L’élection présidentielle américaine a démontré de la ténacité des idées, des politiques et du style de leadership du président Donald J. Trump. Le nationalisme conservateur et le populisme qui ont marqué sa présidence bénéficient toujours d’un large soutien populaire et ne disparaitront pas avec l’inauguration d’un président démocrate. Les alliés des États-Unis devront continuer à tenir compte des incidences de ce courant de pensée sur la politique étrangère américaine, le système d’alliances et l’avenir de l’ordre international libéral. L’arrivée au pouvoir du président Biden risque donc de ne pas entraîner la rupture tant attendue vis-à-vis de son prédécesseur et d’accroître la pression envers les alliés démocratiques en matière de sécurité et de défense.
La continuité de Trump à Biden
Le président Trump a mis de l’avant une politique étrangère marquée par un « nationalisme conservateur », le populisme et le protectionnisme, ainsi que par un dédain envers les institutions multilatérales et une approche transactionnelle liant les intérêts commerciaux et sécuritaires des États-Unis. Ces éléments s’appuient sur une longue tradition intellectuelle aux États-Unis et ont été appuyés par plusieurs Républicains; il est maintenant clair que ces idées demeurent populaires parmi l’électorat américain.
Bien que le président désigné Biden ait fait campagne sur une approche diamétralement opposée à celle de Trump, fondée sur le retour de l’internationalisme libéral et du leadership américain, il lui sera difficile de marquer une rupture profonde avec la politique étrangère de son prédécesseur.
Premièrement, il devra peut-être composer avec un Sénat à majorité républicaine, qui pourrait le contraindre dans le choix de son cabinet, et avec l’aile gauche du Parti démocrate au Congrès, qui pourrait limiter ses ambitions en matière de sécurité internationale. Ce courant partage en effet avec le mouvement nationaliste conservateur la promotion d’un repli sur soi et d’une priorisation des besoins socioéconomiques intérieurs, bien qu’il diverge sur la manière d’y répondre.
Conjuguée à la gestion de la pandémie de la COVID-19, à l’anxiété socioéconomique, aux tensions raciales et à la fatigue généralisée à l’égard des « guerres interminables », cette priorisation des affaires domestiques amènera le président Biden à poursuivre le retrait militaire américain amorcé sous Barack Obama et poursuivi par Donald Trump vers la fin de son mandat. Ainsi, l’on peut s’attendre à la poursuite du désengagement militaire américain d’Afghanistan et d’Irak, ainsi qu’à une réticence à s’engager dans une nouvelle aventure militaire. La défense des droits humains et de la démocratie par la force militaire ne semble pas prête de reprendre le haut du pavé à Washington. Dans cette perspective, les alliés des États-Unis continueront d’être sollicités afin de compenser le retrait américain, comme en témoigne le renforcement de la présence militaire de l’OTAN en Irak.
Deuxièmement, la polarisation politique et l’hyper-partisannerie qui ont marqué l’élection présidentielle américaine conduiront l’administration Biden à se tourner vers l’intérieur afin de colmater les divisions profondes qui clivent les Américains et alimentent la dysfonction politique. Comment un pays aussi divisé peut-il forger un consensus et assurer un leadership mondial ? Comment ne pas craindre le caractère éphémère et renversable des engagements des États-Unis, variant au gré du cycle électoral américain ? La fracture politique des États-Unis va miner le leadership international des États-Unis, lequel passe impérativement par la crédibilité et la durabilité de l’engagement des États-Unis, en particulier en ce qui a trait aux garanties de sécurité auprès de leurs alliés.
Troisièmement, une certaine continuité est à prévoir entre l’administration Biden et Trump en raison des bouleversements géostratégiques qui s’approfondissent. En dépit d’une polarisation croissante, un consensus bipartisan solide existe sur le désir de maintenir la primauté des États-Unis à l’ère d’une intensification de la compétition entre grandes puissances. Le président élu a exprimé sa crainte devant la menace posée par la Chine. Il poursuivra donc une politique de compétition envers Pékin et maintiendra le pivot vers l’Asie-Pacifique.
Finalement, en ce qui concerne la Chine, il semble y avoir un consensus bipartisan assez fort pour les États-Unis lui tienne tête. Les Américains sont d’accord, puisqu’une majorité d’entre eux ont une opinion négative de la Chine. Cependant, Washington aura besoin d’alliés afin de pouvoir influencer, contenir ou dissuader la Chine de manière crédible dans la région de l’Asie-Pacifique. C’est un domaine dans lequel les États-Unis ont généralement l’avantage : ils ont plus d’amis dans le monde que la Russie et la Chine. Si Trump ne l’a pas vu clairement, son Secrétaire à la défense nouvellement licencié, Mark Esper, le comprenait bien : « Our global constellation of allies and partners remain an enduring strength that our competitors and adversaries simply cannot match ».
Une rupture de style de leadership
Ces éléments de continuité ne doivent pas masquer le fait qu’une rupture de style à 180 degrés est à prévoir dans le style de gestion et de leadership américain sous une administration Biden. Outre le ton, plus convivial et conciliant, et la capacité d’engager le dialogue avec ses homologues, la plus grande rupture à prévoir avec l’arrivée au pouvoir de Biden réside dans l’importance qu’il accordera à réparer les ponts avec les alliés des États-Unis. Bref, l’unilatéralisme fera place au multilatéralisme.
Avec la victoire de Biden, les États-Unis vont rapidement bénéficier d’un changement radical de l’opinion publique internationale. Une récente enquête du Pew Research Centre a révélé que les cotes favorables aux États-Unis sont à leur plus bas niveau depuis deux décennies. La situation ne peut que s’améliorer. Les dirigeants du monde seront-ils aussi indulgents ? Si l’on se réfère à la période immédiate de l’après-Bush, c’est-à-dire lorsque Barack Obama est arrivé au pouvoir, les experts n’étaient pas très optimistes quant à la reprise des bonnes relations avec les alliés. Les États-Unis ont pourtant réussi, malgré le clivage transatlantique qui existait depuis le début de la guerre en Irak en 2003. Cela dit, si les alliés peuvent composer avec les désaccords, ils ne réagissent pas bien aux surprises et à l’imprévisibilité, ce qu’ils ont vécu ces quatre dernières années.
L’approche d’endiguement de la Chine privilégiée par Biden reposera sur une action concertée avec les alliés de la région, et partagera avec eux une volonté d’éviter l’escalade des tensions et l’instrumentalisation des institutions multilatérales afin de favoriser la coopération sectorielle avec la Chine. Cette approche, qui s’articulera lors d’un Sommet des démocraties, sollicitera des engagements plus fermes de la part des alliés des États-Unis afin de mobiliser et coordonner leurs efforts en vue de freiner l’autoritarisme et l’agressivité chinoise.
Face à la Russie, l’administration Biden souhaitera réaffirmer les engagements de sécurité des États-Unis au sein de l’OTAN, adopter une posture ferme vis-à-vis de l’Ukraine et poursuivra le pivot vers la défense collective amorcée depuis 2014. Cela dit, le président Biden cherchera rapidement des avenues de coopération, en commençant par la prolongation du Traité de réduction des armes stratégiques qui expire en février 2021.
Bien que l’on attribue souvent à Trump le fait que les alliés de l’OTAN ont augmenté leurs dépenses totales de défense de 130 milliards de dollars depuis 2016, sa tolérance de l’autoritarisme a également permis un recul démocratique en Pologne, en Hongrie et en Turquie. Cela finit par éroder la cohésion politique de l’OTAN et, par extension, la crédibilité de sa capacité de dissuasion. Même si la puissance militaire de l’OTAN demeure impressionnante, la crédibilité de ses signaux envers la Russie et d’autres adversaires est minée par la désunion politique. Les tensions actuelles entourant la Turquie illustrent les dangers possibles d’un effritement de la cohésion au sein de l’Alliance atlantique.
Si Trump a fait preuve de dédain pour les alliances traditionnelles, il s’en est bien mieux sorti avec les alliés de complaisance, qui sont de nature transactionnelle, comme son style diplomatique. Cependant, l’ajustement le plus important ne sera pas à faire avec les alliés traditionnels des États-Unis, qui feront au moins preuve d’enthousiasme pour renforcer les institutions internationales par un engagement plus important des États-Unis, mais avec des rivaux comme la Russie et la Chine. Le président Trump a même encouragé ces régimes, en exprimant parfois de l’admiration pour Vladimir Poutine et le style de leadership de Xi Jinping. Comment Biden va-t-il restaurer la crédibilité des États-Unis et réussir à dissuader les adversaires ?
L’approche ferme et concertée qui sera priorisée par Biden dans un contexte de compétition accrue entre grandes puissances exigera une plus grande contribution de la part des alliés des États-Unis et un rapprochement avec des démocraties émergentes telles que l’Inde et l’Indonésie. Ceci passera par des efforts renouvelés afin d’accroître les exercices militaires conjoints, une mutualisation des acquisitions militaires, une augmentation soutenue des budgets de la défense et du niveau de préparation des forces militaires, ainsi qu’un partage plus équitable du fardeau, et ce, dans un contexte économique incertain à cause de la pandémie. S’il sera plus facile pour les alliés de travailler avec une administration Biden, il sera également plus difficile de dire non à l’expression du renouvellement du leadership américain et aux demandes de soutien qui en émaneront.
La politique étrangère américaine de Biden devra véhiculer une position intransigeante à l’égard des principes et des valeurs consacrés par le traité de Washington, soit le traité fondateur de l’OTAN. En donnant l’exemple, les États-Unis auront à leur disposition l’une des meilleures stratégies pour contrer les discours russes et chinois. Il pourrait également être nécessaire de réaffirmer ad nauseam l’argument en faveur des institutions internationales et de la diplomatie multilatérale, car les forces du nationalisme, du protectionnisme et du populisme de droite aux États-Unis ne disparaîtront pas du jour au lendemain.
Considérations et recommandations politiques
Au cours des quatre dernières années, les Canadiens se sont-ils désensibilisés aux menaces et à l’intimidation de Trump ? Lorsque Biden arrivera à la Maison-Blanche, le gouvernement Trudeau ou tout successeur aura la tâche de recouvrer la dignité du pays en tant que proche allié et partenaire des États-Unis. Le Canada a dû se dérober ou gagner du temps en raison des tendances mercantiles de Trump, mais il y a d’importantes décisions à venir qui ne peuvent plus être reportées, de la coopération en matière de renseignement à la défense continentale, avec la modernisation du NORAD. Le point positif d’avoir traité avec l’administration Trump pendant quatre ans et d’avoir survécu à des défis diplomatiques monumentaux comme la renégociation de l’ALENA, est que les capacités de négociation du Canada ont été aiguisées. Il ne fait aucun doute que des leçons importantes ont été tirées de ce processus, de même que l’établissement de contacts importants entre Ottawa et Washington. Ottawa peut continuer à en tirer profit. Avec Biden à la barre, le Canada et les États-Unis ne seront pas parfaitement alignés – ils ne l’ont jamais été – mais le Canada profitera de relations bilatérales plus prévisibles (du moins pour quatre ans) et ceci sera une énorme victoire en soi.
Certaines questions resteront difficiles à régler, quel que soit le maître de la Maison-Blanche, comme les relations bilatérales du Canada avec la Chine. Sur d’autres enjeux, le Canada devrait miser sur ce qui a bien fonctionné par le passé. Diriger des missions de l’OTAN en est un exemple, et le Canada devrait envisager de faire de même dans le cadre des Nations unies. Assumer des postes de commandement permet un meilleur contrôle des paramètres d’intervention et une plus grande visibilité au sein de ces institutions. Il est plus important pour le Canada d’apporter une contribution significative, avec un impact tangible, et de bénéficier de la reconnaissance qui l’accompagne, plutôt que d’envoyer des contributions symboliques à travers de nombreuses missions, dans ce qui est souvent appelée la guerre de contribution, ce qui signifie afficher votre drapeau dans le plus grand nombre d’endroits possible plutôt que de diriger. La fin imminente du commandement canadien de la mission de l’OTAN en Irak offre d’ailleurs l’opportunité de s’investir au sein d’une mission de l’ONU afin de rehausser la crédibilité du Canada en matière de maintien de la paix.
Enfin, il devrait être plus facile de promouvoir la politique étrangère féministe du Canada maintenant que son plus proche allié n’est plus dirigé par un misogyne et un raciste. Par-dessus tout, il est temps que le Canada actualise sa vision de la politique étrangère en entreprenant le même type de consultations qu’il a menées en 2016 pour la politique de défense. La transition politique aux États-Unis, combinée à la pandémie mondiale et à une Chine plus antagoniste, devrait être une raison suffisante pour entreprendre cet exercice.
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