la sécurité est une priorité pour tous dans l’acquisition de la 5G. Le décryptage est le type de renseignement principal au sein de l’alliance et est tout à fait pertinent sur la question de la cybersécurité. Chaque pays doit donc s’assurer d’avoir les moyens nécessaires pour mobiliser ce type de renseignement pour protéger le cyberespace. Au Canada, des initiatives doivent être mises en place pour améliorer le partage de renseignement sur cette question. Cela passe par une orientation plus poussée des priorités stratégiques vers la cybersécurité. Au même titre que pour la lutte contre le terrorisme, le Service canadien du renseignement de sécurité doit développer un centre intégré composé d’experts pour analyser ce type de menaces. Le Canada peut aussi profiter de cette opportunité pour s’imposer dans la sécurité non traditionnelle en élaborant des normes formalisées sur la bonne conduite en matière de 5G. Si les membres du Groupe des cinq participent à ce travail de normalisation, qui est nécessaire à l’ensemble de la communauté internationale, cela permet de réaligner les intérêts de chacun des membres vers cet intérêt collectif.
Ensuite, en ce qui concerne la domination américaine dans l’alliance, le Canada a d’abord intérêt à s’aligner à la décision américaine de bannir Huawei de son réseau 5G. Il faut faire un choix entre la protection sécuritaire qu’apportent les États-Unis et le marché commercial lucratif chinois. Il est nécessaire pour le Canada de maintenir une relation forte avec les États-Unis. En tant que puissance moyenne, le pays est particulièrement vulnérable aux menaces étatiques et transnationales, ne disposant pas d’autant de moyens en matière de renseignement que son voisin du sud. Pour maintenir un partenariat bénéfique avec les pays membres, le Canada doit s’assurer de toujours apparaître comme un partenaire pertinent aux yeux des autres. Pour cela, le Canada doit poursuivre ses efforts de refonte de son processus de surveillance et de partage de renseignement. Depuis 2016, le pays s’efforce de proposer des réformes qui visent à moderniser et dynamiser la communauté de renseignement canadienne. Cela passe notamment par la création du comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement chargé de superviser l’ensemble des activités des différentes agences. Cet effort de modernisation va permettre au Canada de réaffirmer sa pertinence aux yeux des pays membres et même peut-être de lui accorder une place plus égalitaire par rapport aux autres pays de l’alliance. Aussi, le Canada doit rappeler aux États-Unis qu’il y va de sa sécurité nationale de protéger les intérêts américains. Il est donc important de passer au-delà des divergences d’opinions entre dirigeants et de continuer à s’aligner sur l’intérêt américain.
Enfin, la présidence de Trump a cristallisé le rapport de force entretenu avec la Chine. Les appareils de sécurité des membres sont très liés, en particulier celui du Canada avec les États-Unis. Si une menace chinoise est perçue par les États-Unis, celle-ci s’applique directement au reste des alliés. Pour nuancer les effets de ces tensions diplomatiques et retrouver un esprit d’unité, le Canada et le reste de l’alliance doivent réorienter les priorités stratégiques du Groupe des cinq vers la menace commune représentée par la Chine. Chaque pays de l’alliance a des enjeux stratégiques ou diplomatiques à régler avec la Chine. Une orientation claire des priorités de l’alliance vers l’endiguement de la menace chinoise fait passer un message fort à cette dernière. Cette orientation stratégique passe par un élargissement de l’intérêt de l’alliance au-delà du renseignement électromagnétique. S’unifier unilatéralement contre une menace va participer à une réaffirmation de l’unité et de la confiance qui existe entre les membres. Aussi, en faisant de la menace chinoise une priorité, l’alliance donne l’exemple et envoie un message aux partisans de l’ordre international établi. Cette position de leadership peut, à elle seule, pallier le bris de confiance causé par la présidence de Trump et le développement de la 5G.
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