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L’allocation du plateau continental dans la région arctique a fait l’objet de moult spéculations. Certains, particulièrement dans les médias, présentent cet enjeu comme une des raisons principales pour un futur conflit arctique, soulignant les richesses se trouvant dans la région. D’autres analystes soulignent plutôt la nature coopérative de cette allocation jusqu’à présent, suggérant que le respect du droit international et de la coopération devrait a priori se poursuivre dans le futur.
Il appert de faire la part des choses entre ces camps optimiste et pessimiste afin de bien peser les implications possibles pour les États arctiques dont le Canada. La façon dont le droit international est écrit laisse un risque politique certain pour la possibilité d’un conflit à propos du plateau continental arctique. Néanmoins, ce risque est limité par la présence de facteurs contraignants.
La Commission sur les limites du plateau continental : coopération et mandat
La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer stipule que les États peuvent s’entendre entre eux pour résoudre des revendications chevauchantes (contradictoires, donc possiblement conflictuelles). Nous l’avons observé par exemple en juin 2022 lorsque le Danemark et le Canada se sont entendus pour résoudre leurs revendications chevauchantes, ce qui a mené à délimiter le plateau continental entre les deux pays dans la mer du Labrador. Ils peuvent aussi soumettre des données à la Commission des Nations Unies sur les limites du plateau continental (CLPC) afin que les experts de la Commission émettent des recommandations aux États. L’optimisme quant aux plateaux continentaux se fonde bien souvent sur cette Commission et surtout sur la réaction des États à l’égard de ses recommandations. Selon notre analyse, une forte majorité d’États a mis en œuvre ces recommandations ou les a acceptées sans encore les avoir mis en œuvre (98%). Plusieurs États ont ainsi accepté d’amasser davantage de preuves scientifiques afin de resoumettre leurs dossiers à la demande des experts de la Commission. La Russie est un exemple sur ce point. Ces exemples pointent vers une légitimité significative de la CLPC auprès des États souverains. Le respect de la procédure parfois longue de la Commission et l’acceptation des opinions des experts de la CLPC constituent assurément des signes optimistes quant à la résolution de ces enjeux.
Par contre, il faut bien comprendre que la CLPC ne statue que sur les limites externes des plateaux continentaux sur lesquels planent des revendications chevauchantes entre deux ou plusieurs États. En d’autres mots, la Commission n’émet pas d’avis sur les zones chevauchantes, donc qui sont sujettes à dispute entre les États qui revendiquent ces zones. Dans notre cas d’espèce par exemple, la Commission n’a pas pour mandat de statuer où se termine la portion canadienne du plateau continental arctique et où commence la portion russe de ce même plateau : cette tâche ultimement revient aux États concernés de décider à la suite de négociations. Deux constats s’imposent donc. D’une part, la légitimité de la Commission est bien présente, mais elle est le résultat d’un évitement de dossiers controversés ou conflictuels : les contentieux sont laissés aux États. D’autre part, les États arctiques devront négocier afin de régler ce dossier : la Russie, le Canada et le Danemark ont des revendications chevauchantes sur la dorsale de Lomonosov (voir la carte au lien suivant) qui devront se résoudre à la suite de négociations entre les parties. Cela a de nombreuses implications pour le Canada.
Négocier le plateau continental arctique
La principale conséquence pour le Canada est que des négociations sur le plateau continental arctique sont incontournables. L’entente signée en juin 2022 avec le Danemark portant entre autres sur le plateau continental dans la mer du Labrador est un exemple que de telles négociations peuvent aboutir. Par contre, dans le cas du plateau continental arctique, cela signifie que le Canada devra négocier aussi avec la Russie, un État avec lequel le Canada a eu peu d’interactions directes, avant ou après l’invasion de l’Ukraine. Il faut noter par contre que la Russie et le Canada ont adopté des stratégies similaires sur ce dossier, soumettant un dossier initial de données, puis resoumettant des données supplémentaires plus tard avec des revendications considérablement élargies sur le plateau continental arctique. Ainsi, la revendication du Canada s’étend jusqu’à la limite de la zone économique exclusive de la Russie et la revendication russe s’étire jusqu’à la limite de la zone économique exclusive du Canada.
Or, la Russie a démontré dernièrement ses aptitudes à orchestrer des guerres juridiques (lawfare) pour atteindre ses buts stratégiques. Les négociations sur le plateau continental arctique pourraient ainsi être teintées de cette stratégie de la part de la Russie : l’obstructionnisme, la promotion d’interprétations alternatives, ou encore le déploiement de ressources ou la construction d’infrastructures près des zones contestées sont des possibilités déjà bien établies dans le répertoire russe de lawfare[i]. Ce type de tactique est déjà déployé par la Russie en regard de l’archipel norvégien de Svalbard et de son plateau continental. Sur cette note, il serait judicieux pour le Canada d’approcher ses alliés afin de mieux comprendre les stratégies hybrides russes. Oslo entre autres a un riche historique d’interactions avec Moscou : le Canada pourrait tirer des enseignements de l’expérience norvégienne avec la Russie autant sur les dossiers difficiles (le cas de Svalbard) que sur les réussites (l’accord frontalier de 2010 dans la mer de Barents).
Une réflexion et des moyens
Bien sûr, ce dossier du plateau continental arctique ne se réglera pas sitôt et l’exploitation des ressources dans le plateau doit se penser sur le long terme plutôt que le court terme. Les discussions sont encore en cours pour établir des règles communes afin d’encadrer les activités minières en eaux profondes, le tout ayant été remis à 2024. La « tyrannie de la géographie » rend aussi les ressources dans l’océan Arctique central moins attrayantes : les coûts d’exploitation seront nécessairement plus élevés que des gisements ailleurs sur la planète. Les déplacements resteront de même difficiles dans la région, même avec un couvert glacier plus mince ou réduit, ce qui constitue une limite supplémentaire pour exploiter le plateau continental. Ce temps supplémentaire doit être utilisé par le Canada pour entreprendre une réflexion sur l’approche à privilégier en ce qui a trait à l’océan Arctique central. Le Passage du Nord-Ouest et la défense continentale ont monopolisé l’attention de la politique arctique canadienne jusqu’à maintenant. Il faudra toutefois développer une stratégie pour défendre les intérêts canadiens et jouer un rôle dans cette nouvelle région appelée à s’ouvrir. Cela inclut le développement de moyens et de capacités pour être présent dans cette région. Jusqu’à maintenant, les navires achetés ou annoncés par le Canada ne sont pas destinés pour l’océan Arctique central : les navires de patrouilles extracôtiers ne seront pas de taille pour l’environnement de cet océan. La construction de deux brise-glace polaires annoncés en 2021 devrait partiellement pouvoir remplir ce rôle, mais les tâches seront nombreuses pour ces brise-glaces, surtout si nous observons un accroissement du trafic maritime via le Passage du Nord-Ouest. Des ressources dédiées uniquement à l’océan Arctique central seraient nécessaires afin de montrer le sérieux de l’approche canadienne face à cette région.
Réfléchir et investir dans des navires pour surveiller et être présent dans cette zone servira assurément le Canada dans ces négociations sur le plateau continental arctique. Investir en défense est toujours une entreprise hasardeuse au Canada. Pour autant, la défense de l’Arctique reçoit un appui significatif dans la population canadienne, comme le démontre un sondage récent de la firme Ipsos. Il s’agit d’un signe positif. Dans ce cas d’espèce, des investissements en défense s’inscriraient dans un contexte plus large dans lequel le pays doit développer une approche cohérente pour une région qui s’ouvrira davantage à l’activité humaine. Il s’agit aussi d’une région qui ajoutera un voisin difficile à gérer au Canada, la Russie, qui possède des moyens considérables et des tactiques avec lesquelles le Canada a peu d’expérience directe. Il est à espérer que la réflexion sur ces questions se mettra en branle le plus rapidement possible : se fier sur les organisations internationales dans ce cas ne règlera pas tout.
[i] Voir Tropin au lien suivant: https://www.ceeol.com/search/article-detail?id=971596 ou par Goldenziel au lien suivant : https://www.cornelllawreview.org/2023/01/23/an-alternative-to-zombieing-lawfare-between-russian-and-ukraine-and-the-future-of-international-law/
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