Alors que la guerre fait rage en Ukraine, des ondes de choc se répercutent en Asie de l’Est, où à Taïwan, nombreux craignent d’être les prochains. Le dirigeant chinois, Xi Jinping, n’a jamais caché son ambition de réunifier Taïwan avec le continent, de préférence pacifiquement, mais sans exclure la force militaire si nécessaire. L’Armée populaire de libération (APL) s’affirme de plus en plus et viole régulièrement l’espace aérien de Taïwan. Le retour de la guerre interétatique engendre de vives inquiétudes en matière de sécurité, provoquant des ruptures majeures de politique étrangère à travers le monde entier. L’Allemagne a annoncé une enveloppe de 100 milliards d’euros pour moderniser son armée et s’est engagée à consacrer 2 % de son PIB à la défense en réponse à l’agression de la Russie, tandis que l’influent ancien premier ministre japonais Shinzo Abe a demandé la fin de la politique d’ambiguïté stratégique des États-Unis à l’égard de Taïwan. Abe s’est également montré favorable à l’accueil et au partage d’armes nucléaires avec les États-Unis.
Dans le même temps, la République populaire de Chine (RPC/Chine) et la Russie ont dénoncé pour la première fois, dans une déclaration commune, l’élargissement de l’OTAN, la stratégie indopacifique des États-Unis, et ont affirmé une vision commune du monde. Bien que les médias et les responsables chinois expliquent que la comparaison entre l’Ukraine et Taïwan est erronée, certains craignent que la guerre en Ukraine n’ait un impact sur les calculs de la Chine concernant Taïwan et ne favorise l’escalade des conflits en Asie de l’Est. Des analystes interprètent l’agression de la Russie contre l’Ukraine comme un nouveau coup porté à l’ordre international libéral, fragilisant davantage la crédibilité des États-Unis et encourageant les régimes autoritaires à recourir à la force. Des agences de renseignement, des experts et des observateurs occidentaux ont exprimé leurs inquiétudes quant au fait que la Chine pourrait profiter que l’Occident soit occupé en Ukraine pour accroître la pression sur Taïwan. Cela soulève la question suivante : quels parallèles et quelles leçons peut-on tirer de la guerre en Ukraine pour un éventuel conflit à Taïwan ?
Premièrement, le soutien diplomatique et militaire des États-Unis à Taïwan résulte des intérêts géostratégiques et géoéconomiques de l’Amérique liés à la défense de l’île. Ces intérêts sont absents en Ukraine, ce qui signifie que la crédibilité des États-Unis en Asie de l’Est n’a aucun rapport avec l’Ukraine. Deuxièmement, il est peu probable que la Chine modifie son calcul à court terme concernant Taïwan, car l’APL n’est pas encore prête à mener avec succès une invasion amphibie difficile. Contrairement à la Russie, la Chine a le temps de son côté, dispose d’une boîte à outils plus large pour contraindre Taïwan et a besoin de la stabilité mondiale.
Les engagements de sécurité des États-Unis envers Taïwan sont plus forts que ceux envers l’Ukraine
Les États-Unis ont été beaucoup plus impliqués dans la défense de Taïwan depuis 1954 qu’ils ne l’ont été en Ukraine depuis 1991, ce qui rend le premier soutien incomparablement plus fort que le second. Lors des premières et deuxièmes crises du détroit de Taïwan (1954 et 1958), les États-Unis ont soutenu activement leur allié, la République de Chine (RDC, Taïwan). Le Congrès a adopté la « résolution Formose », qui donnait au président Eisenhower les pleins pouvoirs pour défendre Taïwan et ses petites îles. Lors de la troisième crise du détroit de Taïwan (1995-1996), les États-Unis ont à nouveau déployé leurs forces pour soutenir la RDC afin de dissuader la RPC, même si l’alliance entre les États-Unis et la RDC a été remplacée en 1979 par le Taiwan Relation Act qui n’est pas officiellement une alliance de sécurité, mais qui prévoit que les États-Unis fournissent des armes pour que Taïwan puisse se défendre.
En outre, la politique américaine d’ambiguïté stratégique n’a jamais empêché Washington d’armer Taïwan avec des armes technologiquement avancées (avions de chasse, drones, artillerie, etc.). En comparaison, l’Ukraine n’a obtenu que des armes défensives telles que des missiles antichars Javelin, des missiles de défense aérienne Stinger, des munitions et autre matériel militaire depuis le début de la crise, puis de la guerre. La déclaration de soutien du président Biden réaffirmant l’engagement des États-Unis à défendre Taïwan est tout à fait différente de la déclaration sans ambiguïté selon laquelle aucun soldat américain ne mettra jamais les pieds sur le sol ukrainien pour défendre Kiev contre Moscou. Toutefois, il est intéressant de noter que des instructeurs militaires américains se trouvent à Taïwan pour former l’armée taïwanaise. Des instructeurs américains étaient également présents en Ukraine avant l’invasion de la Russie.
Même si aucun changement de la politique américano-taïwanaise n’a officiellement eu lieu, la déclaration de soutien de Biden à Taïwan s’accompagne de l’introduction au Congrès américain des lois Taiwan Invasion Prevention Act, Taiwan Defense Act et Arm Taiwan Act. Bien qu’ils n’aient pas encore été adoptés, ces projets de loi contrastent avec les 14 milliards de dollars de financement d’urgence que le Congrès a autorisés pour aider l’Ukraine et surtout avec le projet de loi 2022 sur la défense de la souveraineté de l’Ukraine qui ne prévoit pas le recours à la force militaire américaine pour défendre l’Ukraine, alors qu’il en est de plus en plus question dans le cas de Taïwan, même si c’est dans des circonstances précises. De plus, la loi Taiwan Travel Act, qui encourage les responsables américains et taïwanais à se rendre mutuellement visite, a été promulguée en 2018, tandis que la loi TAIPEI Act, qui renforce les relations commerciales et économiques avec Taïwan et d’autres nations, a été adoptée en 2020.
À ce titre, la crédibilité des États-Unis est davantage en jeu à Taïwan qu’en Ukraine. Une nouvelle version de la loi de 1941 du Lend-Lease Act pourrait permettre aux États-Unis de prêter des équipements militaires plus sophistiqués à l’Ukraine. Mais même si Washington renforce son soutien envers l’Ukraine, Kiev n’a rien de similaire au Taiwan Relation Act. Comme le souligne Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, ce document constitue une différence juridique importante entre l’Ukraine et Taïwan. D’un point de vue diplomatique, le soutien considérable et durable des États-Unis à Taïwan fait qu’il est très compliqué et coûteux en termes de réputation de faire marche arrière. Les actions ou non-actions américaines en Ukraine ne changeront pas fondamentalement cette situation.
Intérêts des États-Unis en Asie de l’Est
Les intérêts géoéconomiques et géostratégiques significatifs des États-Unis associés à la défense de Taïwan ne sont pas étrangers au fort soutien diplomatique et militaire que Taipei a reçu de Washington. Taïwan est situé dans la première chaîne d’îles, qui s’étend du Japon au nord aux Philippines au sud, bordant des voies maritimes stratégiques dans les mers de Chine orientale et méridionale. Si la RPC s’emparait de Taïwan, ses missiles disposeraient d’une extension de 150 milles marins vers l’est. Cela renforcerait le contrôle chinois sur les voies maritimes stratégiques et placerait certaines parties du Japon et de Guam dans le rayon d’action de la Chine. La crédibilité des engagements des États-Unis envers leurs autres alliés s’en trouverait sérieusement ébranlée, voire anéantie, ce qui pourrait pousser le Japon, la Corée du Sud et d’autres pays à opter pour le nucléaire. Taïwan représente un maillon essentiel du réseau de sécurité des États-Unis, comme l’indique la dernière stratégie indopacifique de Washington.
Sur le plan économique, Taïwan est le 9e partenaire commercial des États-Unis, avec 105,9 milliards de dollars de biens et services (bilatéraux). En comparaison, l’Ukraine était le 67e partenaire commercial de l’Amérique avec seulement 3,7 milliards de dollars d’échanges économiques entre les deux pays en 2019. Taïwan est largement intégrée à l’économie mondiale et revêt une importance stratégique pour les semi-conducteurs. C’est là que se trouve TSMC, l’une des plus grandes entreprises de semi-conducteurs au monde, qui représente 50 % de la part totale du marché mondial. Elle atteint même 90% de domination sur des segments de marché spécifiques. Les semi-conducteurs sont essentiels pour les dispositifs électroniques utilisés dans les systèmes militaires et d’autres industries non militaires dont dépend l’économie moderne. En assurant l’approvisionnement mondial d’un produit indispensable à la fabrication de biens stratégiques, Taïwan possède une valeur géoéconomique qui fait défaut à l’Ukraine.
Le calcul de la Chine sur Taïwan est différent de celui de la Russie sur l’Ukraine
Si l’aventurisme russe en Ukraine est comme un baromètre permettant à Pékin de mesurer le coût du recours à la force militaire, il est peu probable que la Chine trouve attrayant d’envahir Taïwan. La Chine a le temps de son côté. La Russie est pressée et dispose de peu de moyens de pression en dehors de son armée pour contraindre ses concurrents géopolitiques, à l’exception des exportations d’hydrocarbures. Il en résulte que la Russie s’appuie sur son armée pour garantir ses intérêts vitaux par la déstabilisation, car elle ne dispose pas d’autres moyens. La Chine, au contraire, dispose d’un plus grand nombre d’outils (guerre juridique, guerre psychologique et économique, et recours à la force sous le seuil de la guerre) pour organiser la réunification de Taïwan avec le continent.
La Russie remet en question le système international en réorganisant les frontières européennes par la force brute. La Chine entend modifier le système international en créant de nouvelles normes et institutions reflétant sa vision du monde, ses valeurs et ses intérêts. L’agression de la Russie est une source d’instabilité, ce qui n’est pas bon pour Xi Jinping qui veut assurer sa prochaine nomination. À plus long terme, la Chine souhaite que les flux économiques perdurent afin que son initiative des « Nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative – BRI) puisse prospérer et améliorer la connectivité mondiale. L’agression russe contre l’Ukraine place Xi Jinping dans une situation très inconfortable. L’Ukraine est un connecteur important de la BRI, et le déni de sa souveraineté par la Russie est contraire aux principes de la politique étrangère chinoise. La position prudente et l’absence d’action de la Chine témoignent de sa volonté de limiter les réactions négatives contre ses intérêts. Si la Chine attaquait Taïwan demain, l’instabilité actuelle que Pékin veut éviter serait au contraire stimulée. 60 % des exportations chinoises sont destinées aux États-Unis et à leurs alliés. Dans le cas d’une invasion soudaine de Taïwan par la Chine, de nombreux excédents commerciaux de la Chine se réduiraient en raison des sanctions, ce qui ébranlerait les fondements de la légitimité du Parti communiste chinois (PCC), compromettrait sa BRI et compliquerait potentiellement la nomination de Xi Jinping pour un troisième mandat.
Enfin, d’un point de vue militaire, Taïwan est une île, ce qui la rend plus difficile à envahir que l’Ukraine. Poutine a « seulement » dû franchir des frontières terrestres et affronter – en théorie – une armée ukrainienne relativement faible. En revanche, la Chine devrait organiser une invasion amphibie sophistiquée et coûteuse contre une île bien armée, soutenue de près par les États-Unis et le Japon. Par conséquent, il semble peu probable que la guerre en Ukraine puisse précipiter une invasion chinoise à grande échelle de Taïwan à court terme. La panoplie d’outils plus large de la Chine, ses intérêts en matière de stabilité et son rapport au temps ne l’incitent pas à adopter la méthode de la force brute de la Russie. Il est préférable pour la Chine de s’appuyer sur sa stratégie hybride et ses tactiques de zone grise pour progresser vers la réunification.
En 2025, cependant, la modernisation de l’APL atteindra un stade où une invasion de Taïwan sera envisageable. Selon un commandant militaire américain, la Chine pourrait envahir Taïwan en 2027 pour marquer le 100e anniversaire de l’APL. Une autre date sensible est 2049, car c’est le 100e anniversaire de la fondation de la RPC, où le rajeunissement national doit être achevé. La réunification de Taïwan est étroitement liée au rajeunissement de la Chine. Ce dernier fait partie du rêve chinois, tout comme le statut déjà atteint d’être une société moyennement aisée. Si la guerre en Ukraine ne déclenche pas immédiatement une action chinoise contre Taïwan, cela ne signifie pas qu’elle ne se produira pas à moyen et long terme. Cela supposerait néanmoins que la stratégie hybride actuelle de la Chine ne donne pas de résultats satisfaisants. Dans ce cas, un blocus pourrait sembler plus approprié qu’une invasion militaire totale, car cela limiterait théoriquement les dommages matériels, les pertes humaines, ainsi que la sévérité et l’unité des représailles occidentales.
Conclusion
La première leçon de cette analyse est que l’évaluation des intérêts matériels sous-jacents d’un État est un bon moyen de mesurer la crédibilité des garanties de sécurité associées. La Chine serait mal avisée de faire des parallèles entre la réponse américaine à la guerre en Ukraine et la réponse américaine potentielle en cas d’invasion chinoise de Taïwan. C’est une erreur de supposer que la détermination des États-Unis doit être à son maximum sur tous les dossiers. Les États hiérarchisent leurs objectifs en fonction de leurs intérêts et Taïwan figure en tête de liste des intérêts de sécurité des États-Unis, contrairement à l’Ukraine. Cela se traduit par l’important soutien militaire et diplomatique américain envers Taïwan. Non seulement lier la crédibilité des garanties de sécurité des États-Unis en Asie de l’Est à des enjeux périphériques est contre-productif, mais cela pourrait même devenir dangereux. Ces derniers mois, les appels à mettre fin à l’ambiguïté stratégique de l’Amérique en faveur d’un engagement clair pour la défense de Taïwan se sont intensifiés. Craignant pour sa crédibilité, les États-Unis pourraient mettre fin à leur politique d’ambiguïté stratégique de longue date et adopter un engagement clair en faveur de la défense de Taïwan. Cela pourrait pousser Taïwan à proclamer son indépendance, car un engagement américain renforcerait la confiance de Taipei. En retour, cela pourrait amplifier l’agressivité de la Chine et même bousculer l’invasion de Taïwan.
La deuxième leçon est que « les invasions ne sont pas contagieuses ». Il est peu probable que la Chine modifie son calcul immédiat pour envahir Taïwan à cause de la guerre en Ukraine. La Chine a des ambitions mondiales et est intéressée par la préservation de la fluidité des échanges économiques, car sa BRI entend accroître la connectivité, pour laquelle elle a besoin de stabilité. En raison de la nature amphibie d’une invasion militaire de Taïwan, il serait très déstabilisant et coûteux pour la Chine de s’engager dans cette voie. La Chine a plutôt intérêt à tirer parti de sa puissance pour faire avancer la réunification par le biais d’une stratégie hybride mêlant des mesures diplomatiques, économiques, cybernétiques, psychologiques, juridiques et semi-militaires pour contraindre Taïwan à se réunifier lentement.
D’un autre côté, cela ne signifie pas que la Chine n’utilisera jamais la force, d’autant que la modernisation de l’APL la rendra bientôt capable d’envahir Taïwan. À mesure que nous nous rapprochons d’anniversaires importants, la tentation de recourir à la force augmentera, en particulier si le PCC n’a rien à brandir pour démontrer des progrès sur la réunification de Taïwan. Mais la crise ukrainienne, depuis son début, a montré une solide unité transatlantique et la volonté d’imposer de robPointsustes coûts économiques à la Russie. Il est difficile de dire si la Chine est prête à risquer des coûts similaires (le monde est-il d’ailleurs prêt à imposer à la Chine de tels coûts en cas d’invasion de Taïwan ?) et une intervention militaire américaine pour contrer une invasion chinoise. Toutefois, ce qui est certain, c’est qu’envahir Taïwan revient à une opération différente de l’invasion de l’Ukraine, aussi bien sur le plan militaire qu’au niveau des conséquences pour la stabilité du monde ainsi que pour les intérêts américains et chinois.
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