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Depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, deux camps ont rapidement émergé. Ceux soutenant l’Ukraine dans la défense de son territoire et de son existence à l’image des États-Unis et des pays européens lui ont apporté un soutien rhétorique indéfectible, mais avec un soutien matériel plus élusif. Pendant ce temps, des pays importants, non seulement en termes de puissance économique et militaire, mais aussi de population, comme la Chine et l’Afrique du Sud, apportent leur soutien à la Russie dans son conflit sans toutefois y participer activement. Cependant, un troisième large groupe de pays a choisi de ne pas prendre position dans ce conflit. Cette attitude est relativement commune dans les pays du “Sud global”. Dans cette liste, nous pouvons évoquer un certain nombre de pays africains, arabes ou d’Amérique du Sud. Cette analyse se concentrera sur le cas de l’Égypte.
L’Égypte est un pays ayant une position très particulière car se trouvant au croisement entre les deux grands blocs. Elle a toujours essayé d’adopter une position de non-alignement et a même été un membre fondateur du mouvement des années 50 qui refusait une quelconque adhésion à l’un ou l’autre des deux blocs géopolitiques de la Guerre froide. De plus, l’Égypte est d’une grande importance car elle est la première puissance militaire africaine, est classée dans les 20 premières puissances mondiales et son l’arsenal est principalement constitué d’équipements russes, américains et français. De plus, le budget militaire égyptien s’élève seulement à 1,1% du PIB en 2022 (soit avoisinant les 5 milliards) mais lui permet tout de même de se situer parmi les pays africains ayant les dépenses les plus importantes dans le domaine militaire avec le Maroc. Le fait que ses relations soient très fortes tant avec la Russie qu’avec les États-Unis et leur allié occidentaux influence fortement sa position dans cette guerre. Sa grande population (100 millions d’habitants), ses caractéristiques socio-économiques et le désir du président Al Sissi de remettre l’Égypte au-devant de la scène internationale font de ce pays un cas intéressant à étudier pour comprendre la position des pays africains et d’une façon générale de nombreux pays du Sud dans cette guerre. Ce texte examine donc comment l’Égypte tente de maintenir l’équilibre dans la Guerre russo-ukrainienne et si son non-alignement est toujours possible.
Relations diplomatiques égyptiennes
L’Égypte entretient des relations avec la Russie, les États-Unis et l’Europe autant sur le plan économique, avec des accords passés entre le gouvernement égyptien et l’Union Européenne, que militaire, avec des contrats pour l’achat de Rafale en France ou encore l’acquisition de matériel militaire russe ou américain. Tout particulièrement, les aides militaires américaines lui permettant d’asseoir sa place de puissance militaire internationale en finançant une très grande partie de ses dépenses militaire. Les relations entre l’Égypte et la Russie ne datent pas d’hier. Pendant l’ère du président égyptien Gamal Abdel Nasser et du panarabisme, l’Union soviétique, engagée dans la Guerre froide, se positionnait comme un ardent partisan des mouvements de libération et un allié crucial du processus de décolonisation au Moyen-Orient et en Égypte. Cette stratégie visait à contrecarrer l’influence occidentale dans la région. La disparition de l’Union soviétique a évidemment éloigné l’Égypte de la Russie dans la période 1992 – 2014. Cependant, leurs relations se sont fortement développées en 2014 à la suite du coup d’État d’Abdel Fattah Al Sissi. La Russie a tiré profit du recul des États-Unis en Égypte en raison des différentes critiques envers le coup de force d’Al Sissi et le non-respect des droits de l’homme pour proposer son aide militaire au pays. Depuis ce moment, la Russie est (avec la France) l’un des principaux fournisseurs d’armes de l’Égypte.
Leur relation ne se limite pas à un partenariat militaire : elle comporte un important volet économique, tout particulièrement dans le domaine énergétique. En effet, l’Égypte a pour projet depuis 2015 de construire la deuxième centrale nucléaire africaine. Ce projet se concrétisa en 2022 lorsque le permis de construire fut attribué à la compagnie russe Rosatom, qui fut ainsi chargée de sa construction. Sur le plan économique, leur relation est très diverse. L’Égypte est la destination favorite des touristes russes et ukrainiens. On compte plusieurs millions de touristes russes par année en Égypte, soit 40% du tourisme total dans le pays. Ce tourisme a permis le développement de stations balnéaires égyptiennes et représente une part importante dans l’économie égyptienne. De plus, la Russie est la première pourvoyeuse de céréales en Égypte. Ainsi la consommation égyptienne de blé s’élève à 15 millions de tonnes dont 80% proviennent des importations provenant à 50% Russie et quasiment 30% d’Ukraine. Ainsi la Russie est un acteur très important pour l’Égypte dans son projet national, mais aussi dans ses relations internationales.
La Russie n’est cependant pas en position dominante dans ses relations et échanges avec l’Égypte car elle entretient aussi de très bonnes relations avec des alliés de l’Ukraine comme les États-Unis et l’Union européenne. Ces relations positives ne cessent pas de croitre depuis le début de la guerre. L’essentiel de ses relations avec les États-Unis repose surtout sur leur partenariat militaire. L’Égypte se trouve être un partenaire privilégié de l’OTAN dans le cadre du dialogue méditerranéen au le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. En plus de sa relation avec l’OTAN, les Etats-Unis lui fournissent une aide militaire considérable depuis maintenant bien longtemps. Avec pas moins de 1,3 milliard de dollars par an depuis quasiment soixante ans, l’aide totale qui est fourni depuis la fin des années 70 s’élève à 70 milliards de dollars, faisant de l’Égypte le troisième pays le plus aidé par les États-Unis, derrière Israël et l’Ukraine depuis le début de la guerre. Du côté des Européens, l’Égypte fait partie intégrante de la politique de voisinage de l’Union européenne. De plus, la région est la première cliente de l’Égypte en absorbant 30% de ses exportations. Un certain nombre de pays entretiennent avec l’Égypte des relations particulières héritées de la période coloniale telles que la France ou l’Angleterre. Les relations avec l’Ukraine sont aussi importantes car l’Égypte est le principal partenaire économique de l’Ukraine en Afrique. Leurs relations sont diverses et s’étendent sur le plan économique avec des échanges importants, un fort afflux de touristes (plusieurs millions avant la guerre) et la présence d’une centaine d’entreprises ukrainiennes en Égypte.
Les conséquences du conflit
Bien que la guerre soit cantonnée sur le territoire européen, elle touche, par contrecoup, plus de pays qu’il n’y paraît. Les conséquences du conflit sont plus qu’importante pour de nombreux pays et particulièrement pour l’Égypte et l’Afrique, du fait de la dépendance de ces pays aux céréales russo-ukrainiennes. Elle a créé une situation de crise humanitaire et a intensifié en Égypte une crise économique déjà très importante.
En effet, le début de la guerre a stoppé pendant un moment les exportations de blé de l’Ukraine et de la Russie, laissant ainsi les pays africains livrés à eux-mêmes. L’Égypte n’était plus en mesure de fournir du blé pour la production de pain à sa population, entraînant une flambée des prix. À l’heure d’aujourd’hui, le gouvernement se trouve sans réelle solution à court terme pour produire en plus grande quantité, du fait que 90% des ressources en eau proviennent du Nil et que déjà 80% sont utilisés pour l’agriculture. Bien que l’Égypte ait un désir de souveraineté alimentaire pour sa sécurité, elle ne peut pas l’envisager avant un certain nombre d’années.
De plus, la crise économique héritée des conséquences de la COVID-19 a été accentuée par la Guerre russo-ukrainienne. La guerre a entraîné la perte d’un certain nombre d’accords économiques mettant à mal l’économie égyptienne. Pour citer certaines conséquences, nous parlons ici d’une inflation à hauteur de 33% en 2023, d’une dévaluation de la monnaie de 50% et d’une dette qui a explosé à 90% du PIB. De plus, la guerre a mis à mal le tourisme en Égypte qui reposait principalement sur la Russie et l’Ukraine.
Dans ce contexte, l’Égypte se trouve prise dans de graves crises issues directement de la guerre russo-ukrainienne et tente de tout faire pour en sortir par ce qui est le fil conducteur de sa politique étrangère : la neutralité positive. Cependant, l’Égypte s’efforce aussi de poursuivre son non-alignement tout en espérant ne pas contrarier les deux camps à la fois. Il faut donc examiner comment l’Égypte prend position entre les deux grands blocs en conflit et le soutien qu’elle apporte à qui et comment.
La position égyptienne
Historiquement, bien qu’elle soit partenaire des États-Unis et de la Russie, l’Égypte n’a jamais hésité à défendre la souveraineté des États. Son rôle auprès de la communauté des non-alignés depuis les années 50 a d’ailleurs fortement influencé sa position. Ainsi, il aurait été logique de penser que l’Égypte poursuivrait dans cette lignée en prenant parti de défendre la souveraineté ukrainienne. Cependant, l’Égypte a modifié sa doctrine. En effet, les conséquences de la guerre et le risque pour sa sécurité ont fait qu’elle cherche davantage le balancement entre les deux camps. Ce balancement est pour elle le meilleur moyen de survivre face au conflit en délaissant ainsi sa doctrine d’égalité souveraine.
L’Égypte oscille entre les deux camps. Elle ne peut se détacher de la Russie et ne peut pas se passer de l’Occident et du système libéral international. Pour cette raison, l’Égypte poursuit ses échanges avec la Russie concernant les importations de blé. Après le sommet Afrique-Russie de 2023, l’Égypte a constituée des réserves importantes de blé russe en réalisant des importations records pour le pays. Dans le domaine diplomatique, le président Al-Sissi est resté en contact avec ses homologues russes et reçoit fréquemment leurs représentants. En parallèle, l’Égypte a refusé la mise en place de sanction à l’égard de la Russie en raison des trop grandes conséquences pour son économie, au grand dam de l’Ukraine. De plus, il a été découvert en 2023 qu’un accord de livraison d’armement égyptien à destination de la Russie allait se mettre en place. 40 000 roquettes devaient être livrées. Dans ce cas-ci, les États-Unis ainsi que l’Ukraine ont fait pression sur l’Égypte afin que celle-ci revoie sa position. Avec succès la pression imposée a fait que l’Egypte s’est engagé à livrer des armes aux Etats-Unis pour les envoyer en Ukraine. Cependant, la guerre a tout de même relativement endommagé les relations russo-égyptiennes car l’Égypte ne peut se contenter de compter uniquement sur la Russie comme allié et pilier de ses relations.
Ainsi, l’Égypte est aussi obligée de se tourner vers l’Occident. Elle se fit octroyer des prêts du FMI et de l’Union européenne en échange de certaines concessions dans plusieurs domaines comme le respect des droits de l’homme et contrôle de ses frontières. Ces aides, 3 milliards sur 46 mois en 2022 en plus d’une rallonge de 5 milliards par le FMI et 7,5 milliards de l’Union européenne, sont les plus importantes accordées derrière les prêts des pays du Golfe. À côté de cela, l’Égypte cherche à diversifier ses partenaires économiques : ses échanges avec les États-Unis ainsi que l’Europe ont bondi là où ceux avec la Russie ont simplement stagné. Les échanges avec l’Europe atteignent les dizaines de milliards de dollars et les échanges avec les États-Unis correspondent au double de ceux réalisés avec la Russie (9 milliards contre 4 milliards). Finalement, dans son désir de voir le conflit s’arrêter, l’Égypte vota à l’ONU en faveur de 3 grandes résolutions défendues par l’Occident. Elle fit partie en 2023 des pays demandant l’arrêt immédiat des combats et le retrait des troupes russes. Comme le démontre le point mentionné plus haut et l’abandon de l’Egypte de sa livraison d’armes à la Russie à la suite de pressions internationales a finalement fait faire à l’Égypte un virage à 180 degrés entrainant l’envoie indirect en Ukraine d’obus de 152mm et 155mm en passant par les Etats-Unis pour se laisser une marge de manœuvre vis-à-vis de la Russie.
L’Égypte est-elle réellement non-alignée ?
Ainsi, malgré qu’elle cherche à promouvoir son non-alignement et à tenir une position de neutralité dans le conflit, l’Égypte peine fortement à conserver cette ligne de conduite. Le fait que ses deux grands alliés s’affrontent indirectement dans la guerre russo-ukrainienne et que sa situation interne pèse très fortement sur sa position ne lui permet pas de rester réellement neutre. Sa dépendance à la Russie et son besoin de l’Occident pour régler ses crises sont fondamentaux dans la position égyptienne. Elle est une fervente défenderesse d’une résolution du conflit, peu importe le « gagnant », sans pour autant prendre parti car elle ne souhaite pas l’enlisement qui lui nuirait fortement. Pour résumer succinctement, la position du gouvernement égyptien se limite à tout faire pour résoudre le conflit afin d’ensuite, par ricochet, résoudre ses crises internes et survivre. À cette fin, Al-Sissi a essayé de positionner l’Égypte comme médiateur du conflit en 2023.
Finalement, la potentielle grande gagnante pourrait être la Chine puisqu’elle cherche à développer ses relations avec le Moyen-Orient. La Chine considère l’Égypte comme vitale pour approcher le Moyen-Orient et elle pourrait devenir, en raison de son poids dans l’économie mondiale, une alternative majeure dans une perspective de développement et d’investissements productifs à travers le projet “belt and road initiative”.
Enfin, bien qu’il puisse s’agir pour les États-Unis d’un affront, l’adhésion de l’Égypte à l’organisation des BRICS+ (constitué aujourd’hui du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine de l’Afrique du Sud mais aussi récemment de l’Iran, des Emirats Arabes Unis et de l’Ethiopie) montre en réalité que l’Égypte tente de maintenir sa position en essayant de diversifié ses relations et ses partenariats pour ne pas être coincé dans un dilemme entre Etats-Unis et Russie. En effet, les BRICS ne sont pas une alliance militaire mais plutôt un rassemblement de pays qui peuvent avoir, sur de nombreux sujets, des divergences profondes. Cependant, ces pays se rejoignent sur l’affirmation de la protection de leurs intérêts respectifs, le respect de leur indépendance, et la collaboration dans des projets communs, sans pour autant vouloir s’opposer directement à l’Occident. De plus, l’Égypte a toujours entretenu de fortes relations avec les pays membres des BRICS+. Finalement, la guerre russo-ukrainienne met en avant la rupture dans la doctrine de l’Égypte sur la scène internationale et la précarité de cette politique d’équilibre face aux sollicitations de plus en plus pressantes des deux camps.
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