Depuis la chute de l’URSS, le gouvernement turc conteste l’utilité de l’OTAN. Cette remise en question s’est manifestée récemment par les prises de décision du gouvernement turc : en se procurant des S-400 russes, en collaborant militairement avec l’Iran et avec la Russie et en rivalisant avec d’autres membres de l’OTAN dans la région méditerranéenne. En quoi la Turquie agit-elle contre les intérêts de l’organisation et quels sont les intérêts stratégiques de la Turquie ?
L’acquisition de S-400 russes par la Turquie : plus qu’une transaction militaire
Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, les tensions militaires s’intensifient entre l’OTAN et la Russie. La dernière doctrine militaire russe, publiée en 2014, qualifie l’OTAN de menace pour la sécurité territoriale de la Russie.
Pourtant, en 2019, le gouvernement turc s’est procuré deux systèmes antimissiles russes (S-400). Le Congrès américain avait immédiatement bloqué la livraison d’avions de chasse F35 à l’armée turque. Cette acquisition a grandement compliqué la stratégie de l’OTAN, car ces systèmes dévoilent de l’information militaire au gouvernement russe. Cet achat militaire met en doute les intentions politiques de la Turquie. Traditionnellement, la Turquie était perçue comme la « sentinelle avancée du monde occidental » contre la Russie. Dans le cas d’une offensive russe contre un autre pays de l’OTAN, l’armée turque demeura-t-elle un partenaire fiable ?
La Turquie semble obtenir des concessions politiques de la Russie. Une des stratégies russes consiste à jumeler les ventes d’équipements militaires aux négociations politiques afin d’accroître son influence au Moyen-Orient. Les négociations russo-turques semblent suivre cette logique, puisque quelques mois séparent la signature des pourparlers d’Astana (mai 2017) et l’annonce du gouvernement turc d’obtenir des S-400 (septembre 2017). L’achat des S-400 par l’armée turque a probablement permis d’obtenir des gains politiques notamment dans le conflit syrien.
Les pourparlers d’Astana et l’importance de la « question kurde » pour la Turquie
Nous pouvons remarquer une constante dans la stratégie militaire turque en Syrie, soit d’empêcher l’émergence d’une région autonome kurde contrôlée par le Parti des travailleurs kurdes (PKK).
Cet impératif stratégique explique :
- Les derniers rapprochements militaires entre la Turquie, l’Iran et la Russie (les pourparlers d’Astana et de Sotchi);
- Les nombreuses critiques du gouvernement turc envers l’armée américaine pour avoir soutenu les combattants kurdes;
- Les tentatives d’obtenir de l’assistance militaire et des garanties de l’OTAN.
D’un côté, des collaborations turco-russes et turco-iraniennes contre le PKK ont pris racine au tournant du nouveau millénaire. En 1993, 1994 et 1995, l’Iran et la Turquie avaient signé des protocoles de sécurité, exigeant de ne plus soutenir le PKK. En 2000, les premiers ministres russes et turcs avaient aussi conclu des ententes de principes pour faciliter le combat contre les séparatistes en Russie et en Turquie. Les pourparlers d’Astana sont aussi une coordination militaire pour entre autres combattre le PKK en Syrie.
De l’autre, durant la guerre d’Irak en 2003, la Turquie avait refusé de joindre la coalition anglo-saxonne sous prétexte que l’intervention faciliterait la création d’un Kurdistan. Pendant le conflit syrien, l’armée américaine entraînait et équipait le YPG, une filiale syrienne du PKK.
Ainsi, les rapprochements militaires entre la Turquie, l’Iran et la Russie voulaient contrecarrer les objectifs militaires du gouvernement américain. Ces rapprochements demeurent problématiques pour l’OTAN, même si le gouvernement américain ne semble plus soutenir le PKK. La Turquie collabore avec deux pays ciblés par des sanctions de l’UE et des États-Unis. Parallèlement, en 2012, en 2015 et en 2020, la Turquie a exigé des réunions d’urgence (selon l’article 4 du traité) au sujet du conflit syrien. Cette approche comporte des contradictions, puisque la Turquie veut obtenir du soutien militaire de l’OTAN, tout en négociant séparément avec l’Iran et la Russie.
L’indépendance énergétique turque au centre des tensions en Méditerranée
Compte tenu de l’importance stratégique de la région méditerranéenne, la Turquie adopte une stratégie militaire risquée :
- En menant des exercices militaires rivaux contre la France et la Grèce en Méditerranée;
- En adoptant une rhétorique agressive envers ces deux pays de l’OTAN;
- En concurrençant les objectifs stratégiques russes en Libye.
En fait, le contrôle de l’est de la Méditerranée et du nord de la Libye s’avère primordial pour la sécurité énergétique du pays. L’économie turque dépend d’un approvisionnement constant en énergie. N’ayant pas les capacités de productions énergétiques suffisantes pour la demande, le gouvernement turc doit importer massivement du gaz naturel et du pétrole russe et iranien. En Libye, la Turquie appuie le gouvernement d’entente nationale (GEN). Ce dernier contrôle Syrte, une ville portière et la majorité des puits pétroliers libyens. Récemment, un gisement gazier en mer méditerranéenne orientale a été découvert par une compagnie turque. Avec la mainmise sur ces deux territoires, le pays pourrait réduire ses importations énergétiques et développer une politique énergétique plus indépendante de la Russie et de l’Iran.
L’atteinte de ces objectifs se fait cependant au détriment de la stabilité régionale. La Turquie rivalise avec la Grèce et la France pour les mêmes zones maritimes. Le gouvernement turc a qualifié ces deux pays d’impérialistes en comparant les interventions actuelles aux conquêtes coloniales. Sans un apaisement des tensions, la Turquie risque d’entrer en guerre avec deux alliés, en plus d’être marginalisée au sein de l’OTAN. Le gouvernement turc rivalise aussi avec la Russie en Libye. D’un côté, l’armée russe soutient une coalition dirigée par le maréchal Haftar. De l’autre, l’armée turque entraîne des soldats du GEN et des milices libyennes. Bref, pour sécuriser des zones stratégiques, la Turquie semble prête à sacrifier son implication au sein de l’OTAN et à se montrer inflexible envers les positions grecques, françaises et russes.
La crise de la COVID-19 en Turquie : relance économique et politiques agressives
Déjà avant la crise, la situation économique du pays était précaire :
- Les conflits syriens et libyens, le coup d’État raté et l’afflux de réfugiés ont déstabilisé le pays;
- Depuis 2018, le marché turc est considéré comme spéculatif et à risque selon les indices boursiers;
- La crise sanitaire a causé un ralentissement économique mondial, accentuant les problèmes économiques et politiques de la Turquie.
La diminution importante du tourisme mondial et des exportations a eu un impact significatif sur l’économie turque. Les dernières actions militaires en Méditerranée sont probablement entreprises pour relancer l’économie et pour dévier l’attention sur leurs difficultés internes. Cependant, la Turquie agit à l’encontre de l’article 1 du traité nord-atlantique, puisqu’elle met en danger la stabilité régionale et a recours à la force sans le consentement de l’ONU.
Recommandations pour les Forces armées canadiennes
La Turquie semble considérer l’OTAN comme étant inadaptée à ses besoins sécuritaires. Le pays développe une politique sécuritaire incluant l’OTAN, la Russie et l’Iran. Elle a participé aux pourparlers d’Astana, a acheté des S400 russes et a continué de collaborer avec l’OTAN. Cette stratégie sécuritaire comporte des risques importants avec la montée des tensions au sein de l’OTAN, envers la Russie et envers l’Iran.
Les intentions militaires de la Turquie demeurent ambiguës. Certaines tactiques se retrouvent sous le seuil de la guerre, comme l’entraînement de milices en Libye. Le gouvernement turc se dispute avec la France et avec la Grèce, deux partenaires stratégiques du Canada. Enfin, la Turquie s’associe à des puissances émergentes, l’Iran et la Russie, désirant modifier l’ordre international.
La Défense canadienne doit donc agir prudemment :
- Dans la mesure du possible, il faut concilier les intérêts stratégiques de la Turquie à la vision globale de l’OTAN;
- Les efforts communs de dissuasion contre les agissements de la Turquie peuvent inciter le pays à collaborer davantage avec la Russie et avec l’Iran;
- En même temps, le Canada doit exiger un dialogue excluant la menace d’intervention armée;
- La reprise des discussions entre la Turquie, la Grèce et la France s’avère nécessaire, que ce soit au sein de l’OTAN ou dans un cadre moins formel.
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