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Le 19 février dernier, le ministère de la Défense nationale a déclaré, dans un communiqué de presse, un don de plus de 800 drones à l’Ukraine. Ce don entend répondre à un besoin grandissant pour des technologies militaires depuis le début de l’invasion russe il y a deux ans. Les systèmes aériens sans pilote (Unmanned Aerial System : UAS) SkyRanger R70, de la compagnie Teledyne FLIR, représentent un don de plus de 95 millions de dollars. Plus récemment, le communiqué de presse du 26 avril annonçait un don supplémentaire de 100 drones, pour un total de 900 drones. Ces annonces sont adéquates puisqu’elles montrent une adaptation de l’aide militaire à la réalité du terrain. Depuis l’invasion russe, l’utilisation croissante des drones dans la guerre est largement documentée. Les microdrones commerciaux bon marché sont devenus des pièces d’artillerie essentielles à la réussite des opérations militaires ukrainiennes.
Si le communiqué de presse du 26 avril affirme que la livraison a débuté en mai 2024, le plan de livraison des 900 drones reste encore à être précisé par le gouvernement fédéral. Ottawa est d’ailleurs souvent critiqué pour l’écart qui existe entre ses paroles de soutien envers Kyiv et son manque d’action concrète. À titre d’exemple, le don annoncé il y a plus d’un an d’un système de défense antimissile sol-air, nommé NASAMS, ne s’est toujours pas concrétisé. Le gouvernement des États-Unis est responsable de la production du système NASAMS, mais aucune date de livraison n’a encore été annoncée. Les belles paroles du Canada et les délais de livraison affectent la crédibilité du gouvernement. Selon les données de l’Institut Kiel publiées en avril 2024, le Canada se place au dixième rang parmi les principaux contributeurs en aide militaire à l’Ukraine en termes de millions de dollars. Cependant, ces données incluent l’aide militaire dont la date de livraison est précisée, mais pas encore complétée. Dans ce contexte, la fourniture de drones de la part du Canada répond-elle aux besoins de l’Ukraine et peut-elle faire une différence sur le champ de bataille ?
Plusieurs soutiennent que la quantité de drones compte davantage que leur qualité dans la guerre en Ukraine, la quantité étant une qualité en soi. Si la quantité est effectivement impérative pour que l’Ukraine compense l’avantage stratégique de la Russie, la présente note politique défend plutôt la thèse que le Canada doit miser sur la supériorité technologique de ses dons en armes que sur leur quantité. Le conflit russo-ukrainien est caractérisé par une asymétrie des capacités militaires, la Russie ayant les moyens d’une grande puissance. Les drones améliorent grandement les capacités de collecte d’informations, de surveillance et de renseignement dans la guerre, faisant ainsi une réelle différence sur le champ de bataille. La supériorité technologique des dons constitue donc un avantage considérable pour l’Ukraine, les technologies émergentes pouvant faire pencher l’équilibre de pouvoir en faveur des plus innovants. Cependant, pour que cette stratégie soit efficace, il est nécessaire d’augmenter la vitesse de production et de livraison.
Les SkyRanger R70 sont-ils adaptés aux besoins ukrainiens ?
Déjà en usage en Ukraine, les SkyRanger R70 peuvent remplir plusieurs fonctions sur le champ de bataille, que ce soit pour l’observation, le ciblage, la collecte de données ou encore pour le transport de charges militaires allant jusqu’à 3,5 kilogrammes. Ces drones sont dotés de caméras thermiques qui leur permettent de détecter des cibles potentielles qui émettent de la chaleur et ce, même durant la nuit ou malgré des intempéries. Ces caméras sont nécessaires puisque les combats nocturnes se sont répandus dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie. De plus, Teledyne FLIR affirme que son produit est en mesure d’opérer dans des environnements hostiles où la communication et les réseaux GPS sont impossibles. Cette capacité de vol semi-autonome permet au SkyRanger R70 d’éviter le brouillage (ou jamming en anglais). La guerre électronique est en effet une caractéristique du conflit, les signaux GPS étant fréquemment brouillés. Il n’est pas rare que des signaux GPS soient modifiés afin de tromper les drones et ainsi tendre des pièges à l’adversaire. Des microdrones Black Hornet de Teledyne FLIR ont déjà été offerts à l’Ukraine grâce aux dons des gouvernements norvégiens et britanniques, ce qui donne une crédibilité supplémentaire à l’entreprise quant à l’efficacité de ses produits sur le terrain.
Actuellement, les drones de type « first-person view » (FPV) sont les plus utilisés au front. Ces drones kamikazes sont pilotés à distance à l’aide d’une caméra intégrée, d’une télécommande et d’un casque que porte le pilote. Le casque permet de visionner le point de vue du drone. Les quadricoptères d’observation chinois Mavic sont également très présents sur le champ de bataille. Ces drones commerciaux sont faciles à piloter, accessibles et abordables, leur coût variant de 3 000 à 6 000 dollars en fonction du modèle. Le coût élevé des SkyRanger R70 s’explique entre autres par leur production occidentale. Ayant été conçus pour les marchés militaires occidentaux, leur production n’est pas adaptée à une fabrication en série comme le sont les quadricoptères Mavic. Les politiques de défense occidentales ont tendance à mettre l’accent sur des armes dispendieuses et sophistiquées, mais la production de celles-ci n’est pas adaptée au rythme qu’impose une guerre d’attrition de haute intensité impliquant une grande puissance. Par ailleurs, les drones chinois Mavic comportent certains défauts sur le plan de la cybersécurité. En plus d’être vulnérables au jamming, leur logiciel est crypté en raison de leur origine chinoise. Il est donc impossible de déterminer quelles informations sont recueillies par les fabricants en Chine. Les drones offerts par le Canada sont fabriqués en Ontario, ce qui permet d’éviter cet enjeu.
Les UAS proposés par le Canada correspondent à la réalité du terrain dans la mesure où ils peuvent remplir diverses fonctions cruciales, performer lors de combats nocturnes et éviter les cyberattaques. Toutefois, le délai de production et de livraison demeure beaucoup plus long lorsque comparé à la production ukrainienne qui peut atteindre 150 000 drones par mois à un coût plus abordable. Alors que le don canadien de 900 drones semble important à première vue, il est estimé que 10 000 drones par mois sont perdus au front par Kyiv, ce qui équivaut à plus de 300 drones par jour. Même s’ils incluent sans doute les drones kamikazes, ces chiffres soulignent l’étendue de l’utilisation des drones dans ce conflit tout en mettant en perspective l’aide canadienne par rapport au besoin réel sur le terrain. Le président Volodymyr Zelensky a d’ailleurs annoncé l’objectif de produire un million de drones FPV pour l’année 2024. Le don de 900 UAS est significatif en termes de supériorité technologique, mais semble insuffisant pour répondre au besoin de l’Ukraine. Ceci soulève l’enjeu de la production de drones.
La production des drones et le rôle accru de la société civile
En raison de la guerre d’attrition, l’Ukraine et la Russie ont développé une dépendance envers les drones commerciaux utilisés à des fins tactiques. Parmi les tendances observables en Ukraine, il y a une forte mobilisation de la société civile et des compagnies privées. Les microdrones sont largement issus de l’industrie civile, avec plus d’une centaine de start-up qui opèrent en Ukraine pour contribuer à l’effort de guerre. La mobilisation civile permet d’accélérer l’approvisionnement en matériel militaire et en drones. Face à ces innovations, l’armée ukrainienne a dû s’adapter, notamment par l’implémentation de processus de certification plus courts qui durent près de trois mois. Autrement dit, le gouvernement ukrainien s’est adapté à ce nouveau mode de production afin de fournir suffisamment de matériel militaire à ses troupes dans un contexte d’urgence. Ce processus de certification accéléré témoigne d’une certaine institutionnalisation du drone au sein de l’appareil gouvernemental. Le 6 février dernier, le président Zelensky a annoncé la création d’une nouvelle branche des forces armées, soit le Unmanned Systems Forces. Cette institutionnalisation graduelle du drone témoigne de l’évolution de la doctrine de défense et ouvre la porte à une collaboration plus étroite avec Kyiv sur ce type d’armements.
Les ONG Come Back Alive et Aerorozvidka incarnent l’étendue de la mobilisation civile pour la défense ukrainienne. Come Back Alive est une plateforme de sociofinancement qui permet de fournir du matériel comme des drones aux forces armées ukrainiennes. Aerorozvidka convertit des drones commerciaux pour un usage militaire et construit même son propre modèle de drone, le R18. De nombreux civils construisent des drones FPV dans leur domicile pour ensuite les offrir à l’armée ukrainienne. Chaque drone FPV a une valeur approximative de 400$, ce qui représente un coût nettement inférieur à celui annoncé par le Canada pour les SkyRanger R70 (environ 100 000$ l’unité). Les drones FPV sont souvent à usage unique, ce qui explique leur coût abordable. Les SkyRanger R70 sont, quant à eux, destinés à un usage à long terme. Par ailleurs, l’usage des imprimantes 3D par les groupes civils pour créer des pièces de drones témoigne de leur lien étroit avec les forces armées ukrainiennes et de leur implication dans la guerre. L’impression 3D permet de fournir des pièces beaucoup plus rapidement que la livraison en provenance des États membres de l’OTAN.
En Ukraine, le conflit a révélé le rôle majeur de la société civile et du secteur privé dans l’effort de guerre et dans la production rapide de drones bon marché et efficaces. Un nombre élevé de drones est essentiel afin de saturer le champ de bataille et pour développer des systèmes d’essaim de drones (drone swarm). Un essaim de drones est un groupe de drones bon marché qui collaborent entre eux par des connexions de réseau fiables dans l’objectif d’accomplir des tâches complexes. Les essaims de drones sont le résultat de l’intelligence artificielle et représentent une nouvelle tendance du conflit russo-ukrainien. Les SkyRanger R70 sont dispendieux et livrés en quantité limitée par rapport au besoin de Kyiv, mais leur utilisation se fait sur le long-terme et principalement pour l’observation et la surveillance, à l’inverse des systèmes d’essaim. Alors que l’industrie civile contribue grandement à fournir une quantité élevée de drones, le Canada peut apporter son aide au travers de l’innovation technologique.
Le Canada doit miser sur la supériorité technologique
Le don de 900 drones est un premier pas vers davantage d’engagements de la part du Canada vis-à-vis du conflit en Ukraine. Le soutien militaire envers l’Ukraine est primordial dans la défense de sa souveraineté, de son intégrité territoriale et du respect du droit international. Le gouvernement fédéral condamne fermement la guerre d’agression russe qui représente un danger pour la sécurité de l’ordre international libéral. Pour que les actions du Canada correspondent davantage au discours tenu par le gouvernement, il est primordial de miser sur la supériorité technologique de l’Ukraine. Une course à l’armement de drones et à l’innovation technologique s’opère et les plus rapides bénéficieront d’avantages considérables.
Recherche et développement
Malgré l’important soutien international, il existe un écart entre l’assistance fournie à l’Ukraine et les besoins sur le terrain. Si l’Occident souhaite maintenir l’Ukraine dans la guerre, alors il est nécessaire de miser sur la supériorité technologique et de se tourner vers des moyens plus durables. Si des systèmes dispendieux tels que les drones turcs Bayraktar TB2 étaient efficaces au début de la guerre, les troupes russes se sont adaptées à ce type d’artillerie. Ceci exprime l’importance d’une adaptation technologique rapide. En outre, cette guerre démontre que les frontières entre les domaines militaires et civils deviennent de plus en plus poreuses, c’est pourquoi il est nécessaire d’investir dans la recherche et le développement (R&D) au sujet des drones commerciaux à usage militaire. En maximisant les connaissances sur les innovations technologiques ukrainiennes, il est possible d’augmenter l’efficacité des drones au front et de renforcer la cybersécurité. L’investissement en R&D permettrait d’adapter le mode de production occidental à celui de l’Ukraine et de fournir davantage de drones à moindre coût. En effet, il reste encore du progrès à faire au niveau de l’approvisionnement en matériel militaire, que ce soit au niveau de la vitesse de livraison ou encore de la production. L’investissement dans la R&D est l’occasion de mieux bénéficier des ressources financières allouées par le Canada au soutien militaire de l’Ukraine, tout en développant une expertise canadienne au sujet de ces technologies émergentes.
Intelligence artificielle
L’intelligence artificielle (IA) constitue un avantage comparatif du Canada. Une part importante de la R&D est d’ailleurs l’incorporation de l’IA aux drones. L’IA contribue à éviter le brouillage et à autonomiser les drones. Par exemple, le Reinforcement Learning est une simulation qui permet à l’IA de développer son autonomie en apprenant par des essais-erreurs jusqu’à être en mesure de prendre les décisions les plus optimales en fonction d’une situation donnée. De plus, la cueillette de données de vols est essentielle afin d’alimenter les algorithmes d’IA qui pourront développer des systèmes d’essaim de drones. Les drones qui se dirigent en essaim sur une cible sont plus difficiles à intercepter par les systèmes de défense aérienne, ce qui augmente leur performance. Puisque ce type d’attaque deviendra plus fréquent, il est nécessaire de développer l’IA pour être en mesure de mener de telles opérations et pour se défendre face à elles.
Par ailleurs, l’IA et les essaims de drones entraînent la saturation de l’espace de combat. L’utilisation massive des drones fait augmenter l’intensité des combats et rend le champ de bataille plus létal, ce qui soulève notamment l’enjeu de la protection des pilotes de drones. Les drones sont en mesure de détruire l’artillerie lourde et dispendieuse de l’ennemi, comme les chars d’assaut ou les systèmes de missiles antiaériens, faisant des pilotes de drones des cibles majeures au front. Ceci souligne l’importance d’assurer leur protection et de développer des systèmes de défense aérienne avec l’IA.
Le secteur privé et la chaîne de production
Le secteur privé joue un rôle majeur dans l’innovation et la production des nouvelles technologies, comme le démontrent les nombreuses start-up en Ukraine ou les entreprises comme Teledyne FLIR. Le modèle ukrainien montre que les start-up sont des acteurs clés dans la création d’une armée de drones. Afin de soutenir la chaîne de production des drones, il faut renforcer la collaboration entre le secteur public et le secteur privé. La poursuite de la collaboration avec Teledyne FLIR et le soutien de plus petites entreprises innovantes sont donc des éléments pertinents pour le Canada. Ceci peut favoriser le développement de nouvelles technologies qui augmenteraient la performance et l’efficacité des drones, que ce soit au niveau de la connectivité ou encore de la navigation. L’incorporation de l’impression 3D a également le potentiel d’accélérer significativement l’approvisionnement en pièces de drones.
La formation des pilotes de drones
La compagnie Teledyne FLIR enverra des formateurs à Kyiv afin d’enseigner à un certain nombre de pilotes des forces armées ukrainiennes l’utilisation des drones SkyRanger R70. Quant au gouvernement canadien, il investit déjà dans l’instruction militaire par l’opération UNIFIER. La création d’un programme dédié à la formation des pilotes de drones serait un ajout majeur aux vues de la situation actuelle au front. Dans les unités nouvellement formées en Ukraine, le taux de réussite concernant l’atteinte des cibles par un drone est souvent autour de 10 à 15 %. Dans les unités spécialisées comme les services de renseignement ukrainiens, le taux de réussite peut atteindre 70 % ou 80 %. Ainsi, l’entraînement des pilotes augmente l’efficacité des drones. KazhanFLY est une école de pilotage de drones qui offre un cours de dix jours. KazhanFLY est également une initiative ukrainienne, civile et volontaire. En s’inspirant de ce type d’école et en collaboration avec le Unmanned Systems Forces, il pourrait être intéressant d’inclure une formation de pilotage de drones dans l’opération UNIFIER. Alors que les soldats ukrainiens apprennent davantage à manier les armes classiques, il y a un manque quant au maniement des microdrones. Il est important de former un grand nombre de pilotes en raison du grand nombre de drones sur le terrain. Investir dans la formation, notamment au travers de simulateurs de pilotage en réalité virtuelle, permet de renforcer les capacités des militaires ukrainiens par rapport à cette réalité du terrain.
Conclusion
Cette note politique a traité du don de 900 drones offert par le Canada à l’Ukraine afin de mettre en perspective le soutien militaire canadien par rapport à la réalité du terrain. Le conflit entre l’Ukraine et la Russie a mis de l’avant une nouvelle tendance de la guerre, c’est-à-dire l’utilisation croissante de microdrones commerciaux bon marché à des fins militaires. Des considérations politiques ont été émises à ce sujet. La R&D, l’IA, la collaboration avec le secteur privé et la formation des pilotes de drones sont des considérations adressées au gouvernement afin que le Canada agisse davantage en concordance avec ses paroles de soutien. Afin d’offrir une aide significative à l’Ukraine, il faut miser sur la supériorité technologique et renforcer la chaîne de production.
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