Il est opportun de revenir sur la question de l’élargissement de l’OTAN presque trois décennies après que les institutions européennes et atlantiques aient commencé à entrouvrir la porte aux pays d’Europe centrale et de l’Est. L’essentiel du débat sur cette question s’est, en effet, déroulé de 1995 au début des années 2000. Un nouveau regard n’est donc certainement pas inutile, car avec un peu de recul, nous pouvons maintenant mieux évaluer certains arguments avancés à l’époque. Nous sommes également en mesure de réagir maintenant à certaines affirmations qui, il y a vingt ans, n’étaient que des spéculations. Nous aimerions donc proposer quelques arguments sur lesquels une nouvelle analyse de l’élargissement de l’OTAN devrait se fonder.
En premier lieu, contrairement à ce que certaines analyses ont voulu faire valoir, l’élargissement de l’Alliance n’est pas seulement le fait d’un État, aussi puissant soit-il. Il est donc erroné, comme le font certains, de faire reposer la responsabilité unique de cette décision sur l’administration Clinton ou certains acteurs clés au sein de cette administration. La volonté de joindre l’Alliance reflète, aussi et surtout, le désir collectif de tous les pays dits de l’Est – de la Bulgarie jusqu’à la Baltique – de revenir vers l’Occident et de renouer avec leur héritage, à la fois culturel, économique et géopolitique. Comme le note Browning à propos de la Finlande, les racines de ces pays « were perceived as lying in the West and hence […] with the break-up of the Soviet Union they were returning to these organic origins in Western civilization ». On peut assimiler ce désir de revenir vers l’Occident à une sorte de réflexe naturel de ces sociétés. De ce point de vue, il est également erroné de distinguer la question de l’élargissement de l’Alliance et l’intégration de ces pays à l’Union européenne (UE). Les deux processus sont, plus souvent qu’autrement, inséparables. Pour les pays d’Europe centrale, si l’UE symbolise la terre promise de la prospérité, l’OTAN représente la protection et la sécurité. Comme le note Suzanne Nies :
« Pour la plupart des pays dits de l’Est, l’intégration à l’OTAN et l’UE a été motivée par un souci de protection vis-à-vis de l’ancienne puissance dominatrice soviétique – souci qui se traduit par la volonté de rejoindre l’alliance opposée et de chercher une coopération étroite avec les États-Unis. C’est pourquoi tous les candidats à l’OTAN le sont également à l’UE, ce qu’illustrent parfaitement les propos de l’ambassadeur de Lituanie en France, Giedrius Cekuolis : “L’OTAN et l’UE sont pour nous comme papa et maman, et nous ne pouvons choisir entre les deux”. »
La liaison nécessaire des deux processus, de ce point de vue, ne peut suggérer qu’une conclusion : l’intégration des pays d’Europe centrale, autant au sein de l’UE que l’OTAN, était probablement inévitable. Aurait-on pu empêcher les pays d’Europe centrale d’intégrer l’Union européenne ? Poser la question, c’est y répondre. Et ce qui s’applique à l’UE s’applique de la même façon à l’Alliance. L’élargissement, dans l’un et l’autre cas, est un fait qu’il vaut mieux assumer que regretter inutilement.
Une erreur stratégique ?
L’une des critiques les plus acerbes à l’égard de l’élargissement de l’Alliance, critique formulée par des historiens et des diplomates de renom comme John Lewis Gaddis ou George Kennan, est qu’il s’agit de l’une des « pires erreurs stratégiques » commises par les États-Unis et leurs alliés. Leur argument repose, en particulier, sur l’idée selon laquelle les politiques adoptées par les Occidentaux vis-à-vis de la Russie après 1990 ressembleraient à celles que les alliés de la Première Guerre ont forcé le Reich wilhelminien à accepter en 1919. Autrement dit, les États-Unis auraient imposé à Moscou une paix léonine et humiliante, l’élargissement de l’Alliance étant le symbole même de cette humiliation. Ceci est, selon nous, une comparaison erronée, les deux contextes étant tout à fait différents. En effet, la Russie n’a pas eu à accepter une reddition inconditionnelle, comme cela a été le cas de l’Allemagne. En outre, contrairement à l’argument de Gaddis, l’intégration des pays d’Europe centrale à l’Alliance atlantique répond à une logique stratégique évidente. La dissolution du Pacte de Varsovie et la fragmentation de l’URSS créaient un vide géopolitique au centre de l’Europe. Fallait-il laisser ce vide perdurer, au risque de voir cette région développer son propre système de relations régionales ou internationales ? Ne risquait-on pas, ainsi, de recréer une situation instable et conflictuelle semblable à l’entre-deux-guerres ? Fallait-il risquer de voir la Russie reprendre pied dans une région qu’elle considère, depuis plus d’un siècle, comme sa chasse gardée autant autour de la Baltique, qu’au centre de l’Europe et dans l’Est des Balkans ? Ce qu’on pourrait appeler la « zone grise » ou le « vide stratégique » de l’Europe centrale devait être sécurisé, et quelle meilleure solution que d’ouvrir à ces pays la porte de l’Alliance ? Aucun autre arrangement institutionnel – qu’il s’agisse de l’OSCE ou de l’UEO – n’aurait pu offrir à ces pays le même degré de protection et de sécurité.
Le processus d’intégration des pays d’Europe centrale a-t-il été improvisé ou mal organisé ? A-t-il connu des ratés ? C’est évident[1]. Mais, était-ce « une erreur » ? Bien au contraire. Comme le note Andrew Michta : « Today, NATO enlargement may be seen to have been an obvious pathway to security in post-communist countries and as a means of stabilising the ‘grey zone of Europe’. While scholars and analysts continue to debate the actual scope and phases of the process, few seem to question its overall political utility…». L’engagement des États-Unis en faveur de l’élargissement n’est pas, non plus, une faute, mais bien un choix qui reflète les traditions de la politique étrangère américaine depuis 1945. Comme le rappelle Mira Rapp-Hooper dans son dernier ouvrage : « The overarching purpose of alliances has not changed: They should help the United States prevent a hostile hegemon from dominating Eurasia ». Or, ces remarques reflètent également ce que disait Henry Kissinger à la fin des années 1990 : « Our security is inextricably linked with Europe’s and now that Soviet power has receded from the center of the Continent, the North Atlantic Treaty Organization needs to adapt itself to the consequences of its success ».
Finalement, à tous ces arguments, on peut ajouter que l’élargissement de l’OTAN répondait également à une logique politico-stratégique plus large. Comme l’a rappelé à l’époque le Canada, la vocation de l’Alliance, selon l’article 2 de la Charte, est de « développer des relations internationales pacifiques et amicales, tout en renforçant leurs institutions, et en assurant une meilleure compréhension des principes sur lesquels ces institutions étaient fondées ». En d’autres termes, loin d’être uniquement une organisation purement militaire, l’OTAN est aussi un outil destiné à promouvoir la coopération internationale et le renforcement des institutions démocratiques. Or, n’était-ce pas devenu une priorité en ce qui concerne les anciens pays de l’Est dans le cadre de l’Europe post-guerre froide ?
Si la logique géopolitique qui sous-tend l’élargissement de l’OTAN est saine, il n’en demeure pas moins que l’argument principal contre l’expansion doit être examiné. Selon ses critiques, l’intégration des pays d’Europe centrale à l’Alliance, en menaçant la sécurité de la Russie dans sa cour arrière, est une, sinon la cause principale, des tensions qui opposent à nouveau Moscou à l’Occident. S’il est vrai que la Russie de Vladimir Poutine est redevenue fondamentalement hostile aux États-Unis et à tout ce qui symbolise l’Ouest, peut-on réellement affirmer que l’élargissement de l’OTAN est à la source des changements qui ont affecté la politique russe depuis 20 ans ? On peut en douter. En effet, l’humiliation qu’ont représentée la libération des pays d’Europe centrale du joug soviétique en 1988-1989 et l’éclatement de l’URSS en 1991 n’a pas été causée par l’Alliance, pas plus que le chaos économique qu’a vécu la Russie dans les années 1990 ni la corruption endémique des élites. Le tournant à droite de l’opinion russe, y compris une hostilité croissante à l’égard de l’Occident, a aussi précédé de plusieurs années l’élargissement de l’Alliance. Ce repli nationaliste rappelle d’ailleurs la relation complexe et contradictoire que la Russie a historiquement entretenue avec l’Occident depuis Pierre le Grand jusqu’à Vladimir Poutine, une relation faite de fascination et de ressentiment orgueilleux. D’où les effets de balancier que la politique étrangère russe a connus depuis des siècles entre hostilité et attirance pour l’Occident. L’élargissement de l’Alliance a certainement joué un rôle significatif dans l’humiliation symbolique de l’ancienne superpuissance, mais il faut insister pour dire que les causes du virage autoritaire de la Russie et de ce que certains appellent la ‘nouvelle guerre froide’ doivent être cherchées ailleurs que dans l’élargissement de l’OTAN.
Les trois arguments précédents ne doivent évidemment pas nous amener à ignorer les problèmes que soulève l’élargissement. Depuis le début de la dernière décennie, l’Alliance fait en effet face à deux menaces nouvelles, l’une interne et politique, l’autre externe, de nature plus militaire.
Vers une désolidarisation de l’OTAN ?
La crise politique interne de l’Alliance est probablement la plus insidieuse. Depuis le début des années 2000, l’enthousiasme pour le libéralisme et la démocratie, qui avait caractérisé la première décennie de l’après-guerre froide, a été remplacé partout en Europe, notamment parmi les pays d’Europe centrale et des Balkans, par la déception et l’inquiétude. L’intégration aux institutions européennes et la mondialisation n’ont souvent, aux yeux des habitants d’Europe centrale, pas apporté la prospérité et la stabilité attendues, et les chocs qu’ont constitués l’émigration de leurs meilleurs talents, la crise financière de 2008 et les vagues migratoires en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique en 2015-2016 ont accentué le malaise politique et social. Faut-il s’étonner que des mouvements politiques à la fois antilibéraux, nationalistes, critiques des institutions européennes et xénophobes aient profité de cette anxiété collective pour se faire élire ? C’est visiblement ce qui s’est passé en Hongrie, en Pologne et en République tchèque.
Le corollaire de ce phénomène a été que plusieurs de ces États ont adopté des mesures antilibérales, s’attaquant soit à l’indépendance de la justice, à la liberté de la presse, et allant, dans certains cas, jusqu’à l’adoption de pouvoirs d’exception illimités en faveur de l’exécutif. Soulignant la fragilité de la démocratisation dans ces régions, notons par ailleurs que sept autres États parmi les nouveaux membres de l’OTAN (Albanie, Monténégro, Macédoine du Nord, Croatie, République tchèque, Bulgarie et Roumanie) méritent l’appellation de régimes ‘hybrides’ ou ‘démocraties semi-consolidées’ de la part de Freedom House. À l’évidence, il est difficile de jeter la pierre à ces États, dans la mesure où ce qu’on appelle la vague populiste s’est également manifestée à l’Ouest, avec plus ou moins de succès, sans compter aux États-Unis, avec l’élection de Donald Trump, qui symbolise, lui aussi, le rejet du libéralisme et de l’internationalisme sous toutes ses formes.
Les conséquences de ces dérives populistes et autoritaires sont extrêmement importantes pour l’OTAN et pour l’Union européenne, dans la mesure où elles menacent leur cohésion en tant que communautés de valeurs. Est-il envisageable que le phénomène populiste puisse faire éclater la communauté européenne et atlantique ? Certains l’avancent. Il faut cependant souligner que la plupart des pays d’Europe de l’Est, de la Baltique aux Balkans en passant par la Pologne et la Hongrie, dépendent largement de l’Union européenne et de l’Alliance pour leur prospérité économique et leur sécurité. Les Européens de l’Est, paradoxalement, comptent parmi les supporters les plus fervents de l’UE et de l’OTAN, tout en élisant des gouvernements profondément eurosceptiques qui n’en profitent pas moins des largesses de Bruxelles. La situation n’est donc pas désespérée, dans la mesure où l’Europe centrale reste ancrée à l’Ouest par ses propres intérêts. Par contre, il ne faut pas négliger que pour des leaders antilibéraux, comme Orban en Hongrie ou Babis en République tchèque, l’autoritarisme et le discours anti-occidental d’un Poutine est un exemple à imiter. Y a-t-il là un danger de dérive sécuritaire vers l’Est ? C’est certain. D’ailleurs, même la Chine tente d’accroître son influence dans la région. Le danger d’une désolidarisation de certains membres de l’Alliance n’est donc pas à écarter et le cas récent de la Turquie ne manque pas d’inquiéter de ce point de vue.
La résurgence russe
La seconde menace à laquelle fait face l’Alliance est plus directement militaire. Comment assurer la défense du continent, et particulièrement dans ses approches au Nord et à l’Est, face à une Russie de plus en plus agressive ? Depuis 2008, Moscou a manifesté de plus en plus clairement sa volonté de rétablir des zones d’influence à la périphérie de son ancien empire, quitte à employer l’intimidation ou la force, comme cela a été le cas en Crimée en 2014. Tous les moyens ont été bons à cette fin, donnant naissance au concept de guerre ‘hybride’, ce qui inclut autant des gestes diplomatiques que des opérations de désinformation ou des gesticulations plus militaires.
L’OTAN doit donc tenter de rétablir une relation de dissuasion face à son ennemi traditionnel, mais dans un cadre géographique plus large et plus difficile à défendre. Un simple coup d’œil à une carte de l’Europe suffit à s’en convaincre. L’ironie évidemment est que l’Alliance a endossé, pendant deux décennies, le concept de la sécurité collective et mis l’accent sur le modèle des petites forces expéditionnaires adaptées aux opérations de paix multilatérales. L’ensemble des forces européennes, sauf exception, a donc abandonné le modèle de la défense territoriale, réduisant la taille de leurs forces proportionnellement. À titre d’exemple, en 1990, la RFA pouvait déployer 215 bataillons (infanterie, blindés et artillerie). En 2015, ce chiffre est tombé à 34, soit une coupure de 84%. Le nombre de bataillons français subissait, quant à lui, une réduction de 60% et celui de l’armée britannique de plus de 50%. Les États-Unis allaient d’ailleurs imiter leurs alliés européens, leurs forces passant de 99 bataillons à 14, soit une coupure de 86% en termes de personnel militaire. Sans même parler de budget ou d’équipement, les Européens seraient-ils capables de défendre une frontière qui va de la Baltique à la Roumanie ? Les scénarios les plus sérieux soulignent, à cet égard, l’énorme fossé capacitaire de l’Alliance en cas de confrontation avec la Russie. La pente à remonter est considérable, et on peut se demander si la volonté politique collective des membres de l’Alliance suffira à rétablir, à moyen terme, l’équilibre de la dissuasion.
Faut-il pour autant accepter la déclaration du président français selon laquelle l’Alliance est en état de ‘mort cérébrale’ ? Il est peut-être bon de rappeler, dans cette perspective, la longévité remarquable de l’OTAN et sa capacité à survivre aux crises et aux changements de l’ordre international depuis 1945. Pourquoi l’OTAN de 2021 serait-elle moins en mesure de répondre aux défis du 21e siècle ? Soulignons, dans ce sens, que l’appui de l’opinion publique européenne demeure très majoritairement favorable à l’Alliance, et que la plupart des membres de l’Alliance font de leur mieux depuis quelques années pour répondre aux critères budgétaires de l’OTAN. Face aux nouveaux défis à l’Est, l’OTAN s’est également engagée dans un processus de transformation destiné à renforcer ses capacités de dissuasion face à la Russie. Il n’y a donc pas de raison de désespérer, surtout que les États-Unis semblent mieux disposés, sous la présidence Biden, à assumer leur rôle de leadership au sein de l’Alliance.
Une version plus courte de ce texte a d’abord été publiée en anglais, ici.
[1] Comme le montre Sara Moeller dans un article récent, le processus de réforme des déploiements et des structures de commandement de l’OTAN s’est fait indépendamment du processus d’élargissement de l’Alliance, de 1991 à 1997, ce qui était une erreur majeure. Les autorités de l’Alliance ne se sont donc posé la question de l’impact qu’aurait l’élargissement sur les missions et les dispositions militaires de l’OTAN qu’à partir de 1996-1997. Grosso modo, on a coupé d’environ 25% les capacités militaires de l’Alliance, restructuré les commandements, tout en ignorant les missions qu’aurait à entreprendre l’OTAN élargie en matière de défense. L’OTAN n’a pas non plus exigé des pays d’Europe centrale des capacités militaires correspondantes à ces missions. Les critères politiques ont été suffisants. Résultat, on a fait de l’élargissement à rabais, quitte à ce que tous ces problèmes soient résolus plus tard.
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