Ce billet de blogue est écrit dans le cadre du Cycle d’ateliers virtuels portant sur le Renforcement des capacités à l’ère de la COVID-19. Le troisième atelier organisé le 3 novembre 2020 portait sur le maintien de la paix et a fait intervenir Marie-Joelle Zahar, professeure à l’Université de Montréal, Cedric de Coning, professeur au Norwegian Institute of International Affairs, Arthur Boutellis, conseiller au International Peace Institute et Mody Berethe, directeur de l’École de maintien de la paix de Bamako. Les informations relatées dans le texte sont une synthèse générale des idées présentées par les conférenciers.[1]
Comment l’actuelle pandémie de la COVID-19 a-t-elle influencé le renforcement des capacités dans le domaine du maintien de la paix ? Répondre à cette question semble nécessiter un retour préalable sur les mutations de l’engagement onusien en zones de conflits dans les années précédant la crise sanitaire. Que ce soit au Mali, en République centrafricaine ou en République démocratique du Congo, les opérations de paix ont depuis la fin de la Guerre froide été progressivement réorientées vers la gestion des conflits internes multipartites, s’éloignant peu à peu de l’objectif qui prévalait précédemment de résolution des conflits étatiques souvent binaires. En l’absence d’accords de paix et de ressources matérielles suffisantes pour faire face à des situations sécuritaires peu prévisibles, l’objectif premier de ces nouvelles opérations de stabilisation est principalement de protéger les populations civiles aujourd’hui, en prévenant la mutation de situations sociopolitiques complexes en guerres civiles de haute intensité.
Dans ce contexte d’opérations nouvelles — et souvent pensées de manière plus offensive —, les activités onusiennes de renforcement des capacités se sont logiquement transformées dans les dernières années. De manière positive, le besoin de consacrer des ressources humaines et matérielles conséquentes au renforcement continu des capacités du personnel onusien intervenant en zones de conflit est aujourd’hui pleinement reconnu. Sur le plan militaire, des formations destinées aux troupes opérant dans le cadre d’opérations de paix des Nations Unies sont menées régulièrement au cours même de leurs déploiements sur le terrain. Le but est souvent d’adapter des unités formées dans des cadres nationaux hétérogènes à des opérations qualitativement différentes et menées en conjonction avec d’autres armées. De plus en plus de formations portent par exemple sur des secteurs clés tels que l’évacuation de personnel blessé, la gestion d’engins explosifs improvisés ou sur la protection des populations civiles entendue plus largement. Sur le plan civil, dans une moindre mesure, des formations au sein même des opérations de paix ont aussi été progressivement mises en place, dans le but de sensibiliser les intervenants civils aux problématiques centrales entourant le maintien de la paix et, dans une perspective de plus long terme, la résolution des conflits.
De manière générale, la planification des opérations de paix a reçu une attention accrue dans les dernières années, dans le but de mieux coordonner les actions des pays financeurs des opérations et des pays principalement engagés via l’envoi de troupes sur les théâtres conflictuels. Des avancées majeures ont également été menées dans l’évaluation des performances des différentes opérations onusiennes avec l’objectif, pour les organisations engagées, de s’assurer que les programmes remplissent des critères prédéfinis d’efficience. Par ailleurs, l’un des progrès importants est la coopération croissante des Nations Unies avec des organisations régionales — au premier rang desquelles l’Union africaine — qui, en favorisant une meilleure réappropriation locale, contribue indéniablement à renforcer la légitimité des opérations de paix.
Tout de même, si des progrès ont indéniablement été réalisés, des problématiques structurelles demeurent aujourd’hui concernant le fonctionnement des opérations de paix, avec une répercussion directe sur l’effectivité du renforcement des capacités dans ce domaine. La division récurremment mise en lumière entre pays du nord fournisseurs de financements pour les opérations de paix et pays du sud fournisseurs de troupes reste un élément central du partage des responsabilités en matière de maintien de la paix, et continue de définir un modèle inévitablement déséquilibré. L’agenda des opérations de paix demeure de fait déterminé par les priorités stratégiques et opérationnelles des pays financeurs (supply-driven), au détriment des capacités prédictives des opérations sur les terrains de déploiement. Dans le domaine du renforcement des capacités, les formations onusiennes de larges échelles — nécessairement coûteuses — demeurent exceptionnelles et souffrent d’un manque d’institutionnalisation. Si elles s’améliorent, les capacités d’évaluation du succès des opérations peuvent également être encore perfectionnées et adaptées à des contextes sociopolitiques singuliers et changeants. Par ailleurs, si les dimensions civiles sont de plus en plus reconnues comme centrales, beaucoup des opérations actuelles demeurent principalement centrées autour d’enjeux sécuritaires à court terme, et peinent à penser la construction de la paix dans un temps politique plus long au sein des espaces conflictuels.
C’est dans ce contexte équivoque — tant d’indéniables progrès que de persistants défis — que s’inscrit la crise sanitaire liée à la COVID-19. D’un côté, touchant tant les pays en crises politiques que les pays financeurs et contributeurs de troupes, la pandémie a très tôt été reconnue comme un enjeu saillant par les Nations Unies. Déjà confrontées à plusieurs cas de crises sanitaires majeures — au premier rang desquelles les crises liées au choléra en Haïti ainsi que la gestion de l’épidémie d’Ebola en République Démocratique du Congo —, les opérations de paix ont rapidement mis en place les mesures sanitaires nécessaires pour mitiger l’effet de la pandémie sur leurs activités quotidiennes. Certaines rotations militaires ont été suspendues et beaucoup de membres du personnel civil des Nations Unies ont commencé à travailler depuis leur domicile, mais les principales tâches de l’organisation ont dans l’ensemble été maintenues. D’un autre côté, si la pandémie ne met pas à l’ordre du jour des problématiques qualitativement nouvelles dans le domaine du maintien de la paix, elle semble accroître la saillance des tensions et débats préexistants.[2] La crise sanitaire souligne une fois encore les limites d’un système d’intervention international dont l’agenda opérationnel est entièrement défini par les principaux financeurs. Alors que les systèmes politiques et économiques de ces bailleurs de fonds sont largement impactés par la pandémie, le risque est que ceux-ci décident rapidement de limiter leurs investissements aux opérations quotidiennes jugées strictement essentielles — souvent les actions opérationnelles de sécurité immédiate — au détriment des opérations de long terme ; par exemple la construction d’institutions politiques solides et inclusives dans les pays d’intervention. Dans ce cadre, les opérations de renforcement des capacités risquent d’être prioritairement sacrifiées.
Finalement, si elle renforce indéniablement la centralité de problèmes préexistants, la pandémie marque également une période charnière pouvant, par la force des choses, devenir synonyme d’améliorations incrémentales des opérations de paix. La mise en retrait déjà anticipée de certains intervenants internationaux dans les zones de conflits peut par exemple être l’occasion d’accorder plus de place à des initiatives de pacification locales. La mise en arrêt de certains programmes de formation peut, de la même manière, devenir une opportunité inédite de les repenser de manière créative pour les adapter à des contextes changeants ; notamment au Sahel, où les crises politiques, sociales et sécuritaires ne peuvent être pensées de manière isolée. Mettre l’accent sur la formation des hauts gradés au sein des hiérarchies militaires et policières peut notamment servir à mieux structurer les opérations de manière générale. Les opérations de paix onusiennes peuvent par ailleurs être reconceptualisées comme un outil pouvant indirectement servir les pays contributeurs de troupes, via la formation de leurs armées et polices dans des contextes différents de ceux qu’ils connaissent au sein de leurs cadres nationaux. En mettant l’accent sur des questions liées au respect des droits humains, sur la prévention des conflits plutôt que sur leurs seules résolutions et sur le développement de relations apaisées entre autorités civiles et militaires, ces formations pourraient incidemment renforcer une « culture de paix » au-delà des seuls espaces d’intervention des Nations Unies.
Alors que les risques de crises sociales sont aggravés par la pandémie et la gravité de ses répercussions économiques, reconsidérer la manière dont les opérations de paix des Nations Unies peuvent être des espaces de transmission du savoir et de bonnes pratiques semble nécessaire. Prochainement, la question centrale sera ainsi de savoir : comment, de la crise, faire naître un modèle d’intervention onusien plus en phase avec les contraintes et enjeux contemporains ?
[1] Les idées présentées n’engagent cependant que son auteur.
[2] Comme préalablement démontré dans le cas de la contre-insurrection et du contre-terrorisme.
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