Cette note stratégique fait partie d’une série spéciale, dirigée par Laurent Borzillo (Forum de défense et stratégie, FDS), Teodora Morosanu (FDS) et Benjamin Boutin (Association France-Canada) avec le soutien du programme Mobilisation des idées nouvelles en matière de défense et de sécurité (MINDS) du ministère de la Défense nationale du Canada, qui vise à développer des échanges stratégiques franco-canadiens.
Résumé
Alliés au sein de nombreuses organisations internationales, la France et le Canada entretiennent également des relations bilatérales dans de nombreux domaines dont celui de la défense. Focalisée sur les sous-régions arctiques, cette note propose des pistes de collaboration possibles entre le Canada, État arctique, et la France, pays observateur du Conseil de l’Arctique. L’identification de pistes de collaboration possibles entre ces deux États est d’autant plus intéressante que l’Arctique canadien doit faire face à des menaces sécuritaires et climatiques toujours plus importantes qui pourraient nécessiter un appui de ses alliés. La mise à jour de la politique de défense canadienne, publiée le 8 avril 2024 par le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, et son ministre de la Défense, Bill Blair, répondait d’ailleurs à la nécessité de faire face aux nouvelles menaces créées par « l’évolution de l’environnement géopolitique et des paysages naturels » pour le Canada et sa population.
Plus précisément, cette nouvelle politique identifie trois tendances, au sein desquelles des pistes de collaboration entre le Canada et la France pourraient être développées.
- Les menaces sécuritaires posées par certaines puissances extérieures dans l’Arctique canadien se cristallisent autour de la présence de la Chine. Depuis 2022, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) alerte sur le risque de prise d’intérêt chinois (et russes) dans la construction d’infrastructures commerciales (mines, télécommunications) et civiles (routes, maisons, etc.) dans le Nord.
- Les défis liés aux nouvelles technologies dans les sous-régions arctiques peuvent être illustrés par le caractère éminemment stratégique des câbles sous-marins de télécommunications. Les récentes coupures de câbles ont d’ailleurs illustré la vulnérabilité de ces infrastructures de télécommunications et le besoin de souveraineté numérique de certains acteurs étatiques.
- Traités encore trop souvent de manière uniforme par les médias, les impacts des changements climatiques seront inégaux selon les sous-régions arctiques nord-américaines, européennes et russe. L’étendue, la géologie et l’environnement naturel de l’Inuit Nunangat en font un des États les plus à risque, au côté de la Russie.
- La France et le Canada ont déjà créé des liens en matière de recherche stratégique. Ceux-ci pourraient être renforcés sur les enjeux de défense, tant au sein des universités que des instituts de recherche, en créant, par exemple, des synergies entre MINDS et la DGRIS. Lors d’une potentielle actualisation de la Stratégie polaire française, il pourrait être mis en exergue l’augmentation nécessaire des entraînements conjoints de recherche et sauvetage entre les deux États. Enfin, le partage d’informations et de données scientifiques sur la désinformation et sur les risques et impacts multiples des changements climatiques pergélisol doit continuer à s’accentuer entre le Canada, la France et leurs alliés. Des premières mesures ont été annoncées lors de la visite d’Emmanuel Macron au Canada fin septembre 2023.
Introduction
Le monde a radicalement changé depuis la publication de la politique de défense Protection, Sécurité, Engagement, en 2017. Le Canada fait face à de nouvelles menaces à la sécurité en constante évolution, dont les changements climatiques et leur incidence sur l’Arctique, les menaces de la Russie, de la Chine et d’autres pays à l’encontre des règles internationales qui nous protègent tous, ainsi que l’évolution accélérée du caractère du conflit.
– Bill Blair, 8 avril 2024
Le Canada et la France sont alliés de longue date et partagent des valeurs communes. De nombreux échanges et collaborations existent dans différents domaines : économie, culture, éducation, francophonie… Face aux nombreuses tensions géopolitiques, aux nouveaux conflits, au retour de la guerre en Europe, et à l’augmentation des actes d’ingérence, il convient de renforcer la coopération en matière de défense au profit des intérêts bilatéraux. Le dialogue bilatéral dans le domaine de la défense a déjà été institutionnalisé en 2015 par l’établissement du Conseil franco-canadien de coopération de défense. Concernant la région Arctique, la France souhaite maintenir un haut niveau d’engagement sur les plans scientifique, environnemental, économique et stratégique. Elle l’a d’ailleurs réaffirmé dans sa feuille de route nationale arctique en 2016 et dans sa stratégie polaire en 2022. Dans ce cadre, le ministère des Armées développe sa connaissance des activités des acteurs de la région, étatiques et privés et affine sa vision des évolutions pouvant avoir un impact sur les intérêts français.
À ce titre, l’observatoire de l’Arctique, financé par la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées français et piloté par la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), permet d’assurer un suivi transversal des thématiques arctiques, allant des stratégies des États à la production de normes en passant par les développements technologiques et aspects environnementaux. Afin d’identifier les pistes de collaboration possibles entre la France et le Canada concernant ces enjeux, un état des lieux des enjeux de défense identifiés par le Canada pour ses sous-régions arctiques est nécessaire. Cela est d’autant plus important que la politique de défense du Canada a récemment été révisée et que la collaboration bilatérale entre ces deux États dans ce secteur dans les sous-régions arctiques est à ce jour restreinte.
En effet, le 8 avril 2024, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, et son ministre de la Défense, Bill Blair, ont publié une mise à jour de la politique de défense face aux « nouvelles menaces » créées par « l’évolution de l’environnement géopolitique et des paysages naturels » pour le Canada et sa population depuis 2017, lors de la publication de la dernière Politique Arctique du Canada. Si les experts font une analyse plus ou moins critique de cette mise à jour (Légion ; Marquis ; Massoud ; Ouellette-Vézina), cette nouvelle politique pointe trois tendances « puissantes et interconnectées (qui) sont en train de remodeler notre monde ». Tout d’abord, les changements climatiques et leurs effets déstabilisants et disproportionnés sur l’Arctique et le Nord du Canada rendent ces sous-régions de plus en plus accessibles et les confrontent à de nouveaux défis sécuritaires. Ensuite, les ‘autocraties et les États perturbateurs’ remettent en question l’ordre international assurant la sécurité et la prospérité du Canada, notamment par des « violations flagrantes du droit international par la Russie » et des tentatives de la Chine de remodeler l’ordre international. Enfin, les technologies nouvelles et perturbatrices redéfinissent rapidement les conflits et perturbent la sécurité du Canada.
Focalisée sur les sous-régions arctiques, cette note traitera de ces enjeux en les regroupant sous deux bannières. Nous traiterons dans une première partie des menaces sécuritaires posées par certaines puissances extérieures sur le sol canadien et de celles liées aux nouvelles technologies pour le Canada. Puis, dans une deuxième partie, nous traiterons de certaines menaces, identifiées comme les plus importantes, liées aux impacts des changements climatiques dans les régions de l’Inuit Nunangat, l’Arctique canadien. Enfin, des recommandations et des axes de collaboration entre la France et le Canada sur les thématiques de cette note seront proposés.
Partie 1 : Menaces sécuritaires
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un défi générationnel complexe. […] La démocratie, le libre-échange, ainsi que les règles et les valeurs qui les sous-tendent sont de plus en plus contestés par les États autoritaires. Parallèlement, la nature des conflits change tandis que la technologie évolue rapidement. En fin de compte, on remet en question nos valeurs les plus chères de démocratie, de liberté, de paix et d’équité.
– Bill Blair, avril 2024
Les menaces sécuritaires identifiées dans l’Arctique canadien sont de deux ordres : l’ingérence et la présence de certaines puissances extérieures sur le sol canadien et les défis liés aux nouvelles technologies.
Les menaces sécuritaires posées par certaines puissances extérieures dans l’Arctique canadien sont avant tout illustrées par la présence de la Chine. En effet, selon Mr Laporte, Directeur exécutif de la Direction des relations de sécurité et de défense Affaires mondiales Canada, le Canada est très attentif aux activités chinoises et aux activités militaires communes de la Chine et de la Russie, notamment les exercices maritimes. Si, selon lui, les ambitions et la percée économique chinoises dans la région arctique reflètent ses engagements croissants dans la gouvernance mondiale, il n’en reste pas moins qu’une méfiance grandissante du Canada envers la Chine existe. Accélérée depuis 2018 avec l’Affaire des deux Michaël, cette méfiance s’est cristallisée dans l’Arctique canadien autour de plusieurs événements du début d’année 2023, révélant les risques d’ingérence de la Chine au moyen d’infrastructures ou de domaines duales.
En effet, début 2023, quatre objets volants non identifiés ont été repérés puis abattus en Amérique du Nord. Si un seul de ces ballons a été formellement identifié comme appartenant à la Chine, l’Armée canadienne a détecté, peu de temps après, des bouées de surveillance chinoises dans ses eaux arctiques. Certes, ce phénomène n’est pas nouveau et remonte à 2022 (Eye On the Arctic ; The Globe and Mail ; Eye on the Arctic) mais l’enchaînement de ces événements a exacerbé les tensions déjà présentes dans les relations bilatérales sino-canadiennes. Par ailleurs, ils ont montré les défis posés par la connaissance du milieu arctique (Domain Awareness) et la difficulté de répondre aux menaces face aux distances et aux conditions hostiles de l’Inuit Nunangat. Ils ont également rappelé les risques potentiels d’utilisation d’infrastructures ou de technologies à usage duale. En effet, bien que mobilisées dans le cadre d’un projet de recherche scientifique chinois, ces bouées « capables de cartographier le fond marin et de mesurer l’épaisseur de la glace », étaient également « capables de surveiller l’activité sous-marine ». Si l’intention militaire n’a pas été prouvée dans ce cas, elle reste possible. En sus de la recherche et de la coopération scientifique, d’autres domaines civils où la Chine est partie prenante inquiètent le Canada (The Globe and Mail ; Journal de Québec ; Journal de Québec). C’est notamment le cas de la navigation et des pêches illégales effectuées par des navires chinois dans ses eaux territoriales.
Le manque d’infrastructures dans le Nord, qu’elles soient essentielles (maisons, hôpitaux, écoles) ou liées au secteur économique (minier) amène également son lot de défis. Tout d’abord, il entraîne déjà un exode vers les villes du Sud, comme dans les Territoires du Nord-Ouest. La Première ministre des Territoires du Nord-Ouest, Caroline Cochrane, a précisé en juillet dernier que « le Canada ne pourra pas y exercer sa souveraineté si ses communautés ne sont pas correctement outillées et construites » et si ces dernières se vident de leurs habitants. À plus long terme, si ce phénomène se généralise et que l’Inuit Nunangat devient inhabitable, ce sera l’identité arctique même du Canada qui pourrait être remise en question. Ensuite, la prise d’intérêt de l’État chinois dans des projets miniers et d’infrastructures dans l’Inuit Nunangat pose des enjeux de sécurité nationale. Par exemple, le port en eaux profondes « Gray Bays », essentiel pour le développement économique du Nunavut, est également soupçonné de favoriser les activités militaires et de surveillance de la Chine.
Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) alerte, depuis 2022, sur le risque de prise d’intérêt chinois (et russes) dans la construction d’infrastructures commerciales (mines, télécommunications) et civiles (routes, maisons, etc.) dans le Nord. Le SCRS est même allé jusqu’à proposer ses services aux représentants inuit pour les aider à plaider leur dossier au Fédéral, notamment pour la rédaction d’une proposition de budget visant à augmenter les dépenses de ce dernier dans les infrastructures. En sus, Natan Obed, président d’Inuit Tapiriit Kanatami (ITK), a demandé au SCRS de partager davantage d’informations pour permettre d’être mieux préparé. Le SCRS, quant à lui, serait en train d’augmenter sa présence dans le Nord et de consolider ses relations avec les communautés inuit pour mieux sécuriser la zone et contrer l’ingérence étrangère et l’espionnage. En effet, selon des documents consultés par Radio Canada, le SCRS aurait identifié des investissements étrangers clandestins, des tentatives d’ingérence à tous les niveaux du gouvernement et dans les programmes et financements de la recherche ainsi que des vols de recherches ou de données. Tout récemment, le Canada a bloqué pour la première fois une vente de terres rares à une entreprise basée en Chine. Le gouvernement fédéral n’exclut pas d’intervenir à nouveau afin de « restreindre les investissements chinois dans le secteur minier canadien », Ottawa considérant que les métaux rares relèvent de la sécurité nationale et qu’ils constituent un élément déterminant de sa stratégie de décarbonation.
Les défis liés aux nouvelles technologies dans les sous-régions arctiques peuvent être illustrés par le caractère éminemment stratégique des câbles sous-marins de télécommunications. En effet, les récentes coupures de câbles ont illustré la vulnérabilité de ces infrastructures de télécommunications et le besoin de souveraineté numérique de certains acteurs étatiques, particulièrement l’Union européenne. En mer Baltique, trois câbles sous-marins (un finlandais, un suédois et un russe) et un gazoduc ont été endommagés dans la nuit du 7 au 8 octobre 2023 par l’ancre d’un porte-conteneur chinois, le New Polar Bear (Staalesen ; Kauranen et Van Overstraeten ; Sytas et Kauranen ; Kauranen et Johnson). Bien que le caractère délibéré de ses coupures n’ait pu être formellement montré, ces dommages ont révélé le rôle de l’Arctique comme route centrale de transit des données numériques.
Pour finir, les menaces issues de conflits armés traditionnels ayant pour théâtre l’Arctique restent, aujourd’hui encore, très hypothétiques, face à l’environnement et à l’isolement de certaines sous-régions arctiques. Notons toutefois que l’Arctique européen, composé de plusieurs États souverains dont certains sont frontaliers avec la Fédération russe, serait théoriquement plus menacé dans le cas d’un conflit armé que l’Arctique nord-américain, composé de deux États alliés, les États-Unis et le Canada.
Partie 2 : Menaces climatiques
Nous ne pouvons plus compter sur la géographie du Canada – entouré de trois océans – pour nous protéger.
– Mélanie Joly, avril 2024
Les impacts des changements climatiques sur l’environnement marin et terrestre arctique sont médiatisés depuis déjà plusieurs dizaines d’années. Or, ils sont souvent traités de manière uniforme, gommant l’incroyable diversité des sous-régions arctiques nord-américaines, européennes et russes.
Concernant les menaces climatiques pour l’environnement marin, l’exemple le plus connu reste l’ouverture des voies maritimes navigables, un phénomène dont les impacts réels sont encore trop peu – ou mal – relayés (Lasserre ; voir les chapitres ‘Navigation’ de L’Année Arctique ; Polar Navigation). En effet, il est souvent avancé que la disparition de la banquise estivale faciliterait la navigation dans l’océan arctique. Or, si les côtes russes, plus éloignées de la banquise, pourraient théoriquement être plus « accessibles », ce n’est pas le cas pour l’archipel canadien, dont les chenaux pourraient être bloqués par l’augmentation des bourguignons (« growlers ») et autres glaces dérivantes. Par ailleurs, des deux côtés, le morcellement de la banquise complique les mises à jour des cartes des glaces, augmente l’humidité, le brouillard et le risque de tempêtes – autant de phénomènes qui rendent la navigation incertaine, moins rapide et plus risquée. Pour Laporte, cette ouverture de voies maritimes serait à double tranchant, permettant d’un côté de nouvelles opportunités maritimes et perturbant de l’autre massivement la vie quotidienne et les infrastructures civiles et militaires. Pour le Canada, ces ouvertures signifieraient un nécessaire renforcement des capacités de surveillance dans la région, notamment face au risque écologique, dans des zones peu peuplées et aux infrastructures limitées.
Au niveau circumpolaire, cette augmentation de la navigation signifierait également une augmentation des moyens de recherche et sauvetage, les États côtiers ayant une obligation internationale légale de porter secours aux navires en détresse croisant dans leurs eaux. Autre sujet très médiatisé, la probabilité de la présence de ressources naturelles situées en mer est à remettre dans son contexte. Il est important de rappeler que l’étude de l’United States Geological Survey (USGS) sur les réserves potentielles d’hydrocarbures maritimes en Arctique parue en 2008 est basée sur des probabilités et non sur des ressources avérées. Or, elle sert aujourd’hui encore de référence, faute d’études plus récentes de même ampleur. Par ailleurs, même si cette estimation est avérée, notons que la plupart de ces ressources seraient localisées dans les fonds marins des zones économiques exclusives (ZEE) des États côtiers. Ainsi, elles seraient la propriété exclusive de ces États, réduisant au minimum le risque de conflits ou de « courses aux ressources » (Observatoire de l’Arctique, Rapport 4, Note 2, non publique).
Concernant les menaces climatiques pour l’environnement terrestre, les États arctiques ne seront également pas tous égaux. La menace la plus importante est l’accélération du dégel du pergélisol, sol composé de roches, de sédiments et de glace dont la température demeure inférieure ou égale à 0 °C pendant au moins deux années consécutives. Par exemple, la Fédération de Russie est composée à 65% de pergélisol, rendant cet État le plus menacé par ce phénomène. Selon une étude, 80% des infrastructures de l’Arctique russe sont construites sur du pergélisol. L’Arctique Nord-américain (composé, dans cette même étude, de l’Alaska, du Yukon, des Territoires du Nord-Ouest, du Nunavut, du Nunavik, du Nunatsiavut et du Nord du Labrador) vient en deuxième position, suivi du Groenland, des pays scandinaves et de l’Islande.
Outre les menaces sur les environnements marins et terrestres, les changements climatiques en Arctique peuvent également être illustrés par leurs impacts sur les populations arctiques, et plus particulièrement les peuples autochtones. En effet, pour Bridget Larocque, ancienne conseillère politique et chercheuse auprès de l’Arctic Athabaskan Council (AAC) et directrice exécutive du Gwich’in Council International (GCI) (2007-2012), les menaces climatiques impactent en premier lieu les droits et savoirs traditionnelles des Autochtones, intrinsèquement liés au rôle central du Territoire (appelé « Nuna » en Inuktitut) pour leur bien-être. En effet, les changements climatiques exacerbent l’ensemble des menaces aux dimensions de Sécurité humaine. Par exemple, outre la modification des routes de migrations des espèces animales due au réchauffement de la température du sol, de l’air et de l’eau, le dégel du pergélisol augmente le déchargement d’eau douce dans les deltas, poussant vers le large les poissons marins et leurs prédateurs, menaçant d’autant plus la sécurité alimentaire des communautés circumpolaires.
À terme, ces menaces combinées risquent d’aggraver le phénomène susmentionné d’exode vers le Sud et son impact sur la souveraineté canadienne dans le Nord. L’importance de ces enjeux pour le Nord du Canada peut être illustrée par les propos de Stéphane Roussel, Professeur à l’École nationale d’administration publique. Selon lui, le ministère de la Défense est le seul à avoir les capacités suffisantes pour apporter les services nécessaires aux populations autochtones et devrait multiplier les approches de sécurité humaine dans ses politiques de sécurité intérieure – une relance qui serait également souhaitable pour l’OTAN. Cette prise de position est partagée par Laurent Borzillo, chercheur à l’ENAP, qui soutient que de plus gros investissements dans les patrouilles de Rangers permettraient d’anticiper ces menaces et d’assurer une meilleure protection des communautés autochtones (Gouvernement du Canada ; Radio Canada ; Lackenbauer, Vullierme & Roussel).
Pour finir, notons que dans son Rapport d’évaluation des impacts sécuritaires des changements climatiques, publié le 9 juillet 2024, l’OTAN résume l’ensemble des menaces auxquelles devront faire face les Forces alliées en Arctique : « défis technologiques et logistiques » des théâtres d’opération arctique (climat rigoureux de plus en plus imprévisible, vitesse des vents, forts courants de marée, longues distances, obscurité, éloignement, couvertures radars, satellites et infrastructures militaires et critiques limitées) ; érosion côtière, dégradation du pergélisol et inondations risquant d’endommager les infrastructures militaires ; inondations, neige ou tempêtes bloquant les voies d’approvisionnement ; augmentation des précipitations affaiblissant la capacité de portage des sols et des routes ; lutte contre les incendies de forêt boréale ; « sécurité environnementale et humaine ».
Face à ces menaces sécuritaires et climatiques, quelles seraient les pistes de collaboration entre la France et le Canada ?
Partie 3 : Pistes de recommandations pour une collaboration canado-française
Avant d’aller plus loin, nous souhaitons souligner que ces pistes de recommandation sont à prendre pour ce qu’elles sont, c’est à dire notre modeste contribution pour une « pensée stratégique bilatérale commune » qui pourrait permettre de mieux comprendre les perceptions respectives de ces deux États concernant ces sous-régions.
La France et le Canada ont déjà créé des liens en matière de recherche stratégique qui pourraient être renforcés sur les enjeux de défense, tant au sein des universités que des instituts de recherche. Les deux États disposent d’ailleurs de programmes de financement similaires. Au Canada, le ministère de la Défense nationale finance le programme de Mobilisation des idées nouvelles en matière de défense et de sécurité (MINDS). En France, la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées français finance le dispositif ministériel de soutien à la recherche stratégique (études externalisées, subventions, Pacte enseignement supérieur). La DGRIS assure également la tutelle de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), l’organisme de recherche stratégique du ministère des Armées. Nous recommandons de renforcer la collaboration entre les acteurs institutionnels et les acteurs publics et privés.
À l’instar de la journée d’étude organisée par le programme de personnalités d’avenir France-Canada sur « L’Arctique et la coopération transatlantique » nous préconisons d’organiser un événement annuel de plus grande ampleur avec le soutien des deux États. Cet événement annuel pourrait s’organiser en alternance entre le Canada et la France. La proximité de Saint-Pierre-et-Miquelon avec le Canada pourrait être un atout pour l’organisation d’une de ces journées d’étude. Les panels seraient composés de jeunes chercheuses et chercheurs en sciences sociales et en sciences naturelles, d’institutionnels et de militaires français et canadiens. Cet événement annuel contribuera à la réflexion bilatérale sur ces enjeux et au renforcement des réseaux d’experts.
Enfin, le programme MINDS, la DGRIS et l’IRSEM pourraient engager des discussions pour co-financer une bourse de doctorat pour un(e) candidat(e) qui bénéficiera de la double tutelle universitaire franco-canadienne.
Le renforcement de ces liens en recherche stratégique pourrait se faire à l’occasion d’une nécessaire actualisation de la Stratégie polaire française. En mettant à jour le nouveau contexte géopolitique, notamment avec l’intégration de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN, cette mise à jour pourrait aussi mettre en exergue l’augmentation nécessaire des entraînements conjoints de recherche et sauvetage entre les marines canadiennes et françaises et entre l’Armée de terre française et les Rangers canadiens.
Enfin, il nous semble primordial de continuer à encourager un partage d’informations et de données scientifiques sur la désinformation (notamment sur les infrastructures en Arctique) et sur les risques et impacts multiples des changements climatiques (par exemple sur la présence de virus et bactéries présents dans le pergélisol) entre le Canada, la France et leurs alliés, à l’image, par exemple, du programme international de recherche Takuvik entre l’Université Laval et le CNRS.
Des premières mesures ont déjà été annoncées lors de la visite d’Emmanuel Macron au Canada fin septembre 2023. La France et la Canada ont appelé à travailler ensemble pour favoriser le développement d’un partenariat renforcé en matière de défense et de sécurité. Plusieurs actions ont été annoncées pour renforcer le soutien à l’Ukraine et la surveillance maritime en Indopacifique. Les deux Etats ont aussi rappelé leur implication dans le Plan d’action de l’OTAN sur le changement climatique et la sécurité. Fin 2023, cela a d’ailleurs donné lieu à l’ouverture à Montréal du Centre d’excellence OTAN pour le changement climatique et la sécurité qui est composé de Canadiens, Français et de membres des autres pays alliés.
Concernant l’Arctique canadien, la France et le Canada ont rappelé leur collaboration au sein de l’opération NANOOK avec la tenue d’exercices militaires communs. Les deux pays souhaitent augmenter les exercices de navigation conjointe, le partage d’expérience, l’interopérabilité et la formation des équipages dans les environnements polaires, en profitant notamment de l’expertise et du soutien des forces armées canadiennes dans l’Arctique canadien. Autre point d’intérêt sur notre sujet, Ottawa et Paris souhaitent renforcer leurs échanges pour répondre efficacement aux menaces d’ingérences, mesure primordiale pour lutter contre les ingérences dans la région Arctique. Cela rejoint également les initiatives prises lors du dernier G7 en Italie, grâce au Mécanisme de réponse rapide G7 mis en place lors du G7 à Charlevoix en juin 2018. Cela permet de renforcer la coordination à l’échelle du G7 pour déceler, prévenir et contrer les menaces qui pèsent sur les démocraties des pays membres.
À propos des auteurs
Alexandre Cicard est diplômé d’un bachelor à Audencia Business School et d’une maîtrise en science politique à l’Université du Québec à Montréal. Il a piloté et coordonné pendant 3 ans le programme des études stratégiques à la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées à Paris. Aujourd’hui, il est chargé de communication et assistant de l’ambassadrice à la Représentation permanente de la France auprès de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) à Montréal.
Magali Vullierme, docteure en science politique, est chercheure post-doctorante au sein du Réseau sur la défense et la sécurité nord-américaines et arctiques (RDSNAA, Université Trent). Elle est également chercheure associée à l’Observatoire de la politique et la sécurité de l’Arctique (OPSA, Université Ottawa), au CEARC (Université Paris-Saclay, UVSQ) et à l’Observatoire de l’Arctique (dirigé par la Fondation pour la Recherche Stratégique pour le compte du Ministère des Armées, France). Enfin, elle est membre du GDR Arctique (CNRS, France). Ses recherches visent à mieux comprendre les interrelations entre, d’une part les populations autochtones et locales des régions arctiques, et, d’autre part, les enjeux multi-scalaires de sécurité (collaboration avec les Forces armées, risques liés au changement climatique, sécurité sanitaire).
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