Getting your Trinity Audio player ready...
|
Cette note stratégique soutient que la guerre actuelle en Ukraine ne brisera pas le partenariat « illimité » sino-russe et accélérera la bipolarisation du monde. La Chine a des intérêts politiques, énergétiques et stratégiques à collaborer avec la Russie. La Chine ne perdra pas de vue son partenariat stratégique avec la Russie tant que la réunification avec Taïwan ne sera pas accomplie, ce qui aura pour effet de polariser davantage le système international. Toutefois, la Chine a trop à perdre sur le plan économique si elle embrasse sans ambiguïté la cause de la Russie en Ukraine. Cela constitue un levier que l’Occident pourrait utiliser pour creuser un fossé entre la Chine et la Russie. L’Occident, et plus particulièrement les États-Unis, devrait également équilibrer sa concurrence stratégique avec la Chine en renforçant la coopération sur des intérêts communs tels que les changements climatiques, la prolifération nucléaire et la prévention des pandémies. Enfin, Washington devrait atténuer les craintes du Parti concernant la sécurité du régime. Ces craintes poussent la Chine à se rapprocher de la Russie et exacerbent une concurrence stratégique déjà tendue entre les États-Unis et la Chine.
***
À ce jour, il y a des signes clairs, comme des restrictions aux exportations ou financières, qui démontrent que la République populaire de Chine (Chine) n’est pas disposée à s’aligner complètement sur la Fédération de Russie (Russie) dans la guerre actuelle en Ukraine. Ceci dit, d’autres signes indiquent le soutien implicite de la Chine aux actions de la Russie : la couverture favorable à la Russie de la guerre par les médias d’État chinois ou encore l’absence de condamnation par la Chine de la violation par la Russie de la souveraineté de l’Ukraine, malgré l’importance de la souveraineté dans la politique étrangère chinoise. Il est entendu que Pékin n’a aucun appétit pour une guerre en Ukraine, car le pays est un important centre de transit dans le cadre de son initiative « la Ceinture et la Route » (BRI). La Chine n’a pas non plus intérêt à voir le retour de la guerre en Europe qui pourrait sérieusement déstabiliser son principal marché d’exportation et entraver ses intérêts économiques. Et pourtant, le 4 février 2022, la Chine a publié une déclaration conjointe avec la Russie dévoilant un nouveau partenariat stratégique sans limites. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une alliance militaire officielle, c’est tout comme. Ce partenariat reflète la collaboration stratégique de long terme entre la Chine et la Russie qui atteint de nouveaux sommets avec les deux pays reconnaissant pour la première fois leurs préoccupations cruciales respectives : l’expansion de l’OTAN vers l’est et la stratégie Indopacifique des États-Unis.
La guerre en Ukraine est-elle un tournant qui scelle un ordre bipolaire où la Chine et la Russie forment un bloc géopolitique et l’Occident un autre ? Cette analyse met en lumière l’évolution du partenariat sino-russe des années 2000 à aujourd’hui pour répondre à cette question. La Chine et la Russie partagent une affinité idéologique pour l’autoritarisme, et leur partenariat repose sur trois piliers centraux. Le premier est l’opposition politique et diplomatique aux États-Unis, notamment aux Nations unies. La Chine et la Russie veulent toutes deux assurer la sécurité politique des régimes autoritaires contre ce qui est perçu comme la menace libérale hégémonique des États-Unis. Le deuxième pilier concerne la coopération sino-russe en matière de défense et englobe les exercices militaires et les ventes d’armes. Le troisième pilier a trait à la complémentarité économique : la Chine a besoin de matières premières, tandis que la Russie a besoin de marchés d’exportation pour ses matières premières.
Je commence par retracer l’évolution du partenariat sino-russe des années 2000 à aujourd’hui afin d’illustrer la solidification continue du partenariat avec un net approfondissement à partir de 2014. Sur la base de cette analyse, je soutiens que la bipolarisation du monde est en cours, avant de formuler quelques recommandations pour le bloc occidental afin de creuser un fossé entre la Chine et la Russie pour atténuer ce phénomène.
La relation bilatérale sino-russe de 2000 à 2014 : La coopération politique et diplomatique
L’URSS et la Chine ont eu une histoire compliquée tout au long du 20e siècle. Au début de la guerre froide, en 1950, les deux pays ont signé le traité sino-soviétique d’amitié, d’alliance et d’assistance mutuelle. Cette alliance a eu un impact significatif sur l’équilibre des forces pendant la guerre froide, mais elle a été de courte durée pour diverses raisons. L’alliance n’a duré que neuf ans et a pris fin en 1959 avec la scission sino-soviétique. L’Union soviétique et la Chine sont passées d’alliées à rivales acrimonieuses. En 1985, le rapprochement sino-soviétique a commencé avec les deux camps essayant de mettre en place un modus vivendi. Puis avec la chute de l’URSS en 1989, une autre période de normalisation sino-russe a été initiée.
À l’aube du 21e siècle, nous avons commencé à observer une sérieuse convergence politique et diplomatique entre la Chine et la Russie. En mars 1999, la Russie a parrainé une résolution au Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) pendant la guerre du Kosovo, exigeant la cessation immédiate de la force contre la République fédérale de Yougoslavie. La Chine a voté en faveur de cette résolution, même si elle ne l’a pas coparrainée. Cet événement constitue un moment important de la collaboration diplomatique entre la Chine et la Russie. Le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade pendant la guerre du Kosovo en 1999 par les États-Unis a modifié la vision de la Chine des motivations de Washington, toujours convaincue que le bombardement était intentionnel. Depuis cet événement, la Chine et la Russie sont de plus en plus agacées par ce qu’elles considèrent comme la menace de la supériorité militaire de Washington et sa volonté de promouvoir ses intérêts indépendamment du droit international et sans tenir compte des intérêts légitimes des autres États. Ces griefs communs constituent le fondement politique de la coopération sino-russe au sein du Conseil de sécurité des Nations unies.
Depuis le début des années 2000, la Chine et la Russie ont réussi, sur le plan politique, à régler un grand nombre de leurs problèmes de longue date. En 2001, les deux pays ont signé le traité sino-russe de bon voisinage et de coopération amicale (renouvelé en 2021). Il s’agissait d’une avancée significative dans la normalisation des relations bilatérales sino-russes initiée en 1989. Le processus de normalisation a culminé en 2005, avec le règlement par la Chine et la Russie d’un différend frontalier qui avait provoqué des escarmouches entre la Chine et l’URSS en 1969. En 2003, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) a été créée par la Chine et la Russie avec d’autres pays d’Asie centrale. L’OCS est la principale organisation multilatérale sur laquelle la Chine et la Russie s’appuient pour promouvoir leurs intérêts en matière de sécurité en Asie centrale, notamment en coordonnant les exercices militaires entre ses membres. Malgré une méfiance mutuelle persistante, la Chine et la Russie collaborent de plus en plus au sein des organismes internationaux. En 2003, la Chine et la Russie, entre autres pays, se sont vigoureusement opposées à la guerre en Irak et à la « coalition de volontaires » des États-Unis, dénonçant l’unilatéralisme américain qui contourne les Nations unies pour lancer une guerre préventive dans le but de changer de régime. Plus tard, en 2007, la Chine et la Russie ont opposé un veto conjoint à une résolution du CSNU parrainée par les États-Unis concernant les violations des droits de l’homme et la répression politique au Myanmar. Ce vote a été le premier d’une coopération diplomatique stratégique durable entre la Chine et la Russie observable par l’imposition de veto sur des résolutions du CSNU.
Depuis la normalisation, la guerre de Géorgie de 2008 a été la première turbulence importante dans le partenariat sino-russe. Lorsque la Russie a envahi les territoires géorgiens d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, la vision qu’avait la Chine de la Russie a été négativement impactée. Moscou a reconnu ces deux territoires comme des États indépendants, mais n’a pas réussi à recevoir de la Chine et d’autres États de l’OCS la reconnaissance de ces nouvelles entités pro-russes lors d’un sommet à Douchanbé, au Tadjikistan, quelques semaines après l’invasion russe. Néanmoins, la Russie a au moins réussi à obtenir l’abstention de la Chine lors du vote d’une résolution des Nations unies condamnant ses actions. Toutefois, la Chine n’a jamais totalement approuvé la Russie et a été assez mécontente des actions de Moscou en Géorgie. Cela n’a rien d’étonnant, compte tenu de l’insistance de la Chine sur le respect de la souveraineté et de ses propres problèmes de séparatisme (Xinjiang, Tibet, Taïwan). D’un autre côté, cette friction n’a pas empêché les deux pays, de 2007 à 2012, d’opposer conjointement cinq vetos supplémentaires au CSNU. Et depuis cette période, le partenariat sino-russe tracte également le groupement d’économies émergentes nommé BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui défend un ordre international multipolaire économique et politique.
Coopération militaire et ventes d’armes
Avec la normalisation des relations sino-russes, les deux pays ont considéré les liens de défense et de sécurité comme des domaines de coopération cruciaux, en plus de la collaboration politico-diplomatique. La coopération en matière de défense, deuxième pilier de la coopération sino-russe, repose sur deux volets : les exercices militaires et les ventes d’armes. Cette orientation se reflète dans le « Partenariat de coordination stratégique fondé sur l’égalité et les avantages et orienté vers le 21e siècle » de 1996. En 2011, ce mécanisme a été élevé au rang de partenariat stratégique global. Ces documents ont facilité la coopération sino-russe de haut niveau sur divers sujets, tels que les exercices militaires conjoints, les ventes d’armes et les discussions sur la sécurité régionale et mondiale. La « Consultation stratégique de l’état-major Chine-Russie » est une réunion centrale pour gérer la coopération entre les deux armées qui se tient chaque année depuis 1997.
Les exercices militaires joignant les armées chinoise et russe sont bilatéraux ou multilatéraux. En 2003, les forces armées chinoises et russes ont organisé leur premier exercice militaire conjoint dans le cadre de l’OCS. En 2005, une mission de paix a été organisée dans le cadre de l’OCS et du traité de bon voisinage et de coopération amicale. Une autre étape importante a été franchie en 2012 avec un exercice bilatéral annuel conjoint en mer. De 2003 à 2014, la Chine et la Russie ont participé à 20 exercices militaires de toutes sortes, menés de manière bilatérale ou multilatérale. Ces exercices conjoints ont permis d’accroître l’interopérabilité des armées chinoise et russe, même si ces dernières ne sont pas aussi interopérables que les membres de l’OTAN. Ces exercices ont néanmoins été efficaces pour accroître les capacités opérationnelles, la confiance mutuelle et une culture de défense commune (au cours des deux dernières décennies, de nombreux officiers militaires chinois et russes ont été formés en Russie et en Chine, respectivement).
Le second volet de la coopération en matière de défense est la vente d’armes. Le début et le milieu des années 2000 ont été de bonnes années pour le commerce sino-russe en matière de défense : La Chine importait 87 % de ses armes de Russie. La Chine était désireuse d’importations d’armes étrangères non occidentales en raison des sanctions résultant de la répression de la place Tiananmen et de son désir de moderniser son armée. Quant à la Russie, elle était avide d’exporter des technologies et des licences militaires obsolètes pour compenser son manque d’absorption interne, car le pays traversait des difficultés économiques. Ceci dit, la Russie n’était pas pour autant disposée à exporter sa technologie de pointe en raison de la rétro-ingénierie chinoise des systèmes militaires russes haut de gamme et pour des raisons de sécurité. Les importations militaires de la Chine en provenance de la Russie l’ont cependant aidée à améliorer sa propre industrie de défense ainsi que ses capacités de projection de puissance (notamment sur Taïwan) et de défense. Ces acquisitions comprennent des chasseurs à réaction (Su-27 et Su-30), des systèmes de défense contre les missiles sol-air (S-300), des destroyers à missiles guidés de classe Sovremennyy et des sous-marins de classe Kilo. De 2002 à 2007, la Chine a importé de Russie des équipements militaires d’une valeur moyenne de 2,3 milliards de dollars. Après avoir atteint un pic de 3,2 milliards de dollars en 2005, une réduction importante a été observée de 2006 à 2014 avec des recettes moyennes de 600 millions de dollars par an.
Coopération économique
Sur le plan économique, plus largement, qui constitue le troisième pilier du partenariat sino-russe, le total des échanges bilatéraux de marchandises était relativement modeste, même si la tendance était à la hausse : 7,1 milliards de dollars en moyenne entre 1997-2002, 15,5 entre 1997-2007 et 73,6 entre 2007-2017. Au début des années 2000, environ 60% des exportations russes vers la Chine étaient des produits chimiques, pharmaceutiques, des machines, des équipements de transport et des produits manufacturés. En revanche, les exportations de la Chine vers la Russie étaient principalement constituées de produits manufacturés à faible intensité de capital et à forte intensité de main-d’œuvre. Les services et les investissements directs étrangers (IDE) étaient également minimes. La situation a commencé à changer entre 2007 et 2012. Les exportations russes de combustibles et de minéraux ont atteint 75 % du total des exportations du pays vers la Chine. Quant à la Chine, elle a continué d’exporter des produits manufacturés vers la Russie, bien que plus sophistiqués. Et pour la coopération énergétique, le seul projet significatif, l’oléoduc Sibérie orientale-Océan Pacifique, a été annoncé en 2006 et financé par la Chine. L’oléoduc a été ouvert en 2011 et était le premier de ce type à relier les deux pays, permettant une intégration énergétique accrue. Des années 2000 à 2014, la relation sino-russe a été caractérisée par une complémentarité économique modérée.
Des années 2000 à 2014, les trois piliers de la coopération sino-russe – politique-diplomatie, défense et économie – se sont approfondis, même s’ils sont restés limités par divers facteurs. En ce qui concerne les aspects militaires et politiques, la Russie était toujours réticente à exporter des systèmes d’armement sophistiqués vers la Chine. Des craintes persistantes concernant les ambitions de la Chine dans l’Extrême-Orient russe, mais aussi l’utilisation potentielle par la Chine des systèmes militaires avancés russes contre la Russie restreignaient certaines ventes d’armes. Toutefois, les liens entre militaires et les exercices militaires conjoints se sont multipliés au cours de cette période (2000-2014) et ont contribué à accroître la confiance mutuelle et l’interopérabilité. Ce rapprochement s’est traduit diplomatiquement par des votes similaires pour contrer les États-Unis au CSNU. En revanche, sur le plan énergétique, les infrastructures nécessaires pour une coopération plus approfondie faisaient défaut, la plupart des champs gaziers sibériens étant reliés à l’Europe par des pipelines. Mais les besoins énergétiques croissants de la Chine allaient être de plus en plus comblés par la Russie après la réorientation de sa politique étrangère en 2014 avec l’annexion de la Crimée.
2014-2022 : L’accélération du partenariat sino-russe
Coopération politico-diplomatique
Depuis l’annexion de la Crimée, la Russie et la Chine se sont rapprochées dans tous les aspects de leurs relations. Tout comme la Chine l’avait fait en 2008 après l’attaque de la Géorgie par la Russie, Pékin s’est abstenu de voter en faveur des résolutions du CSNU invalidant les résultats du référendum séparant la Crimée de l’Ukraine pour en faire une partie de la Fédération de Russie. Néanmoins, la Chine n’a pas approuvé publiquement la position de la Russie, même si Xi admire l’opération menée par la Russie en 2014 en Crimée, car Poutine a renforcé sa popularité sur le plan intérieur et a assuré à son pays « une grande partie de territoire et des ressources ». Malgré l’admiration de Xi, les institutions financières chinoises ont fait preuve d’un strict respect du régime de sanctions par crainte de sanctions secondaires, même si la Chine s’oppose toujours rhétoriquement aux sanctions occidentales. En conséquence, la Russie a eu du mal à émettre des dettes ou des actions sur le marché boursier chinois. Seule une poignée de banques politiques chinoises – la China Development Bank et l’Export-Import Bank of China – ont fourni des fonds aux entités russes sanctionnées. Ces banques sont moins connectées à l’économie mondiale que les autres banques chinoises et, par extension, moins sujettes aux sanctions secondaires. Quoi qu’il en soit, Pékin a toujours réussi à fournir des financements pour des accords politiques bilatéraux cruciaux.
De plus, un an après l’annexion de la Crimée, Xi et Poutine ont réussi à signer un accord visant à rendre complémentaires des projets politico-économiques transnationaux initialement concurrents : la BRI de la Chine et l’Union économique eurasiatique (UEE) de la Russie. La Russie a réévalué les ambitions de la Chine en Asie centrale, qui étaient auparavant considérées comme concurrentielles avec des domaines de coopération mineurs, étant donné la volonté de la Russie de maintenir sa prépondérance dans la sphère post-soviétique. Moscou n’appréciait pas la présence croissante de la Chine en Asie centrale, mais a dû faire un compromis avec Pékin en raison des sanctions occidentales résultant de l’annexion de la Crimée. Cette nouvelle réévaluation a ouvert la voie à une coopération plus approfondie et est devenue un tournant dans les relations entre les deux pays.
Cette coopération politique s’est traduite au niveau diplomatique, notamment au CSNU. En 2017, la Chine et la Russie ont utilisé pour la sixième fois leur veto pour bloquer une résolution du CSNU soutenue par l’Occident visant à sanctionner le régime de Bachar al Assad concernant son utilisation d’armes chimiques en Syrie. En 2021, la Chine et la Russie ont soutenu la suppression des sanctions économiques contre l’Afghanistan. Elles ont appelé au déblocage des avoirs du pays en opposant leur veto à une résolution du CSNU visant à demander des comptes au régime des talibans. On peut également mentionner la coopération sino-russe pour atténuer les sanctions imposées à la Corée du Nord et à l’Iran. La Chine et la Russie ont étroitement collaboré au sein d’institutions multilatérales telles que le G20, l’APEC, la Conférence sur l’interaction et les mesures de confiance en Asie, le Forum de Xianghsan, la réunion des ministres de la Défense de l’ANASE Plus et le Dialogue de Shangri-La. L’expansion de ces réunions multilatérales liées aux questions de sécurité s’est avérée être une occasion pour les officiers militaires de haut niveau de la Chine et de la Russie de se rencontrer et de se coordonner en marge des événements.
Coopération économique
Un autre rapprochement sino-russe significatif depuis 2014 concerne les domaines économique et technologique. Après l’annexion de la Crimée, la Russie a décidé de réorienter l’économie russe vers la Chine. L’objectif était de faciliter les investissements chinois dans les grandes infrastructures et les projets liés à l’énergie pour exploiter les ressources naturelles de la Russie et vendre massivement des hydrocarbures et des produits agricoles à la Chine. Un mégadeal de 400 milliards de dollars a été signé en 2014 pour les exportations de gaz russe vers la Chine via le gazoduc Power of Siberia (pompant 38 milliards de mètres cubes de gaz par an), qui a été achevé en 2019. En 2014, les banques centrales russe et chinoise ont mis en place une ligne de swap de 150 milliards de yuans (24 milliards de dollars), renouvelée tous les trois ans pour faciliter le commerce bilatéral malgré les sanctions. Cette mesure s’inscrit dans le cadre d’un effort de dédollarisation des deux pays pour réduire la part du dollar américain dans le commerce bilatéral. Aujourd’hui, le dollar américain représente 40 % des exportations de la Russie vers la Chine, contre près de 100 % en 2013. La dépendance de la Russie à l’égard de la Chine pour les marchés d’exportation et les lignes de crédit n’a cessé d’augmenter, car seule la Chine a les moyens économiques d’accorder des prêts conséquents à la Russie et d’absorber sa production énergétique. La Chine représente 17,3 % du PIB mondial, alors que la Russie n’en représente que 1,7%.
De plus, il existe de grands projets et collaborations technologiques en cours. En 2014, la Chine et la Russie ont créé la « Commission Chine-Russie sur l’importante de la coopération stratégique en matière de navigation par satellite ». L’Administration spatiale nationale chinoise et l’Agence spatiale fédérale russe travaillent conjointement, depuis 2015, au développement de composants spatiaux pour leurs systèmes de navigation par satellite respectifs : Beidou et GLONASS. On peut également voir une coopération se mettre en place sur la technologie des moteurs aéronautiques. En 2017, l’Institut chinois de recherche sur l’aviation a signé un protocole d’accord avec l’Institut central des moteurs d’aviation de Russie. En 2020, la Chine et la Russie ont convenu de renforcer ces collaborations en établissant une feuille de route pour la science, la technologie et l’innovation jusqu’en 2025. Dans le cadre de cette initiative, il existe, entre autres, un fonds d’investissement conjoint pour les projets de haute technologie afin de développer la coopération dans des domaines critiques comme la recherche sur l’intelligence artificielle. Cette liste est loin d’être exhaustive, car la collaboration concerne également la production d’énergie nucléaire, les trains à grande vitesse et d’autres développements d’infrastructures. La coopération technologique s’est considérablement développée depuis 2014.
En plus de cela, en 2020, la Russie est devenue la plus importante source d’importations de pétrole de la Chine, déplaçant l’Arabie saoudite. Et Gazprom, la plus grande compagnie gazière russe, ambitionne de tripler ses exportations de gaz pour fournir la moitié de la demande chinoise. La Russie a également profité de la guerre commerciale sino-américaine de 2018 pour stimuler ses exportations de minéraux et de produits alimentaires vers la Chine. Le 4 février 2022, Poutine et Xi ont signé deux accords supplémentaires pour étendre la coopération gazière et pétrolière représentant 117,5 milliards de dollars. Le même jour, les deux dirigeants ont également signé des dizaines d’autres accords sur le commerce et les investissements, la lutte contre les monopoles, le sport, les satellites, la numérisation et d’autres domaines de coopération. Et un mois avant cette rencontre, la Chine avait déjà levé une interdiction sur le blé provenant de certaines régions russes afin d’augmenter les importations agricoles. Enfin, la Chine et la Russie ont annoncé en janvier 2022 qu’elles allaient construire conjointement un nouveau gazoduc, Power of Siberia 2, qui devrait entrer en service dans 3 ans pour transporter jusqu’à 50 milliards de m3 par an.
Pour donner quelques chiffres, le commerce Chine-Russie a atteint 146 milliards de dollars en 2021, contre 68 milliards en 2015. Les principales exportations chinoises vers la Russie concernent les télécommunications, l’aviation, l’industrie des médias et les jouets en peluche, tandis que la Russie exporte principalement des hydrocarbures et des produits agricoles vers la Chine. La part du dollar dans le total des échanges économiques sino-russes a été inférieure à 50% pour la première fois enregistrée en 2020, alors qu’elle constituait environ 90% de ces interactions en 2014. En 2021, 17% des échanges bilatéraux ont été réalisés en yuan. La Russie détient 140 milliards de dollars de dette chinoise (quatre fois plus qu’en 2018), tandis que la Chine détient 14,2 % des réserves de change de la Russie. En 2021, le dollar ne représentait que 16% des 640 milliards de dollars de réserves de change de la Russie contre 46% en 2017. Le yuan représentait 13% (77 milliards de dollars) de ces réserves en 2021. La Chine a exporté 70 milliards de dollars de marchandises vers la Russie en 2021, soit nettement plus que dans les années 2000. Toutefois, cela reste faible par rapport aux exportations chinoises vers l’Union européenne et les États-Unis, qui totalisent environ 1 000 milliards de dollars. Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, le commerce sino-russe a augmenté d’environ 50 %, et la Chine est devenue le premier marché d’exportation de la Russie.
Coopération militaire et ventes d’armes
L’annexion de la Crimée a également déclenché une coopération plus approfondie entre les armées russes et chinoises, notamment en 2017 avec la signature d’une nouvelle feuille de route pour la coopération militaire. Depuis 2014, des exercices maritimes conjoints (organisés pour la première fois en 2012) ont eu lieu dans les régions d’intérêt de chacun. Par exemple, les exercices navals sino-russes de 2014 ont eu lieu en mer de Chine orientale, près des îles Senkaku contestées, tandis qu’en 2017, la Chine a renvoyé l’ascenseur en acceptant de s’entraîner en mer Baltique. En 2016, la Chine et la Russie ont mené pour la première fois un exercice de sécurité aérospatiale. Cette manœuvre était centrée sur la « défense aérienne et antimissile, l’appui-feu opérationnel et mutuel, et les frappes de missiles balistiques et de croisière sino-russes ». Très important également, la Chine est incluse dans l’exercice annuel du commandement stratégique de la Russie depuis 2018. Il s’agit d’une solidification majeure des liens sino-russes en matière de défense. Historiquement, seuls les anciens États soviétiques ont participé à cet exercice qui mobilise les quatre commandements stratégiques de la Russie pour simuler une guerre entre grandes puissances. En 2019, les forces aériennes de l’Armée populaire de libération et les forces aérospatiales russes ont organisé pour la première fois une patrouille aérienne stratégique conjointe. Dans le cadre de cet exercice, plusieurs bombardiers chinois H-6K et russes Tu-95 n’ont pas hésité à pénétrer dans la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) sud-coréenne et japonaise à des fins d’entraînement. Parmi les autres exercices militaires, citons l’exercice d’appréhension de franchissement illégal de la frontière, l’exercice de secours en cas de catastrophe, l’exercice antiterroriste et les exercices d’urgence dans les ports fluviaux. Les deux pays participent aussi régulièrement à des événements militaires internationaux tels que des biathlons de chars ou les Jeux internationaux de l’armée. La Chine et la Russie ont mené 28 exercices militaires depuis 2003 avec la variété et la complexité de ces derniers qui se sont développées depuis 2014, exprimant ainsi des intentions amicales mutuelles.
Les exercices militaires conjoints sont utiles pour améliorer l’interopérabilité et la compréhension mutuelle, notamment pour surmonter les obstacles linguistiques et culturels. Ils donnent également aux directions militaires chinoises et russes l’occasion d’interagir et de recueillir des renseignements sur les capacités, la culture de défense et les méthodes de combat de l’autre armée. La prochaine étape logique des exercices militaires sino-russes concernera probablement la cybernétique, les drones, la guerre électronique, l’espace et l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les systèmes militaires pour guider les missiles hypersoniques et autres armes.
Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, les ventes d’armes ne sont pas en reste non plus. La Russie a conclu qu’étant donné que la production industrialo-militaire de la Chine rattrape rapidement son retard, elle devrait profiter de la fenêtre pour vendre des armes pendant qu’elle le peut. Dès lors, la décision de suspendre l’interdiction de vendre des technologies militaires avancées spécifiques à la Chine a été prise. Ainsi, la Chine a pu acquérir, en 2015, vingt-quatre avions de combat avancés russes « Su-35 », six systèmes de défense aérienne « S-400 » et quatre « sous-marins de classe Lada ». Ces acquisitions ont permis à la Chine de modifier sérieusement l’équilibre des forces dans les mers de Chine méridionale et orientale et vis-à-vis de Taïwan en particulier. Ce n’est pas tout, Poutine et Xi ont signé en 2015 un contrat pour la production conjointe de 200 hélicoptères de transport lourd de nouvelle génération d’ici 2040. Selon le SIPRI, de 2016 à 2020, 77% de toutes les importations d’armes chinoises, représentant 5,1 milliards de dollars, provenaient de Russie, ce qui représentait 18% des exportations totales d’armes de la Russie. Cela représente une augmentation de 49 % des ventes d’armes par rapport à la période 2011-2016. La Chine est le meilleur client de la Russie pour les ventes d’armes, juste derrière l’Inde. On peut toutefois se demander si les mauvaises performances militaires de la Russie en Ukraine ne vont pas réduire ses ventes d’armes. La capacité de survie et l’efficacité des véhicules blindés, des systèmes de défense aérienne, des systèmes d’alerte radar et autres équipements militaires de l’armée russe ont en effet été sérieusement compromises en Ukraine.
La Chine vend également des armes à la Russie grâce à la progression rapide de son complexe industrialo-militaire, notamment dans la technologie des drones, les systèmes informatiques et la construction navale. Par exemple, en raison des sanctions, Moscou ne peut pas acheter d’équipements spécifiques aux pays occidentaux, comme les moteurs diesel dont elle a besoin pour son projet de corvettes Buyan-M. Moscou s’appuie donc sur les moteurs chinois et sur d’autres composants électroniques pour compenser son non-accès à la technologie militaire occidentale.
L’alliance de facto sino-russe, la guerre en Ukraine et la bipolarisation du monde
Des années 2000 à 2014, le partenariat sino-russe s’est progressivement renforcé avec une nette accélération à partir de 2014 dans tous les domaines : coopération politico-diplomatique à l’ONU, complémentarité économique et coopération en matière de défense fondée sur une convergence géopolitique. Avec la guerre actuelle en Ukraine, il y a des interrogations quant à l’étendu du soutient chinois à la Russie et si Pékin était au courant des intentions belliqueuses de Moscou dès le début. Étant donné le degré de la coopération sino-russe en matière de défense et la relation personnelle étroite entre Xi et Poutine, il semble peu probable que la Chine n’ait pas su que la Russie était déterminée à attaquer l’Ukraine. Cependant, cela ne signifie pas que Pékin est prêt à subir des sanctions secondaires à plein effet pour la Russie. Aujourd’hui, tout comme en 2014, la Chine dénonce les sanctions occidentales contre la Russie, mais veille simultanément à se conformer au régime de sanctions dans son ensemble. La difficulté pour Pékin est qu’il ne peut pas se permettre de sacrifier complètement ses échanges économiques et ses excédents commerciaux avec l’Union européenne et les États-Unis, ni d’abandonner complètement son partenaire russe. Nous observons des signes clairs de prudence de la part de la Chine : Pékin a appelé toutes les parties concernées à faire preuve de retenue en Ukraine, tandis que les entreprises chinoises ont refusé de fournir des pièces d’avion à la Russie et la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB) et la Nouvelle banque de développement ont cessé de travailler avec le Belarus et la Russie pour « préserver leur intégrité financière ». D’autres banques chinoises comme la Banque de Chine et la Banque industrielle et commerciale de Chine ont aussi réduit les fonds disponibles pour acheter des produits de base russes afin de se conformer au régime de sanctions, de peur d’être coupées du dollar. Huawei a également réduit certaines de ses activités en Russie pour cette même raison. Sans parler de la frustration de la Chine face à la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales. Cela signifie-t-il que Pékin acceptera d’isoler totalement la Russie afin de ne pas subir de coûts économiques et de réputation ?
Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, s’est rendu à Pékin le 30 mars et a rencontré son homologue chinois, Wang Yi, en marge de la troisième réunion des ministres des Affaires étrangères sur la question afghane entre les pays voisins de l’Afghanistan. Il s’agit d’un signe clair que la Chine n’a pas l’intention de tourner le dos à la Russie alors que l’Occident exerce une pression croissante sur cette dernière. Xi a déjà décidé qu’il n’abandonnera pas Poutine. Comme l’a démontré cette analyse, la Chine a investi beaucoup de ressources et d’efforts dans sa relation avec la Russie, que ce soit dans le domaine de l’énergie, de la technologie ou de la défense. La Chine a établi des lignes d’échange de devises avec la Russie, ce qui lui permet de procéder à des échanges dans ses devises, ce qui réduit les risques de sanctions secondaires. La Chine dispose également de banques plus politiques et moins liées au système financier basé sur le dollar et disposées à fournir une assistance économique à la Russie. La Chine le fait depuis 2014 et continuera à le faire. La Chine est soupçonnée d’avoir aidé la Russie à cacher des titres libellés en dollars sur des comptes offshore aux Caïmans et en Belgique. Si la Chine crée effectivement un système financier pour aider Moscou à accéder à des liquidités et à les dissimuler (77 milliards de dollars de réserves en yuans se trouvent en Chine), elle subira des répercussions. Mais Pékin est prêt à accepter un certain degré de douleur économique pour des raisons géostratégiques.
Ces raisons géostratégiques touchent à la sécurité énergétique de la Chine et à Taïwan. La Chine est un importateur net d’énergie, ce qui signifie qu’elle doit sécuriser ces importations stratégiques pour alimenter sa croissance économique. Moscou est un exportateur d’énergie fiable qui est désireux de relier ses réserves de gaz et de pétrole à la Chine par le biais de pipelines. La Russie est liée à la sécurité énergétique de la Chine, ce qui fait de Moscou un partenaire stratégique de Pékin. Et la sécurité énergétique préoccupera de plus en plus la politique étrangère chinoise, étant donné l’intensification de la compétition sino-américaine en Asie de l’Est. Washington a renforcé sa stratégie Indopacifique (QUAD, AUKUS) et tente activement de mobiliser ses alliés dans la région pour contenir la Chine. Les États-Unis ne cachent pas non plus leur volonté de garantir le droit de Taïwan à choisir son destin sans subir la coercition de la Chine. Toutefois, nous savons que la réunification de Taïwan avec le continent n’est pas négociable et qu’il s’agit d’une question d’intégrité territoriale et d’honneur du point de vue de la Chine. Ainsi, la méthode de la force brute utilisée par la Russie est une méthode que la Chine pourrait utiliser contre Taïwan si les mesures de « zone grise » de Pékin ne parviennent pas à réunifier Taïwan avec le continent. Nous savons également qu’en cas d’attaque contre Taïwan, les États-Unis mettraient très probablement en place un blocus contre la Chine dans le détroit de Malacca, dont dépendent 70 % des importations chinoises de pétrole et de GNL. Dans un tel scénario, les exportations terrestres de matières premières de la Russie vers la Chine deviendraient cruciales, car les voies maritimes seraient, selon toute vraisemblance, bloquées. Ainsi, tant que la question de Taïwan ne sera pas réglée, la Chine n’abandonnera pas son partenaire russe, même si cela implique des coûts économiques et de réputation. La Chine a besoin de l’énergie de la Russie en cas de guerre avec Taïwan.
La Russie est l’un des rares pays capables de fournir à la Chine les exportations d’énergie dont elle aurait besoin si de vives turbulences survenaient. Par ailleurs, s’il l’abandonnait, Pékin perdrait les avantages de la technologie militaire de Moscou qui joue un rôle dans la modernisation de l’Armée populaire de libération (APL). Selon les prévisions, l’APL sera en mesure de mener à bien une invasion amphibie de Taïwan d’ici 2027 ou 2049. Dans l’intervalle, la Chine a besoin de l’expertise militaire de la Russie. Et si la Chine envahit Taïwan, il sera également crucial d’obtenir l’abstention de la Russie sur une éventuelle résolution du CSNU contre la Chine. Par conséquent, la Chine a tout intérêt à soutenir la Russie en Ukraine tout en attendant la réciprocité de la Russie dans le cas d’une guerre chinoise contre Taïwan. Pour ces raisons, le partenariat sino-russe résistera à la guerre actuelle en Ukraine et se renforcera, poussant encore plus loin la bipolarisation du monde.
Implications et recommandations
L’unité transatlantique a été de mise pour aider l’Ukraine et punir la Russie jusqu’ici, mais pourrait ne pas le rester si l’Occident devait sanctionner la Chine. Cela serait en effet beaucoup plus compliqué que sanctionner la Russie. Washington aurait du mal à amener les Européens à réduire sensiblement leurs échanges avec la Chine, à moins que les États-Unis ne parviennent à compenser la contraction économique pour l’Occident des sanctions secondaires contre la Chine. Cependant, avec la montée du protectionnisme aux États-Unis et la polarisation intérieure croissante qui a un impact sur la stabilité de la politique étrangère de Washington, il est peu probable que les États-Unis puissent réussir une telle chose. Dès lors, l’unité transatlantique retrouvée peut rapidement se transformer en désunion transatlantique. Que devrait faire l’Occident ?
L’Occident devrait tirer les leçons de la guerre ukrainienne pour ne pas les reproduire sur le dossier taïwanais. De 2015 à 2022, l’Occident n’a pas réussi à donner à Poutine l’espoir que l’accord de Minsk II puisse être appliqué. En particulier, Paris et Berlin n’ont pas fait pression sur Kiev dans le format Normandie pour que l’Ukraine accorde l’autonomie et l’amnistie au Donbass comme ils auraient pu le faire. On pourrait également dire que si l’OTAN avait proposé un plan d’action pour l’adhésion de l’Ukraine en 2008, la guerre actuelle n’existerait pas. Quoi qu’il en soit, l’Occident devrait donner à Pékin l’espoir qu’une réunification pacifique avec Taïwan est toujours possible, ou du moins que le statu quo est intact, et que la politique d’une seule Chine tient toujours. Dans le même temps, il est nécessaire de fournir à Taïwan des capacités asymétriques afin d’augmenter le coût d’une attaque chinoise contre l’île. La déclaration de Joe Biden expliquant que les États-Unis sont prêts à défendre militairement Taïwan est contre-productive. Comme indiqué plus haut, Pékin sait que ses importations d’énergie seraient menacées si un conflit sur Taïwan éclatait, car les routes maritimes seraient très probablement fermées. Par conséquent, la situation actuelle accroît la valeur de la Russie en tant que partenaire fiable en matière énergétique, politique et de défense pour la Chine.
Cependant, la Chine a énormément profité de la mondialisation et ne souhaite pas révolutionner le système international, mais simplement légitimer son régime politique et ses valeurs sur la scène mondiale. Une bonne partie de la dimension politico-diplomatique du partenariat sino-russe repose sur une volonté commune de contrer l’ingérence libérale des Occidentaux dans leurs affaires intérieures. Qu’il s’agisse de violations des droits de l’homme, de promotion de la démocratie ou d’appels purs et simples à un changement de régime, ces ingérences finissent indubitablement par rapprocher la Chine et la Russie. En revanche, contrairement à la Russie, la Chine a intérêt à préserver la stabilité de l’économie mondialisée. Plus les échanges économiques entre l’Occident et la Chine sont nombreux, plus il est coûteux pour la Chine d’endommager ses relations commerciales avec les pays occidentaux au profit de la Russie. Le « découplage » entre les États-Unis et la Chine réduirait considérablement ces coûts.
Si la Chine et les États-Unis pouvaient se percevoir mutuellement non pas tant comme des menaces idéologiques que comme des concurrents stratégiques pour des raisons structurelles, la base du pilier idéologique de la coopération sino-russe s’éroderait. L’Occident ne peut rien faire pour arrêter la coopération énergétique et de défense entre la Chine et la Russie, mais il peut certainement atténuer les craintes de la Chine à l’égard de la survie du régime. Et pour cela, il est nécessaire d’accepter d’être en désaccord sur l’idéologie – la Chine ne se libéralisera pas, ni les États-Unis n’adopteront un régime à parti unique. La seule façon constructive d’aller de l’avant est de coopérer, lorsque c’est possible, tout en acceptant la concurrence lorsqu’elle est inévitable, ce qui n’inclue pas l’idéologie. Ainsi, au lieu de tenir une rhétorique trop idéologique, Washington devrait plutôt maintenir son ambiguïté stratégique et accentuer la coopération avec la Chine dans les domaines des changements climatiques, de la prolifération nucléaire, des affaires et de la prévention des pandémies, afin d’équilibrer une relation bilatérale déjà définie par la concurrence stratégique. Cela pourrait inciter la Chine à diversifier ses paris un peu plus qu’elle ne le fait actuellement.
Enfin, en regardant l’histoire, une autre façon de mettre un peu de distance dans la relation Chine-Russie concerne l’Inde. Dans les années 1950, une source importante de tensions sino-soviétiques était la proximité de la Russie avec l’Inde. L’Occident devrait essayer d’exacerber cette rivalité sino-indienne de longue date pour fissurer le partenariat sino-russe. Les ventes d’armes constituent un moyen d’y parvenir. L’Inde est le premier acheteur d’armes de Moscou, et les deux pays partagent une « relation spéciale », alors que la relation sino-indienne est mauvaise. En 2018, l’Inde a commandé pour 5 milliards de dollars de systèmes de missiles russes S-400 pour dissuader la Chine et le Pakistan. L’Inde devrait recevoir la plupart des S-400 d’ici 2023. Si Moscou livre les S-400 à l’Inde, comme il en a l’intention, cela déclenchera inévitablement l’ire de la Chine. Pékin ne veut pas que l’équilibre des forces vis-à-vis de New Delhi soit modifié négativement parce que son « partenaire russe illimité » arme son rival régional, l’Inde. Cependant, si Washington tente d’empêcher l’Inde d’obtenir ces S-400 par le biais de la loi Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act, cela risquerait de couper court aux griefs chinois contre la Russie. Par conséquent, les États-Unis pourraient fermer les yeux sur cet accord afin de semer la discorde entre la Russie et la Chine en exploitant les dynamiques de puissance. Par ailleurs, les S-400 seront pointés sur la Chine et le Pakistan et ne menaceront pas Washington ou ses alliés. Si les conditions s’y prêtent, cette méthodologie peut être appliquée au Vietnam et à d’autres pays qui entretiennent des relations étroites avec la Russie et subissent de fortes pressions de la part de la Chine.
***
Le partenariat sino-russe s’est renforcé depuis les années 2000 avec une nette accélération après l’annexion de la Crimée en 2014. Il repose sur trois piliers : la coopération politico-diplomatique, la coopération en matière de défense et la complémentarité économique. La Chine n’a pas abandonné la Russie en 2008 ni en 2014 et ne l’abandonnera pas aujourd’hui dans sa guerre ukrainienne. La Russie joue un rôle dans l’un des objectifs les plus importants de la politique étrangère chinoise : la sécurité énergétique. En cas de guerre pour Taïwan, la Chine s’appuierait grandement sur les exportations terrestres russes de matières premières, car les États-Unis bloqueraient très probablement le détroit de Malacca, où transitent la plupart des importations maritimes chinoises d’énergie. Malgré sa progression militaire fulgurante, la Chine a toujours besoin de la technologie militaire russe pour moderniser l’APL afin qu’elle soit capable de mener à bien une invasion de Taïwan. Pékin aura également besoin de l’abstention diplomatique de la Russie aux Nations unies si une guerre éclate à propos de Taïwan. Par conséquent, alors que l’Occident sanctionne et isole la Russie, la Chine restera un partenaire fiable de la Russie. Pékin n’utilisera pas son influence sur la Russie pour arrêter la guerre. La position de la Chine irritera de plus en plus l’Occident, et la bipolarisation du système s’accentuera, d’autant plus si des sanctions secondaires sont imposées à la Chine. Pour creuser un fossé entre la Chine et la Russie, il faut 1) tempérer la rhétorique idéologique visant la Chine; 2) équilibrer les tensions inhérentes à la rivalité sino-américaine par une coopération sur le changement climatique, la prolifération nucléaire et la prévention des pandémies; 3) réaffirmer la politique d’une seule Chine; 4) utiliser les dynamiques de puissance pour exacerber les contradictions sino-russes; et 5) inciter la Chine à privilégier ses échanges économiques avec l’Occident par rapport à son partenariat stratégique avec la Russie.
Les commentaires sont fermés.