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Érigé en pilote héroïque, la capacité du fantôme de Kiev à faire vaciller l’aviation russe a conquis les esprits des civils occidentaux. Entouré de mystère, ce soldat vengeur n’était finalement qu’un mythe construit à travers des images détournées d’un jeu vidéo. Néanmoins, dans une société de l’immédiateté, le message fut suffisamment viral pour raviver la résistance du peuple ukrainien. Cette stratégie de communication des Forces armées ukrainiennes est symptomatique d’un usage offensif de l’information. Le passage progressif à la société de l’information a déplacé le centre de gravité de l’action stratégique du terrain matériel vers le terrain informationnel. Ainsi, le cinquième champ de bataille devient un terrain privilégié pour capitaliser les succès tactiques, montés de toute pièce ou bien réels, afin de les transformer en victoires politiques. La guerre en Ukraine n’a rien de novateur sur ce point. Néanmoins, elle a démontré la pérennité du domaine informationnel durant les conflits armés et une conscience très forte de l’aspect stratégique de l’information.
Si l’exemple de l’aviateur ukrainien est anecdotique, la bataille qui se joue sur les réseaux sociaux et les médias traditionnels l’est beaucoup moins. Le Kremlin, qui était devenu maitre dans l’art de manipuler le champ informationnel dans la cadre de la guerre hybride, est désormais acculé sur tous les fronts de cet espace de conflictualité non conventionnel. Alors que l’invasion se poursuit, les manœuvres informationnelles font rage en parallèle des combats. Face à l’impasse opérationnelle et l’échec de la guerre éclair, le redéploiement stratégique de l’armée russe sur le front de l’Est pourrait mener à un renversement du rapport de force moral. Avec ce changement de récit qui n’est pas exempt de conséquences opérationnelles, le scénario de l’enlisement du conflit pourrait se réaliser à mesure que l’Ukraine arrive à convaincre la communauté internationale. Si l’issue du conflit reste incertaine, la guerre de l’information menée par le Kremlin est d’ores et déjà un échec.
De prime abord, la Russie n’est pas à ses premiers coups d’éclat dans l’espace informationnel. Moscou a très bien saisi que l’utilisation d’armes non conventionnelles se situant en dessous du seuil de la guerre, à l’instar des opérations cognitives, accule et affaiblit les démocraties occidentales. Toutefois, les récentes défaillances stratégiques de la machine informationnelle russe sont autant de moyens pour comprendre l’évolution de l’écosystème politique et informationnel. Ainsi, ce point chaud fait état de la vulnérabilité occidentale dans l’espace informationnel. Il argue que tirer les leçons de la guerre en Ukraine et de son extension dans le champ informationnel permettra de réduire la perméabilité des régimes démocratiques face aux ingérences numériques. D’autre part, il propose un ensemble de recommandations pour que la communauté des démocraties puisse riposter efficacement tout en préservant les valeurs démocratiques.
La vulnérabilité de la communauté transatlantique face à la nouvelle guerre psychologique
L’avènement des technologies d’information et du cyberespace ont parachevé le renouveau des opérations cognitives. Le contrôle de l’image et de l’information ont toujours fait partie des conflits, mais l’apparition de la cyberguerre, qui vient en soutien à des instruments plus classiques, permet de posséder un moyen supplémentaire pour agir sur le monde physique. Désormais, loin d’être le seul fait des armées, le cyberespace est en proie à des guerres intangibles se déclinant sous deux grands volets. Les cyberattaques visent à taper les systèmes d’information ou encore à faire fuiter des données. Quant à la guerre de l’information, la lutte psychologique qui se répand comme une trainée de poudre sur les réseaux sociaux lui donne une tout autre dimension. Puisque le champ de bataille ne se limite plus à la prise de zones clefs sur le terrain et que la confrontation directe avec le Kremlin a été écartée, il appartiendra à la communauté transatlantique de saisir l’ensemble des soubassements de l’infoguerre.
La Russie est parvenue à investir l’espace informationnel avec brio. De manière significative, les pays membres de l’OTAN ont également développé leurs capacités de communications stratégiques depuis plusieurs années. Toutefois, face aux manipulations informationnelles, l’ouverture des démocraties occidentales et la perméabilité qu’elle induit sont toujours autant préjudiciables. Dès lors, les démocraties et les citoyens constituent des cibles privilégiées de cette guerre d’un nouveau genre. Entre les ingérences dans les processus électoraux et la manipulation numérique qui prolifère via les fantassins de la désinformation, le débat public est empoisonné. La révolution numérique altère profondément la démocratie et constitue un puissant ferment de perturbation. Pour autant, la dissémination d’informations clivantes pour déstabiliser et orienter la prise de décisions stratégiques vers ses intérêts est vieille comme le cheval de Troie. Ce qui est novateur, ce sont les possibilités techniques qu’offrent les réseaux sociaux pour la prolifération « d’armes de distractions massives ». À terme, la démocratie et ses attributs devraient être considérés comme des infrastructures critiques au même titre que les opérateurs de défense face aux manœuvres numériques.
L’empreinte russe dans les ingérences étrangères à l’encontre des processus électoraux pour le référendum du Brexit ou encore durant les élections présidentielles américaines atteste des capacités de nuisance très performantes du Kremlin dans le cyberespace. Contrairement à ces cyber-superpuissances, les entités des services de renseignement occidentaux ont la responsabilité de développer des capacités offensives à l’intérieur des balises démocratiques. Cela n’est évidemment pas le cas pour les commandements cyber chinois ou russes qui œuvrent sans ces limites. Une défaillance stratégique se dessine dans la mesure où les États démocratiques développent des capacités de cyber-résilience pour répondre aux attaques incessantes des États adverses. Il fait consensus au sein des institutions occidentales « qu’il est contre-productif de lutter contre la propagande par de la propagande ». Malgré les efforts des États membres de l’OTAN, à travers cette posture défensive et ces capacités offensives limitées par les impératifs démocratiques, la communauté transatlantique semble vouée à accuser un retard dans la conduite des opérations d’influence.
Une nouvelle donne sécuritaire : la guerre permanente
Dans le domaine militaire, en évitant le lourd tribut du sang, la désinformation permet de personnaliser le conflit et le récit qui l’entoure. Par exemple, la guerre contre le terrorisme est structurante et justifie une certaine ligne de conduite opérationnelle. Dans un second temps, l’espace émotionnel se trouve être investi pour susciter de vives réactions de l’opinion publique et créer un état d’irrationalité. Les images des tortures de l’État islamique commises au Levant ont permis de faire adhérer l’Occident à la riposte mondiale en 2014. Or, l’organisation sévissait sur un terrain qu’elle avait sclérosé depuis au moins le retrait américain d’Irak en 2011. Finalement, la désinformation s’inscrit dans une logique globale de maintien de la confusion et d’orientation des flux d’information à des fins stratégiques. Toutefois, cette guerre cognitive qui vise à dénaturer les vecteurs de transmissions de l’information ne se cantonne pas aux périodes de guerre et l’Occident peine à saisir l’ampleur du défi.
S’en suit alors une logique de guerre permanente. Les cyber-ingérences ne sont pas seulement déployées lors de conflits comme l’attestent les manipulations de l’information qui ont émaillé les élections occidentales. Les modes de confrontation évoluent, les actes hostiles ciblés se développent significativement dans l’espace cyber et brouillent finalement la distinction du temps de paix et de guerre. Les manipulations informationnelles formatent la réceptivité de l’opinion publique pour créer les conditions favorables sur le terrain et ainsi améliorer la conduite des opérations militaires. « L’arme suprême de la guerre c’est soumettre l’ennemi sans combattre ». Dans une certaine mesure, elles permettent de faire plier l’ennemi avant l’utilisation d’armes létales. L’arme psychologique est devenue centrale et cette facette de la guerre hybride a trouvé dans le conflit en Ukraine une parfaite concrétisation.
Toutefois, depuis la guerre en Syrie, la révolution de Maïden en 2013 ou encore l’annexion de la Crimée, les régimes occidentaux saisissent mieux les stratégies de manipulation numérique et les caractéristiques régulières de la couverture médiatique russe. Durant, la guerre en Syrie, la Russie se positionnait comme le dernier bastion contre l’islamisme. Ce récit civilisationnel s’est donc mué en un récit de la lutte contre le nazisme en Ukraine, mais les ressorts sont les mêmes et visent à légitimer une intervention majeure à l’étranger.
Un récit russe contredit par l’enlisement du conflit
Première leçon de la guerre en Ukraine, la Russie semblait vouloir dicter sur l’échiquier international ce qu’allaient devenir les conflits de demain, mais elle s’est finalement retrouvée prisonnière de son propre jeu. L’opération militaire spéciale, selon la rhétorique de Moscou, s’est heurtée à une résistance ukrainienne qu’elle a largement sous-estimée. Si le rapport de force sur le terrain est totalement déséquilibré, contre toute attente, l’opposition ukrainienne a habilement pris le dessus sur la Russie dans le champ informationnel. La confrontation des récits se nourrit du streaming de la surinformation en continu et l’écosystème informationnel semble plus que défavorable à la Russie.
La campagne de propagande qu’elle a méticuleusement préparée n’a pas trouvé l’écho escompté à l’international. Avec une entrée en guerre ratée, le récit de la libération du peuple ukrainien peine à encore tenir debout. La Russie a commis une erreur stratégique de taille. En imposant un agenda militaire trop ambitieux avec une Blitzkrieg défectueuse sur le plan tactique, le temps joue désormais contre elle. Plus la guerre s’enlisera, plus le récit russe sera contredit par une liste de morts qui ne cessera de s’allonger. Le décès d’au moins un tiers du haut commandement russe en est l’illustration. Pour le Kremlin, la priorité sera donc de faire évoluer le récit qui, à cause du redéploiement stratégique sur le front de l’Est, ne correspond plus au discours de l’opération spéciale. À terme, ce revers stratégique pourrait paralyser l’incursion russe et offrir des leviers informationnels à Kiev pour discréditer l’armée russe.
Les effets limités d’une unique stratégie de communication officielle pour plusieurs auditoires
Si l’Ukraine est loin d’avoir gagné la guerre, elle a déjà largement gagné la bataille cognitive en Occident. Désormais isolé, Vladimir Poutine y est perçu comme un envahisseur malfaisant. Alors que Moscou avait initialement essayé de fragmenter la réponse de la communauté transatlantique, le déclenchement de l’invasion aura finalement permis de cimenter la cohésion du clan occidental à travers un réveil stratégique inédit.
Néanmoins sur la scène internationale, ses soutiens en Afrique ne faiblissent pas. De surcroit, la future participation de la Russie au G20 irrite la communauté transatlantique. Cette décision de maintenir la présence de Moscou atteste du refus d’une partie de la communauté internationale de marginaliser la Russie. Toutefois, le président chinois, qui avait enclenché un rapprochement diplomatique durant les Jeux olympiques et qui a tout intérêt à ce que la Russie remporte un maximum de gains en Russie, peine désormais à soutenir son amitié sans limites et à répondre à l’appel à l’aide du président russe, tout du moins de manière officielle. Si la condamnation est unanime en Occident, les déclarations de soutien à l’Ukraine sont finalement plus limitées dans le sud global. À l’échelle internationale, l’absence de condamnation de certains États, qui peut parfois s’apparenter à « une neutralité pro-russe » mue par des intérêts économiques est profitable pour le Kremlin qui souhaite tenir à l’écart nombreux de ses partenaires.
Si l’opération de séduction de la communauté transatlantique est un profond échec, l’objectif de fédérer l’opinion publique russe autour de la guerre est un franc succès. Le soutien populaire à la guerre en Russie atteint 60%. Vladimir Poutine est parvenu à faire grimper sa cote de popularité en Russie à un pourcentage similaire faute de pouvoir améliorer son image à l’international. En mettant en avant la résistance héroïque du peuple, les autorités ukrainiennes ont largement participé à dessiner cette nouvelle donne politique internationale, mais n’ont pas réussi à atteindre la bulle informationnelle russe.
Les leçons du David ukrainien face au Goliath russe
La question est désormais de savoir comment l’Ukraine, ce nain géopolitique, a réussi à lutter efficacement contre la Russie sur le terrain informationnel qu’elle maitrisait davantage. Kiev est parvenu à développer une iconographie guerrière s’insérant dans une « micromythologie ». En érigeant des symboles n’ayant rien à envier à ceux développés par les meilleurs communicants politiques, les autorités ukrainiennes ont très bien saisi l’enjeu de la viralité. Les images de mères de famille préparant des cocktails Molotov pour leurs époux ou encore les photographies de lanceurs Javelin présentées comme le talon d’Achille de l’armée russe ont permis de mobiliser les opinions étrangères parfois très jeunes. Une toute nouvelle génération de soldats non armés utilise les réseaux sociaux comme une arme. Si la guerre en Ukraine n’est pas le premier conflit à s’étaler sur ces plateformes, elle n’en est pas moins celle qui a conduit à la plus grande mobilisation citoyenne virtuelle, notamment via la diaspora ukrainienne qui relaye instantanément les nouvelles. L’angle mort de cet éveil de la jeunesse, c’est la quasi-absence de la Russie. En s’enfermant dans le récit de l’opération spéciale, Moscou n’est plus en mesure d’adapter stratégiquement son récit à l’instantanéité de l’information puisqu’elle cache la nature même du conflit à sa population.
Finalement, le sacro-saint de toute l’iconographie ukrainienne est l’acteur devenu chef de guerre par la force des évènements, à savoir le président Zelensky. En prenant le risque de s’afficher avec ses soldats dans les rues de Kiev, il se positionne comme un Homme du peuple. Tandis que son homologue russe se place durant les réunions de crise au Kremlin à l’opposé de la table de son état-major, renforçant dès lors l’image de l’isolement. Dans une tentative tardive de sauver son image et puisque la bataille de la communication lui échappe, Vladimir Poutine célébrait l’annexion de la péninsule ukrainienne de Crimée dans un stade bondé de 80 000 personnes.
Le basculement d’une dictature de la manipulation à une dictature de la peur
Ce type de mise en scène ne séduit pas à l’international. Néanmoins, dans une société où les infrastructures autarciques ne cessent de se consolider, elle peut tout à fait renforcer l’aura fragilisée d’un leader. Pour cela, resserrer l’étau de la censure devait être impératif pour imposer son narratif sans aucune contestation possible. C’est chose faite. Si le phénomène n’est pas nouveau en Russie, la mise sous cloche de la société interpelle par son ampleur. Dans un revirement historique de la Douma, l’adoption d’un texte de loi a entériné la fin des médias indépendants. Les Russes peuvent désormais encourir jusqu’à 15 ans de prison s’ils contestent les informations émanant du gouvernement. Après Facebook et Twitter, ce fut au tour d’Instagram d’être bloqué par les autorités russes dans une tentative presque désespérée d’empêcher toute possibilité d’accéder aux sources alternatives d’information. Alors que de nombreux Russes souhaitaient se tenir à l’écart du conflit, l’interdiction de ces plateformes numériques les conduira à une brutale politisation qui pourrait se retourner contre Vladimir Poutine.
Dernier fait d’armes macabre, la découverte des massacres dans la ville de Boutcha a conduit à une déferlante d’infox. La théorie de la mise en scène de ce carnage est largement relayée par les pro-russes. Cette rhétorique du coup monté n’est pas à ses balbutiements. Lors de la destruction d’un hôpital durant le conflit, les autorités russes avaient accusé certaines des victimes d’être des acteurs. Alors que les accusations de crimes de guerre se précisent, l’envergure des ramifications du réseau tentaculaire de la machine (dés)informationnelle russe s’expose pour soutenir le fragile récit du Kremlin. Les manœuvres informationnelles russes parviennent à chaque séquence à semer le doute. Maitre de la manipulation, Moscou n’est pas la seule à œuvrer dans l’immoralité.
Les risques d’une lutte informationnelle asymétrique
La situation d’agresseur agressé n’est pas similaire, néanmoins l’Ukraine arrive à rivaliser et à étioler le récit russe en utilisant les mêmes tactiques d’armes sémantiques que l’envahisseur. Sans nécessairement sombrer dans l’ampleur de la machination russe, Kiev arpente un chemin dangereux en optant pour la mésinformation. Au bord d’une possible disparition, les autorités ukrainiennes mettent en avant des informations partiellement vraies ou erronées. Toutefois, les rétropédalages ont été nombreux et les demandes d’enquêtes internes sur de possibles exactions se sont succédé. Les leaders occidentaux montent au front pour dénoncer les dérives autoritaires de Moscou, mais ils semblent beaucoup moins regardants lorsque la désinformation provient du camp allié.
Les accusations de crime de guerre ne concernent pas seulement l’armée russe. Des images de prisonniers russes torturés par l’armée ukrainienne ont embarrassé le gouvernement ukrainien et ses soutiens internationaux. Avec une étonnante défense qui n’est pas sans rappeler celle du Kremlin, l’armée ukrainienne a dénoncé une mise en scène organisée par le camp rival. Le capital sympathie et la crédibilité de l’Ukraine pourraient être minés par cette stratégie. Cette valse de la désinformation remet en question la capacité de l’Ukraine et de l’Occident à lutter contre la stratégie informationnelle russe tout en gardant leur nature démocratique.
Accroitre la coopération pandomaine en responsabilisant les plateformes numériques
Face à la fuite en avant de Moscou, l’Europe a développé un arsenal de sanctions qui a affecté les canaux audiovisuels russes. C’est ainsi que les chaînes d’informations RT et Sputnik ont été interdites de diffuser sur tous les supports numériques grâce à une décision historique de l’Union européenne. Les réseaux sociaux ont emboité le pas. Tiktok, Facebook et sa filiale Instagram ont suspendu le contenu diffusé par ces médias, tout ceci entérinant le phénomène de politisation de ces plateformes. Les directives adoptées par l’UE semblent drastiques, mais prises certainement trop tard. Les cyber-avantages de la Russie doivent conduire à un sursaut stratégique de taille en renforçant les fonds et les moyens fournis aux taskforces de la lutte contre la désinformation de chaque État.
Alors que les efforts de nettoyage des réseaux sociaux ont été intensifiés depuis l’annexion de la Crimée, renforcer la coopération avec les géants de la Tech est de mise. Ces entreprises devront être enclines à collaborer dans le domaine de la modération du contenu. Dans le cas contraire, faire pression sur elles pour obtenir la suppression des comptes conspirationnistes avant que les conflits se déclenchent sera une priorité. Finalement, s’attaquer à l’origine du problème en repensant le modèle économique néfaste de ces plateformes est de mise. Les GAFAM jouent un rôle dans la propagation de la désinformation en plaçant sur un même niveau la diffusion des intox et des faits. Pour lutter contre ce phénomène, l’automatisation de la vérification des faits doit être approfondie. Avec cette nouvelle responsabilité algorithmique qui émergera, la citoyenneté numérique sera ainsi préservée et le terrain informationnel ne sera pas laissé à la merci des puissances adverses pour préparer de futures opérations.
Améliorer le cadrage dans le cadre de la lutte contre la désinformation
Il va sans dire qu’il existe un problème de cadrage pour saisir la vulnérabilité occidentalela panoplie d’instruments russes pour s’engouffrer dans cette brèche et enfin les récentes défaillances de la machine informationnelle russe. D’une part, les gouvernements occidentaux devront prioriser la lutte contre le piratage de l’esprit humain comme ils l’ont fait sur le piratage des réseaux et la guerre en Ukraine constitue un excellent baromètre. D’autre part, une distinction entre la falsification de l’information volontaire et les informations visant à promouvoir les intérêts russes s’impose également pour cibler stratégiquement les menaces et ne pas sombrer dans la contre-propagande.
De surcroit, le cyberespace est transfrontalier par nature tandis que la question des armées est intrinsèquement liée à la souveraineté. Cet espace de conflictualité ne peut donc pas être appréhendé de la même manière que les menaces conventionnelles. Une réponse purement gouvernementale comportera des limites tandis que tomber dans le technosolutionnisme ne sera pas suffisant. En coopération avec les entreprises du secteur, la solution adéquate nécessite une approche pangouvermentale. Une meilleure coordination dans la lutte contre ces ingérences numériques pourrait se faire à travers l’action de l’OCDE et, via des relais au niveau des États, sous la forme de gouvernance interministérielle du numérique.
Toujours à l’échelle nationale, la sensibilisation à la pédagogie du numérique dès le plus jeune âge doit devenir une cause nationale pour l’ensemble des démocraties libérales. Avec ce travail d’apprentissage numérique qui irriguera l’ensemble de la société, la détection et le décryptage de la désinformation seront simplifiés et le citoyen ne sera plus une cible critique lors de manœuvres numériques adverses. Seulement à travers cette meilleure compréhension des enjeux sous-jacents à l’infoguerre, la législation sur les services numériques pourra évoluer en parallèle d’une plus grande perception des menaces par le public.
Renforcer les moyens de riposte globaux dans les limites des balises démocratiques
En développant ses propres plateformes alternatives pour contourner la mainmise occidentale sur ces technologies, la Russie a instauré un véritable rideau de fer sur le web. Enfermée dans son propre réseau, cette stratégie pourrait se retourner contre Moscou. En s’appuyant sur ce phénomène de replis, les pays occidentaux pourraient cantonner les Russes dans leur réseau. Ce dispositif intensifierait la mise sous cloche pour ainsi mettre en place un embargo informationnel performant. Alors que plusieurs de ces réseaux sociaux sont traités comme des « organisations extrémistes » par le Kremlin, la restriction de leurs activités pourrait se prolonger après le conflit. Or, ces plateformes constituent des relais économiques importants pour les commerçants russes. Ce contingentement pourrait renforcer le mécontentement social à l’encontre du Kremlin. Si la chape de plomb qui s’abat sur l’internet russe pourrait être tout aussi profitable qu’elle a été pour la Chine afin d’accroitre le contrôle sur sa population, elle permettrait tout de même de réduire la perméabilité de nos régimes face aux ingérences russes en limitant l’accès aux relais d’influence. Cette stratégie offensive pourrait également prendre la forme d’un encouragement à la formation de médias russophones indépendants ne répondant à aucune organisation partisane.
Les gouvernements occidentaux devront s’atteler à retracer le fil des financements de ces structures opaques au service de la propagande anti-occidentale. La prolifération des intoxs russes est une entreprise fructueuse. La publicité sur ce type de contenu, à travers des plateformes comme Google qui en distribuerait plus des deux tiers, devra être interdite afin de réduire la transmission des fausses informations sur la guerre en Ukraine et sur de futurs conflits. Il sera également nécessaire de déconstruire les méthodes plutôt que les intoxs puisque « dans la guerre informationnelle, le côté qui dit la vérité perd ». La réfutation comporte des limites liées au temps alors que la réactivité est impérative et que les civils sont saturés par l’information. L’approche systémique permettra de faire face à la propagation continue de désinformation.
Finalement, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer résume les atouts incontestables de nombreux régimes occidentaux : « C’est par le renforcement de ces attributs démocratiques que l’on pourra continuer à incarner pour les populations russes un modèle alternatif » et ainsi déstabiliser les fondements mêmes de l’empire du mensonge. En réduisant les clivages au sein de nos sociétés pour en améliorer la résilience ou encore en renforçant la transparence de nos vecteurs d’informations, les buts de la démocratie pourront être atteints avec des méthodes compatibles avec celle-ci. Violer temporairement nos valeurs par souci d’efficacité est contre-productif. Comme il a été démontré, de nombreux outils sont offerts aux démocraties libérales pour lutter efficacement dans le cadre de l’infoguerre. Le respect des impératifs démocratiques permettra de ne pas nourrir le discours adverse. Or, les élites russes ne sont pas dupes sur la déroute de l’armée qui a poussé Moscou à revenir à son projet originel de se concentrer sur l’occupation de l’Est de l’Ukraine. Lorsque les soldats rentreront et raconteront qu’ils ne se sont pas battus contre des néonazis pour libérer un peuple asservi, ce sera au tour des civils russes de saisir l’envergure de la bulle informationnelle qui volera alors en éclat.
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