Malgré des cas périodiques de tensions et de désaccords, Ottawa s’est fortement appuyée sur ses relations avec Washington pour ancrer sa politique étrangère depuis la période de l’après-guerre. L’impasse bipolaire soviéto-américaine a donné au Canada l’occasion de s’enraciner dans le bloc occidental dirigé par les États-Unis à des fins de sécurité. L’unipolarité subséquente à la guerre froide a encore plus approfondi la logique de dépendance du Canada à l’égard des États-Unis – non seulement en termes économiques avec l’avènement du libre-échange, mais aussi géopolitiquement et psychologiquement alors que Washington cherchait à étendre la portée de l’ordre international libéral dirigé par l’Occident au travers du globe.
Cet effort de l’après-guerre froide pour créer un ordre mondial libéral de portée universelle a maintenant échoué. Émergeant dans son sillage, une période d’incertitude et de rivalité entre grandes puissances durera probablement tout au long de cette décennie naissante, sinon au-delà. Bien que le multilatéralisme fondé sur des règles ne soit pas entièrement incompatible avec la multipolarité, la notion d’un ordre mondial dirigé par l’Occident et enraciné dans des valeurs libérales l’est manifestement. En fait, la dynamique actuelle favorise la poursuite de relations globalement à somme nulle entre les États-Unis et l’entente sino-russe, et ce, même si la politique étrangère américaine renoue avec les alliances et l’internationalisme libéral ou si elle poursuit sa tendance à une défense plus amorale de la primauté mondiale américaine. Un tel résultat est contraire aux intérêts canadiens.
Par conséquent, le Canada doit commencer à cultiver une position nationale de plus en plus indépendante à l’égard de l’Europe et de l’Asie-Pacifique, où son intérêt primordial demeure la préservation d’un ordre de sécurité stable. Les réalités de la géographie et du pouvoir garantissent que Washington restera le principal partenaire économique et sécuritaire d’Ottawa. Cependant, en tant que nation commerçante qui dépend fortement d’un cadre international fondé sur des règles, le Canada doit assurer un certain équilibre dans sa politique étrangère post-guerre froide fortement centrée sur les États-Unis s’il souhaite être un décideur et ne pas subir les décisions. Alors que les pressions d’un monde de plus en plus concurrent ont commencé à avoir des conséquences directes pour le Canada au cours des dernières années, la nécessité d’un ajustement est devenue évidente.
Le Canada et la guerre froide Chine-États-Unis
Au sein des milieux politiques occidentaux existe une notion commune à savoir que la Russie et la Chine sont des puissances révisionnistes déterminées à renverser l’ordre international. Cependant, Moscou et Pékin peuvent également être considérés comme ayant des objectifs de statu quo : le Kremlin souhaite maintenir le statut de grande puissance de la Russie après avoir émergé de la guerre froide en un État affaibli, tandis que le Parti communiste chinois cherche à conserver le pouvoir en partie en préservant les conditions internationales nécessaires pour poursuivre la modernisation économique de la Chine. En tant que telle, la menace qui pèse sur l’ordre établi fondé sur des règles n’émane pas d’une seule puissance, mais plutôt de la nature à somme nulle des relations entre grandes puissances qui est le résultat structurel inévitable du système actuel.
Les relations américano-chinoises devenant plus tendues, le Canada se retrouve pris au milieu. Les efforts américains pour sévir contre Huawei et limiter les perspectives commerciales entre le Canada et la Chine, comme convenus dans l’accord de l’ACEUM, ont conduit à l’arrestation de deux citoyens canadiens en Chine et à une détérioration plus large des liens entre Ottawa et Pékin. Ce résultat est moins le produit des différends spécifiques entre le Canada et la Chine que le résultat de l’incapacité d’Ottawa à élaborer un paradigme stratégique plus large pour guider ses relations avec les grandes puissances concurrentes. L’incapacité du Canada à s’adapter à ce jour aux réalités du nouveau monde est attestée par ses relations en déclin ou en difficulté non seulement avec la Chine, mais aussi avec l’Inde, la Russie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les États-Unis.
Des exemples de concurrence croissante dans les relations sino-américaines sont antérieurs à l’administration Trump. Le président Obama a annoncé le « Pivot vers l’Asie » stratégique de son pays et a entrepris des efforts pour empêcher les alliés américains de rejoindre la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures dirigée par la Chine, tandis que le lancement par Pékin de la Belt and Road Initiative en 2013 visait à élever la Chine au-dessus du statut de puissance régionale. La guerre commerciale sino-américaine et la pandémie de la COVID-19 qui ont suivi marquent l’intensification et la consolidation de cette dynamique d’hostilité ouverte. Dans ce contexte, la Chine a traité la pandémie comme une double crise de sécurité nationale interne-externe et a évolué vers une posture internationale de plus en plus affirmée. Ceci, à son tour, a mené à un alignement renforcé entre les membres du Quad, composé des États-Unis, du Japon, de l’Australie et de l’Inde. Bien que les internationalistes libéraux aient fait de la défense et de la revitalisation des alliances américaines un élément central de leur critique du président Trump, cette tendance régionale vers une impasse bipolaire est susceptible de se poursuivre indépendamment de qui occupe la Maison-Blanche.
Ironiquement, bien que la stratégie américaine soit théoriquement orientée vers la préservation d’une région « indo-pacifique libre et ouverte », la consolidation d’une guerre froide sino-américaine économiquement armée menace le caractère ouvert et fondé sur des règles du commerce régional. Cela limiterait les possibilités du Canada de diversifier ses partenaires commerciaux – un pilier clé de toute politique étrangère canadienne indépendante. Cela dit, l’agressivité croissante de la Chine et ses aspirations démesurées l’ont conduit vers une impasse. Tandis que la montée en puissance de la Chine a suivi l’émergence initiale d’après-guerre du Japon et des Tigres asiatiques en tant que puissances économiques, la prochaine vague de croissance asiatique en faveur de l’Inde et de l’ASEAN entraînera un déclin relatif de Pékin. La morosité actuelle de la Chine et sa conduite de plus en plus inflexible pourraient donc viser à créer un ordre régional favorable à la poursuite et à la préservation de ses intérêts fondamentaux avant que sa capacité à les garantir ne soit réduite.
Ordre régional dans une Europe multipolaire
Les États-Unis ont également fait un effort concerté pour coopter leurs partenaires européens dans leur lutte pour la prééminence vis-à-vis de la Chine. Cela révèle à quel point Washington a pivoté vers l’Asie depuis les premières décennies de l’après-guerre froide, donnant la priorité aux considérations stratégiques mondiales avant la poursuite d’un ordre de sécurité européen stable. L’Union européenne (UE) n’ayant pas réussi à construire un ordre réglementaire et politique centré sur Bruxelles couvrant l’ensemble du continent, le désengagement psychologique de Washington de l’Europe laisse une UE post-Brexit coincée dans un ordre régional multipolaire qui inclut également la Russie et la Turquie. L’alliance transatlantique dirigée par les États-Unis, qui exclut l’acteur le plus puissant militairement du continent européen (la Russie), ne peut pas agir comme le seul garant d’un cadre régional de sécurité stable dans ce contexte.
Pourtant, malgré les questions non résolues concernant l’avenir du leadership américain, Washington n’a pas renoncé à son désir de maintenir la primauté régionale en Europe, tandis que Moscou reste réticente à entamer un véritable rapprochement avec Bruxelles en raison de l’incertitude sur le potentiel de l’UE à émerger comme un acteur de sécurité véritablement autonome. Ces deux facteurs garantissent la poursuite des tensions régionales. De plus, l’instabilité croissante en Europe ne peut être attribuée uniquement à un manque de leadership américain. La volonté croissante de la Turquie d’utiliser le hard power comme moyen de faire progresser ses intérêts stratégiques a été renforcée par le vide de pouvoir en Libye, qui est lui-même le produit de la surexploitation américaine qui a provoqué l’effondrement du régime de Kadhafi en 2011.
La brève période post-guerre froide de la primauté américaine a créé l’illusion qu’un ordre international dirigé par l’Occident pouvait avoir une portée mondiale et être enraciné dans des valeurs partagées. Le Canada a un intérêt vital à faire en sorte que le déclin de cet ordre libéral ne soit pas remplacé par un monde enraciné dans des sphères d’influence. Pourtant, les trois grandes puissances mondiales – les États-Unis, la Chine et la Russie – semblent poursuivre des stratégies qui visent d’une manière ou d’une autre à cela : découper de manière préventive des arrangements régionaux dans une compétition à somme nulle pour compenser leur fragilité politique interne et se prémunir contre la possibilité de leur déclin relatif à moyen terme. Les États-Unis en particulier, confrontés à une multitude de défis socio-économiques et politiques, ne seront probablement pas disposés à réviser les principes fondamentaux de leur position internationale axée sur la primauté. Les grandes puissances n’ont qu’une influence limitée dans un monde basé sur un statut d’État souverain universel, mais cette décennie à venir précède la future consolidation potentielle de l’Europe et l’essor de l’Afrique et du Rimland asiatique. Dans l’intervalle, le triangle États-Unis-Russie-Chine jouera vraisemblablement un rôle important dans l’élaboration des contours de l’ordre mondial émergent.
Conclusion
Dans un monde de plus en plus concurrentiel, le Canada ne se retrouve plus isolé par sa géographie ou l’unipolarité américaine. Les tensions croissantes en Europe et dans la région de l’Asie-Pacifique – deux théâtres auxquels le Canada est directement confronté – menacent d’imposer des pressions économiques et sécuritaires qui restreignent la liberté d’action du Canada. En réponse à la divergence croissante des intérêts entre le Canada et les États-Unis, l’occasion est mûre pour Ottawa de faire progresser sa propre vision de la sécurité régionale et de jouer un rôle plus actif dans le maintien de l’ordre mondial.
En ce qui concerne l’Asie, le Canada devrait chercher à peindre un contraste avec le Quad, en soutenant Washington dans tous les efforts visant à préserver un ordre régional ouvert, mais en résistant aux plans visant à contenir la Chine. Ottawa devrait s’opposer à toute initiative agressive de Pékin pour ancrer une sphère d’influence chinoise dans des endroits comme la mer de Chine du Sud. Cependant, il doit saluer le désir de la Chine de jouer un rôle régional à la mesure de son influence croissante, reconnaître la légitimité de ses préoccupations en matière de sécurité et aider à la guider vers une posture mondiale plus conforme à ses capacités encore naissantes. Cela marquerait un changement par rapport à la récente politique chinoise du Canada enracinée dans l’engagement pour l’engagement, au profit d’une approche plus stratégique, mais non alarmiste visant à positionner le Canada comme un défenseur de la stabilité et un interlocuteur de confiance pour toutes les parties. Il ne s’agit pas d’un appel à l’équidistance entre les États-Unis et la Chine, mais plutôt d’un appel à incorporer un équilibre plus conceptuellement développé dans la politique étrangère canadienne, conçu pour s’adapter aux nouvelles pressions internationales et maintenir les possibilités futures de diversification du commerce.
Dans le cas de l’Europe, sans compromettre sa position de membre de premier plan de l’OTAN ni accepter le révisionnisme territorial russe, le Canada devrait ouvertement indiquer sa préférence pour un ordre de sécurité européen stable et annoncer qu’il est prêt à engager un dialogue avec toutes les parties à cette fin. Le déclin relatif à moyen terme des États-Unis a conduit à la réémergence de l’Eurasie au centre de la puissance mondiale. Même si les tendances démographiques et autres favorisent une période renouvelée de domination américaine à long terme, un paradigme stratégique axé sur l’équilibre entre l’Eurasie et les États-Unis contribuera à faire en sorte que le Canada sorte de cette période d’instabilité en tant qu’acteur indépendant avec une économie en croissance et une plateforme diplomatiquement interconnectée capable d’utiliser son voisin du sud comme multiplicateur de puissance à l’échelle mondiale.
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