La loi agents étrangers, sous la houlette de Bidzina Ivanichvili et des Russes
En mai dernier, le gouvernement dirigé par le parti Rêve géorgien a décrété que les organisations non-gouvernementales dont le financement était à plus de 20% d’origine étrangère devaient faire l’objet d’une inscription au registre des « agents étrangers », avant d’être interdits. Cela signifie que de nombreuses organisations américaines ou européennes promouvant la démocratie en Géorgie sont menacées : le German Marshall Fund, le Forum for Civil Society, l’Open Society Foundation etc.
Pour comprendre cette loi, qui a conduit à de nombreuses manifestations dans le pays, et même au veto posé par la Présidente Salomé Zourabichvili, nous devons revenir à la Révolution des Roses en 2003. Alors qu’Édouard Chevardnadze, ancien chef de la diplomatie soviétique, était président de la République de Géorgie, un grand mouvement populaire mené par l’ancien ministre Mikheil Saakachvili s’est formé, reprochant à Chevardnadze de mener une politique corrompue, d’être trop proche de la Fédération de Russie et d’empêcher la progression des droits dans la société civile. À l’époque, le mouvement des Roses était très largement financé par ces fondations américaines et européennes. La démission de Chevardnadze avait conduit à une nouvelle élection présidentielle, remportée par Saakachvili et son parti, le Mouvement national uni. Saakachvili a mené une politique de rapprochement avec l’OTAN et l’Union européenne, au grand dam de Moscou. De plus, le soutien russe aux républiques séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud et la guerre en 2008 avaient définitivement acté le divorce entre la Russie et une partie de la population géorgienne, convaincue de la nécessité d’un rapprochement avec l’Occident.
D’ailleurs, en 2013, lorsque Mikheil Saakachvili et son parti étaient à leur tour accusés de corruption et tombés en disgrâce, le parti Rêve géorgien, fondé par le milliardaire Bidzina Ivanichvili, ayant fait fortune en Russie principalement, continuait officiellement la politique extérieure tournée vers l’ouest. Rêve géorgien a longtemps défendu l’idée d’une adhésion à l’Union européenne, qui est une opinion très partagée en Géorgie. Cependant, avec la loi « agents étrangers », ce projet prend du plomb dans l’aile, et ce constat est aussi partagé par la Commission européenne. En dépit des manifestations pro-européennes et de l’avis de la Présidente Zourabichvili, la Géorgie finira par voir cette loi s’appliquer. La Cour constitutionnelle a été saisie, mais il est peu probable que celle-ci retoque la loi. Beaucoup d’observateurs voient cette loi comme l’influence du Kremlin, puisque de nombreuses lois similaires ont déjà été votées au Bélarus et en Russie. Aujourd’hui, seules 469 des 30 000 ONG (soit 1,5%) présentes en Géorgie ont répondu au critère des 20% de financement étranger.
Le débat sur cette loi rythme la campagne pour les élections législatives du 26 octobre prochain. L’opposition souhaite abroger la loi, mais reste extrêmement divisée, tandis que Rêve géorgien a intégré le parti Pouvoir au peuple dans sa coalition. Or, ce parti fut créé en 2022 à partir d’une scission de Rêve géorgien farouchement opposée à l’aide étrangère, en particulier américaine. Cette scission avait provoqué la perte de majorité absolue de Rêve géorgien au parlement et a vraisemblablement mis la pression sur le parti de gouvernement pour faire adopter cette loi.
En janvier 2024, Bidzina Ivanichvili, longtemps resté officiellement en retrait de la politique mais extrêmement puissant à travers sa fortune et le succès du parti qu’il avait créé, fait son retour en tant que président d’honneur de Rêve géorgien. Certains voient dans le changement de Premier ministre opéré le 29 janvier un retour au premier plan de l’oligarque, sans doute désireux de prendre ses distances avec l’Europe. En effet, la Commission européenne avait cité la « désoligarchisation » comme priorité pour la Géorgie en 2022. Ivanichvili est également l’objet de nombreuses critiques d’ONG internationales, ce qui peut expliquer son soutien à la loi sur les agents étrangers.
Les USA, accusés de fomenter un coup d’État
Les États-Unis, historiquement un partenaire important de la Géorgie, ont été accusés par le gouvernement de Tbilissi de vouloir le renverser, par deux fois. Ainsi, les manœuvres militaires des forces armées américaines qui devaient avoir lieu du 26 juillet au 6 août 2024 ont été annulées par le Pentagone, qui veut « réexaminer l’ensemble de sa coopération » avec la Géorgie. Après la loi sur les agents étrangers, ce coup sérieux porté aux relations américano-géorgiennes pourrait aussi renforcer l’influence de la Russie dans le Caucase. Historiquement, surtout depuis la révolution des Roses, Washington et Tbilissi ont partagé de très bonnes relations, avec des accords de coopération dans la politique de développement, mais aussi dans la coopération militaire, dans le cadre de la guerre au terrorisme international. La Géorgie a été l’un des soutiens les plus importants (dans le ratio par habitant) aux missions menées par les Américains en Irak et en Afghanistan, notamment via le « Georgia Train and Equip program » entre 2002 et 2004, suivi du « Georgia Sustainment and Stability Operations Program » entre 2004 et 2007. Les États-Unis ont d’ailleurs historiquement soutenu l’adhésion de la Géorgie à l’OTAN. Après la guerre de 2008 contre la Russie, les États-Unis continuent de soutenir la Géorgie. Le tournant opéré par le parti Rêve géorgien depuis l’invasion de la Crimée par la Russie en 2014 n’a pas encore mené à un rétablissement plein et entier des relations russo-géorgiennes, mais nous pourrions tout de même affirmer qu’en l’état, la Géorgie est en voie de rapprochement avec Moscou. La Géorgie est en quelque sorte en voie de « désukrainisation », c’est-à-dire qu’elle est en train de retrouver des intérêts communs avec la Russie, et de retourner dans le giron géostratégique de celle-ci, en témoigne la position du gouvernement vis-à-vis de l’intégration européenne.
- Pour la Géorgie, la stratégie est très difficile à expliquer. Le divorce entre la population pro-européenne et le parti Rêve géorgien semble actée. Ainsi, pour se maintenir au pouvoir, c’est vraisemblablement la transition vers l’autoritarisme et, à moyen terme, le retour dans la russki mir (concept central du nationalisme russe qui désigne la sphère d’influence historique et culturelle de la Russie) qui seront privilégiés. Le rapprochement avec l’Union européenne, qui était allée jusqu’à la reconnaissance de la candidature géorgienne à l’adhésion le 14 décembre 2023, a été interrompu à la suite du Conseil européen de juin 2024, qui suspend la candidature géorgienne à cause de la loi sur les agents étrangers. La récente crise avec les États-Unis va dans ce sens également.
- Depuis février 2022, la Géorgie, par sa situation géographique et son histoire, attire l’attention de l’OTAN et de l’UE, et la société civile géorgienne s’est fait entendre en ce sens. Mais d’un autre côté, le tournant autoritaire du gouvernement de Tbilissi, son rapprochement avec Moscou et la crise récente avec les États-Unis disqualifient la coopération intergouvernementale, alors que le soutien à l’opposition est devenu quasiment impossible, à cause de la loi contre les agents étrangers. Même la supervision démocratique des élections s’annonce compliquée.
- Enfin, pour Moscou, la crise géorgienne en 2024 est l’occasion de refermer une parenthèse plus de vingt ans de relations froides, marquées par la guerre en 2008. Si Rêve géorgien se maintient au pouvoir, la loi sur les agents étrangers restera en vigueur. Ainsi, le principal obstacle au réarrimage de la Géorgie à l’espace stratégique russe disparaîtrait.
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