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La guerre russo-ukrainienne, déclenchée par l’invasion russe de 2022, ne se limite pas à des affrontements militaires. Au cœur de cette guerre moderne se trouve un champ de bataille invisible mais décisif : celui de l’information. La gestion du narratif, autant pour mobiliser l’opinion publique intérieure qu’internationale, est devenue une arme centrale pour l’Ukraine et la Russie.
L’importante croissance des réseaux sociaux, ainsi que l’utilisation de la désinformation comme stratégie politique, soulèvent des questions majeures pour les pays comme le Canada. Comment préserver une souveraineté numérique face aux ingérences étrangères ? Quelles stratégies adopter pour protéger les citoyens contre la manipulation de l’information et renforcer leur résilience face aux fausses nouvelles ? Comprendre comment l’Ukraine a sécurisé son espace numérique, tout en déjouant les campagnes de désinformation russes, offre des leçons cruciales sur la souveraineté numérique et la protection de l’espace informationnel.
Narratifs en conflits : face à l’opinion internationale
Le narratif ukrainien s’est articulé autour des stratégies de défense et de communication ukrainiennes. Un exemple frappant de la manière dont les leaders contemporains utilisent la rhétorique pour influencer l’opinion publique et renforcer leur position est celui de Volodymyr Zelensky, qui a su utiliser les réseaux sociaux de manière innovante, en exploitant une communication centrée sur trois éléments clés : la personnalisation du message, l’usage d’une rhétorique émotionnelle et la maîtrise de l’espace médiatique global. D’une part, en diffusant des messages courts et émotionnels à destination du public ukrainien, il a consolidé la résilience intérieure de son pays. D’autre part, une présence constante dans les médias internationaux, tout en adaptant ses discours aux cultures et aux références historiques des parlements étrangers. Le récit médiatique mondial a donc positionné l’Ukraine comme une victime légitime nécessitant un soutien international.
Dans les manuels militaires, le principe de surprise est fondamental : révéler des offensives à l’avance diminue leur impact. Pourtant, en Ukraine, la communication autour des offensives semble relever d’une stratégie politique. Dépendante de l’appui occidental, l’Ukraine utilise ces annonces pour garantir le soutien continu de ses partenaires en montrant qu’elle conserve des perspectives de succès. Bien que l’état-major russe soit probablement au courant de ces opérations grâce à ses capacités de renseignement, ces déclarations s’adressent avant tout à l’opinion publique et aux partenaires internationaux.
La Russie, de son côté, a développé un narratif centré sur la défense de ses intérêts stratégiques et la protection des certaines populations russophones, justifiant ainsi ses actions en Ukraine. Ce narratif a été diffusé à l’intérieur du pays et à l’international, tentant de gagner la sympathie ou du moins, la neutralité des autres nations. Il est important de souligner que la Russie présente ses actions comme une « opération spéciale« , cherchant à minimiser l’ampleur de l’offensive. Ce choix de terminologie vise également à éviter les implications légales que le terme « guerre » pourrait entraîner, tant sur le plan interne qu’international. Elle a également exploité des références historiques, comme la lutte contre le nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale, pour légitimer ses actions aux yeux de sa propre population et de certains segments de l’opinion internationale. Le gouvernement russe dénonce notamment l’association des forces ukrainiennes à des figures controversées, comme le Régiment Azov, ou de par la popularité de certaines personnalités comme Stepan Bandera.
La guerre en Ukraine présente des similitudes frappantes avec d’autres conflits, notamment avec la situation à Gaza. Dans les deux cas, les gouvernements utilisent le narratif comme élément central de leur stratégie militaire, cherchant à obtenir le soutien international pour leurs actions, malgré les critiques du droit international. À Gaza, comme en Ukraine, le narratif est construit autour de la légitimité de la défense nationale face à une menace perçue, ce qui permet de justifier des actions militaires controversées. Dans le cadre du conflit israélo-palestinien, un exemple récent de désinformation a émergé après l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023. Des allégations non vérifiées de la part des médias israéliens, selon lesquelles « 40 bébés décapités » auraient été découverts dans une zone sévèrement touchée. Bien que ce récit ait été relayé par divers médias et largement diffusé à l’international, il a ensuite été prouvé infondé. Utiliser des images ou des récits d’enfants dans des contextes de guerre est une stratégie puissante, car elle touche un registre émotionnel universel et symbolise l’innocence. En peignant l’ennemi comme insensible à cette innocence, ces récits visent à le diaboliser aux yeux du public, renforçant l’idée qu’il représente une menace si extrême qu’il ne respecte même pas la vie des plus vulnérables.
Ce genre de discours rappelle des exemples passés, comme celui des « bébés arrachés des couveuses » au Koweït avant la guerre du Golfe en 1990, où des témoignages dramatiques avaient été utilisés pour influencer l’opinion publique en faveur d’une intervention militaire. Ainsi, la guerre de l’information autour de ces histoires d’enfants non seulement attire l’empathie, mais sert aussi à déshumaniser l’ennemi en renforçant le sentiment d’urgence morale chez le public international.
Le conflit au Proche-Orient a largement capté l’attention des médias américains, reléguant la guerre en Ukraine au second plan. Ce décalage a contribué à accentuer un désintérêt progressif de l’opinion publique pour la situation en Ukraine, déjà présent dans les débats politiques et médiatiques.
Alors que Jacques Baud, analyste stratégique, soutient que les narratifs façonnent directement les stratégies militaires, d’autres analystes, comme Lawrence Freedman, historien militaire britannique, suggèrent que la manipulation des informations peut parfois échouer à influencer l’issue des conflits. Par exemple, Freedman souligne que malgré l’intense propagande américaine avant la guerre d’Irak, l’effondrement rapide du régime de Saddam Hussein ne s’est pas déroulé comme les stratèges l’avaient prévu.
Ce phénomène illustre bien comment la communication de guerre peut être exploitée pour orienter la perception de la réalité dans un contexte de conflits, renforçant ainsi l’idée que : « ce n’est pas tant ce que les gens pensent, mais à quoi ils pensent », comme le souligne Maxwell E. McCombs et Donald L.Shaw dans leur théorie de l’agenda-setting.
Contrôle et protection de l’espace informationnel ukrainien
Cette citation apocryphe de Rudyard Kipling, reste pertinente : « La première victime de la guerre, c’est toujours la vérité. » Depuis les années 1990, l’Ukraine a été un terrain de jeu pour l’influence russe, notamment à travers les médias et les infrastructures numériques. Cependant, c’est après les événements de 2014, avec l’annexion de la Crimée et le conflit dans le Donbass, que l’Ukraine a commencé à percevoir son espace informationnel comme un domaine à protéger, au même titre que son territoire physique.
Depuis 2017, l’Ukraine a bloqué des ressources russes comme Yandex et VKontakte, les considérant comme des vecteurs de désinformation. Cette politique s’est intensifiée après 2022, avec des mesures visant à sécuriser l’infrastructure numérique contre les cyberattaques, notamment la relocalisation de base de données publiques vers des serveurs des pays voisins. Ce blocage a permis à l’Ukraine de limiter l’influence russe sur son propre territoire numérique et de réduire la propagation des narratives pro-russes parmi la population ukrainienne.
Sous la loi martiale instaurée depuis le 24 février 2022, un décret signé par Volodymyr Zelensky a regroupé les chaînes de télévision nationales en une seule plateforme pour diffuser en continu des informations sur la guerre. S’en suit l’interdiction de diffusion des chaines Sputnik et RT, une décision prise par l’Union Européenne pour soutenir ce blocage de l’influence russe bien que les chaines soient accessibles en quelques clics sur internet.
Le développement d’un espace culturel ukrainien en ligne, comme Ukraine.ua vise à contrer la domination historique des contenus russes en Ukraine et à construire une souveraineté numérique. La création de médias indépendants ukrainiens et la promotion de la culture locale ont contribué à construire une narrative ukrainienne distincte, renforçant ainsi la résilience nationale face aux influences extérieures.
Désinformation et souveraineté numérique : La bataille des réseaux sociaux en Ukraine
Les réseaux sociaux ont joué un rôle crucial dans la diffusion et l’amplification de ces narratifs. L’Ukraine a utilisé Twitter, TikTok et d’autres plateformes pour maintenir le soutien international, diffuser des récits de résilience, dénoncer les crimes de guerre et toucher un public plus jeune. Le phénomène des faux comptes utilisés pour propager des messages pro-russes ou pro-ukrainiens est un exemple concret mais minime de la structure complexe des médias à notre ère.
Selon l’institut de sociologie de Kiev, en octobre 2023, 44% des Ukrainiens utilisaient Telegram comme première source d’information, surpassant la télévision, utilisée par 43% des citoyens. Il est curieux de voir que l’Ukraine a tout récemment interdit l’utilisation de Telegram sur tous les appareils du personnel gouvernemental. Le principe de liberté d’expression, prôné par les médias numériques tels que X (anciennement Twitter), peut engendrer des ambiguïtés quant à l’impact de la désinformation. La situation au Brésil en est une illustration notable. En août 2024, la Cour suprême brésilienne a ordonné la suspension de la plateforme X, reprochant à celle-ci de ne pas se conformer à des injonctions judiciaires visant à lutter contre la désinformation. Cette décision a été motivée par le refus de X de bloquer des comptes accusés de diffuser de fausses informations, notamment en lien avec des partisans de l’ancien président Jair Bolsonaro.
En réponse, X a entrepris des démarches pour se conformer aux exigences légales brésiliennes, notamment en bloquant les comptes incriminés et en payant les amendes imposées. Ces actions ont conduit la Cour suprême à lever la suspension de la plateforme en octobre 2024, permettant ainsi à X de reprendre ses activités au Brésil. Cette affaire met en lumière les tensions entre la liberté d’expression et la responsabilité des plateformes numériques dans la gestion de la désinformation, ainsi que les défis auxquels sont confrontés les gouvernements pour réguler le contenu en ligne tout en respectant les droits fondamentaux.
Des initiatives comme StopFake.org, qui visent à vérifier les informations et à dénoncer les fausses nouvelles, illustrent comment l’Ukraine tente de reconquérir son espace informationnel, en comptant plus de 7000 articles vérifiés sur la plateforme. Un autre exemple innovant est l’utilisation de l’application Diia, initialement conçue pour simplifier des démarches administratives. Depuis l’invasion russe, Diia est devenue un outil de renseignement civil, les citoyens ukrainiens peuvent soumettre des photos et vidéos géolocalisées des mouvements militaires russes. Cela a permis une participation active de la population dans la défense national pour signaler les évènements suspects.
Dans un contexte de guerre de l’information, à qui revient le pouvoir de déterminer ce qui est vrai ? Comment les initiatives de fact-checking peuvent-elles éviter de devenir elles-mêmes des outils de propagande ? La vérification des informations s’appuie souvent sur l’utilisation de procédés, d’analyse des métadonnées, ou encore l’examen détaillé des preuves visuelles. Ces méthodes sont renforcées par des logiciels d’édition spécialisés. Toutefois, la question de l’objectivité des organismes de fact-checking se pose fréquemment, ces derniers étant parfois accusés de servir des intérêts politiques. Le rôle autrefois fondamental du journaliste, qui agissait comme un filtre de l’information avant sa diffusion au public, s’est affaibli à l’ère du numérique. Désormais, n’importe quel individu peut produire et diffuser des contenus en ligne, facilitant ainsi la propagation de fausses informations. En mars 2022, un deepfake montrant le président Zelensky appelant les Ukrainiens à déposer les armes a circulé sur les réseaux sociaux bien qu’il fut rapidement démenti par les autorités ukrainiennes.
La Complexité de la prédiction des scénarios futurs
Dans le cadre du conflit en Ukraine, l’utilisation du SIGINT (renseignement d’origine électromagnétique) et du CYBER n’ont pas été absent. Selon l’Institut Français de Géopolitique, les flux électromagnétiques jouent un rôle crucial dans la conduite des opérations militaires modernes. Avec le soutien l’OTAN, l’Ukraine a pu accéder à des technologies avancées de surveillance des communications, lui offrant ainsi un avantage considérable sur le terrain.
De plus, d’autres acteurs ont apporté leur soutien technologique, En 2022, l’Ukraine a utilisé des outils d’intelligence artificielle, notamment avec l’aide de Palantir et son projet Gotham, qui a permis d’agréger du SIGINT. De son côté, Starlink a contribué avec son aide satellitaire et sa couverture réseau sur le territoire ukrainien. Ce qui a permis d’analyser les mouvements des troupes russes et prédire les zones de conflit à venir. Ces prédictions ont permis à l’armée ukrainienne de se préparer aux offensives, limitant les pertes humaines et matérielles. Cependant, la fiabilité de Starlink a parfois été remise en question. Dans certains cas, l’entreprise a restreint ou interrompu son réseau, invoquant des préoccupations de sécurité ou des considérations stratégiques. L’armée ukrainienne a signalé des pannes dans des zones reprises à la Russie, provoquant des débats sur la dépendance envers des entreprises privées pour des opérations militaires critiques. En parallèle, la Russie elle-même a tenté de perturber la connexion Starlink en Ukraine, rendant l’accès au réseau instable par moments.
Ces interruptions ont alimenté les inquiétudes quant à la capacité de l’entreprise à fournir une assistance constante en temps de guerre. D’autres sources indiquent que les performances de Starlink en Ukraine, en termes de vitesse et de couverture, varient également, ce qui pose des défis supplémentaires. En ce sens, cette situation met en lumière les questions de souveraineté numérique et d’autonomie stratégique de l’Ukraine, en soulevant le risque qu’une entreprise privée puisse influencer directement la disponibilité de ressources critiques en période de conflit.
Les fuites des « Discord leaks » ont révélé que le ministère de la Défense russe avait été infiltré par des renseignements américains, consolidant l’idée que l’invasion russe a été anticipée bien avant son déclenchement. Les pays européens, notamment l’Allemagne, la France et l’Italie, n’ont pas tous anticipé l’invasion russe en Ukraine en raison de leurs liens économiques avec la Russie. L’Allemagne dépendait du gaz russe, la France visait une coopération stratégique, et l’Italie, également dépendante énergétiquement, entretenait des relations commerciales importantes. La guerre a révélé les risques de cette confiance aveugle envers Moscou.
L’encadrement adéquat : la doctrine militaire
La doctrine militaire est un cadre stratégique qui vise à aligner les moyens disponibles avec les objectifs spécifiques de chaque nation. La comparaison avec d’autres conflits permet de tirer des leçons sur la manière dont les prédictions peuvent être faussées par la désinformation. Les erreurs de prédiction pendant la guerre en Irak en 2003, basées sur de fausses informations sur les armes de destruction massive, montrent à quel point les décisions stratégiques peuvent être influencées par des récits construits pour justifier des actions militaires.
De la même manière, les erreurs d’interprétation de la situation en Ukraine par certains experts montrent les limites de la prévision stratégique dans un brouillard de guerre. Il est essentiel de reconnaître que chaque armée fonctionne selon une logique qui lui est propre, dictée par sa doctrine nationale et pourtant certains spécialistes des pays de l’OTAN s’étonnent que la Russie n’utilise pas les mêmes techniques pour faire la guerre. Tenter de comprendre les forces armées d’un pays en se basant sur les concepts de la doctrine militaire d’un autre peut mener à des erreurs d’interprétation.
D’autres ont montré que leurs évaluations des batailles ou des performances d’équipements militaires étaient souvent influencées par leurs propres expériences, sans tenir compte du contexte spécifique de l’adversaire. Connaître les forces et les faiblesses de son propre camp est important, mais Sun Tzu, nous rappelles qu’il est tout aussi crucial de comprendre la manière dont l’ennemi pense, réagit et mobilise ses ressources. Ce point a été négligé dans de nombreuses analyses militaires, conduisant à des conclusions inexactes. En utilisant divers outils tels que le renseignement et la reconnaissance, des informations précises doivent être obtenues. Le champ de bataille ne doit pas être imaginé, mais fondé sur des faits concrets. Les affirmations que la Russie était trop faible pour mener à bien sa mission spéciale ou pour prolonger la guerre, se sont révélées totalement irréalistes. Des voix comme celle de Michael Kofman, soulignent également que l’armée russe, malgré ses lacunes logistiques, reste une force à ne pas sous-estimer, remettant en question les analyses trop optimistes sur un effondrement rapide de la Russie. Se trouve-t-elle dans une position de force ? Une production élevée et une consommation en diminution, pourtant, elle ne semble pas prête à capituler de sitôt.
Peu importe le brouillard de guerre créé par le narratif, que ce soit dans la sphère médiatique ou publique, un corps armé se doit de faire confiance aux aptitudes acquises durant sa formation. Cela implique de respecter ses fonctions avec un encadrement assuré par la doctrine militaire nationale. Ce cadre, en cas de désinformation majeure, permet de maintenir la clarté dans l’environnement psychologique du soldat, du capitaine et de son commandant, sans les exposer aux influences fluctuantes de la désinformation. Ils ne se laissent pas distraire par les récits extérieurs mais s’appuient sur des observations concrètes et une connaissance directe du terrain, une connaissance construite par l’expérience et l’analyse des faits sur le terrain.
En procédant ainsi, l’information transmise aux décideurs est plus fiable et moins exposée aux distorsions des récits externes, permettant une prise de décision plus adéquate et ancrée dans la réalité.
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