1- Introduction
Les cybermenaces se multiplient au Canada et dans les pays alliés de l’OTAN, évoluant à la fois en termes d’ampleur et de sophistication. Alors que les cyberattaques traditionnelles visant les infrastructures et les réseaux gouvernementaux persistent, les menaces contre la société civile et les institutions démocratiques, telles que les désormais tristement célèbres « fake news », s’intensifient. Pourtant, les gouvernements de l’Alliance, y compris le Canada, restent à la traîne de ces évolutions par rapport aux adversaires de Moscou, de Pékin, de Téhéran et d’un Delhi de plus en plus hostile. Ils réagissent à des menaces bien documentées alors même que de nouvelles menaces émergent, portées par les progrès rapides de l’intelligence artificielle (IA) générative, qui permet de créer des campagnes d’ingérence étrangère et de les mettre à l’échelle à une vitesse exponentielle. .
Le Canada s’est imposé comme un leader clé dans le renforcement de la cybersécurité mondiale et la lutte contre la désinformation étrangère. Il a joué un rôle central dans le mécanisme de réaction rapide du G7, créé en 2018 lors du sommet du G7 à Charlevoix, et a été le fer de lance de la formation d’une division spécialisée « cyber » au sein de ses forces armées. Ces initiatives ont renforcé les capacités collectives de détection des atteintes à la cybersécurité, de lutte contre les campagnes de désinformation et d’atténuation des ingérences étrangères. .
Cependant, une grande partie de ce travail reste réactive, avec une compréhension limitée de la structure des opérations d’information étrangères, sans parler de la façon dont les adversaires naviguent dans des écosystèmes numériques complexes. Bien qu’elle ne soit pas intrinsèquement nuisible, cette approche est insuffisante pour faire face à la menace croissante de l’ingérence étrangère, en particulier au moment où les États-Unis se retirent de leur rôle traditionnel de partenaire stratégique du Canada.
Pour relever ce défi, le Canada doit adopter une approche de la cybersécurité qui mette tout le monde sur le pont, en particulier en ce qui concerne les opérations d’information à l’étranger, et développer progressivement une approche de la question à l’échelle de la société tout entière. Contrairement à de nombreux autres domaines de la sécurité et de la défense, le Canada a une occasion unique d’affirmer son leadership dans ce domaine et de développer un cadre proactif.
Une stratégie véritablement proactive devrait s’appuyer sur l’expertise existante des universités et du secteur privé en matière de cybersécurité et de manipulation et d’interférence des informations étrangères (FIMI), tout en élargissant le vivier de talents grâce à des investissements soutenus dans la recherche. Pour ce faire, il faut non seulement soutenir les initiatives établies, mais aussi prendre des risques calculés en finançant des projets de recherche émergents avant que les menaces ne dépassent des niveaux gérables. Le Canada doit absolument exploiter les technologies de pointe, les connaissances et les innovations de ses chercheurs et de ses entreprises technologiques, en particulier dans le domaine de l’intelligence artificielle, afin d’améliorer la détection des menaces, de renforcer la résilience numérique et de garder une longueur d’avance sur les acteurs adverses qui opèrent dans des écosystèmes d’information complexes. Pour que cette vision devienne réalité, le Canada doit également se pencher sur les dimensions politiques et institutionnelles de la cybersécurité et des opérations d’information à l’étranger. Une stratégie vraiment efficace exige un leadership politique fort, un engagement multipartite et la reconnaissance du fait que les menaces numériques ne sont pas seulement des défis techniques, mais des questions fondamentales de sécurité nationale et d’intégrité démocratique.
Ce faisant, le Canada peut se positionner à l’avant-garde de la défense contre la guerre de l’information, en renforçant à la fois la sécurité nationale et la résilience plus large de ses institutions démocratiques. À l’avenir, une telle stratégie pourrait propulser le Canada vers une position de leader parmi les alliés de l’OTAN, créant ainsi des opportunités pour une coopération numérique bilatérale et multilatérale renforcée dans l’Atlantique.
2- La cible croissante dans le dos du Canada :
Le Canada est devenu de plus en plus un point focal pour les opérations d’information étrangères, en raison de plusieurs facteurs. Les responsables politiques canadiens et la Commission d’ingérence étrangère (CIE), qui a été créée pour mener une enquête publique sur les processus électoraux et les institutions démocratiques visés par l’ingérence étrangère, ont noté cette tendance. La participation active du Canada à des alliances internationales telles que l’OTAN et le G7 en fait une cible stratégique pour les adversaires qui cherchent à saper la cohésion de l’Occident. En outre, la société multiculturelle du Canada, marquée par la diversité des communautés de la diaspora, offre aux acteurs étrangers la possibilité de tirer parti des liens transnationaux pour exercer une influence.
La position intéressante du Canada face aux ingérences étrangères
Des enquêtes récentes ont révélé que des pays comme la Chine, la Russie et l’Inde ont cherché à s’ingérer dans les processus démocratiques du Canada. Une enquête approfondie menée par le juge Marie-Josée Hogue a révélé que ces pays ont mené des campagnes de désinformation et d’autres tactiques visant à déstabiliser les institutions canadiennes. Bien que ces efforts aient été largement inefficaces pour modifier les résultats des élections, ils mettent en évidence la menace permanente à laquelle le Canada est confronté. Les préoccupations accrues concernant les campagnes de « spamouflage » du Parti communiste chinois (PCC) ciblant les députés canadiens et la récente révélation de l’existence d’influenceurs médiatiques canadiens financés par la Russie illustrent le problème croissant que posent les opérations d’information étrangères.
Les acteurs étrangers sont susceptibles d’utiliser de plus en plus le Canada comme intermédiaire pour envoyer des messages à des publics occidentaux plus larges, y compris les États-Unis et d’autres alliés de l’OTAN. En ciblant le Canada, les adversaires ont la possibilité de tester et même d’affiner leurs stratégies de guerre de l’information sur un allié de l’OTAN qui peut être perçu comme plus facile à isoler que les pays européens. En outre, le fossé grandissant entre Ottawa et Washington et le manque de respect des engagements en matière de défense font du Canada une cible intéressante pour des opérations étrangères plus manifestes menées par des États antagonistes à la recherche d’un risque moindre de représailles substantielles. Par exemple, la relation historique unique du Canada avec les États-Unis, bien que tendue à l’heure actuelle, peut être considérée comme un canal commode pour des tentatives indirectes d’influence. Cela est évident dans des cas tels que l’arrestation et l’emprisonnement des deux Michaels par Pékin, à la suite de la détention de Meng Wanzhou, de Huawei, par les autorités canadiennes à la suite d’une demande d’extradition des États-Unis pour des accusations de fraude. De même, l’assassinat du militant sikh Hardeep Singh Nijjar en juillet 2023, suivi de l’arrestation de trois ressortissants indiens soupçonnés d’avoir des liens avec le gouvernement indien, a déclenché un jeu de représailles diplomatiques entre le Canada et l’Inde, portant les relations à un niveau historiquement bas, montre la volonté des pays étrangers d’entrer ouvertement en conflit avec le Canada au point de mener des opérations sur son territoire. Bien que cette opération présumée sur le territoire canadien n’ait aucun lien avec les États-Unis, le fait que Washington ait également accusé l’Inde de tentatives similaires et ait reçu une « pleine coopération » de Delhi a entraîné une certaine déception lorsque le soutien au Canada n’a pas eu la même intensité initiale et le même résultat.
L’instrumentalisation étrangère du multiculturalisme canadien
Les communautés de la diaspora au Canada sont souvent la cible d’ingérences étrangères. Le gouvernement canadien, ainsi que le dernier rapport du FIC, indiquent que des gouvernements étrangers ont diffusé de la désinformation, harcelé, intimidé et surveillé des activistes et des critiques au sein des communautés chinoise et indienne au Canada, dans le but de supprimer la dissidence et de contrôler les récits à l’étranger. Cette répression transnationale menace non seulement les libertés individuelles, mais aussi la cohésion sociale et la sécurité nationale du Canada. La recherche indique une augmentation significative des publications canadiennes concernant le ciblage de la diaspora dans les médias chinois pendant les élections canadiennes, en particulier les informations visant les circonscriptions où la population sino-canadienne est importante. En ce qui concerne l’Inde, une enquête de la CBC a permis de découvrir des centaines de comptes suspects sur Twitter/X ressemblant à des bots qui diffusaient des informations erronées sur les institutions canadiennes.
Le Canada joue-t-il dans la cour des grands?
L’impression que le Canada « frappe fort » au sein du G7 et de l’OTAN, compte tenu de la taille relativement modeste de son économie et de son armée, peut accroître son attrait en tant que cible pour les opérations d’information étrangères. Malgré sa présence internationale, le Canada ne consacre actuellement qu’environ 1,37 % de son PIB à la défense, ce qui est inférieur au seuil de 2 % fixé par l’OTAN au moins jusqu’en 2032. Ce sous-investissement durable peut alimenter le sentiment que le Canada n’a pas la capacité ou la volonté de répondre avec force aux menaces extérieures. En conséquence, les adversaires peuvent considérer le Canada comme une « cible molle », l’utilisant comme un point d’entrée à faible risque pour des campagnes d’information visant à influencer des publics occidentaux plus larges. Ces vulnérabilités sont aggravées par l’affaiblissement du paysage médiatique, marqué par une baisse de la concurrence et la disparition des médias locaux, ce qui réduit les incitations à respecter les normes journalistiques et à lutter contre la désinformation. De même, l’identité nationale relativement diffuse du Canada, où l’appartenance régionale et ethnique prime souvent, peut le rendre plus sensible à l’ingérence identitaire visant à exploiter les divisions sociales. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de l’état de préparation militaire réel, mais aussi de la manière dont les adversaires perçoivent la résilience du Canada et sa vulnérabilité à l’ingérence.
Par rapport au Canada, les cibles alternatives de l’OTAN telles que l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et même la Finlande deviennent moins attrayantes pour la Russie en termes d’opérations d’information. Non seulement ces sociétés sont beaucoup moins diversifiées culturellement que le Canada, mais leur expérience historique sous la domination ou l’occupation soviétique a instillé un scepticisme plus profond à l’égard des récits russes, ce qui rend leurs populations plus résistantes à la propagande pro-russe (à l’exception de l’Allemagne de l’Est). Contrairement au Canada, où des publics diversifiés et plus ou moins sensibilisés peuvent être plus sensibles, les sociétés baltes ont développé une immunité collective comparable à la désinformation soutenue par le Kremlin. En outre, comme ces nations ont été les principales cibles de la guerre hybride russe pendant des décennies, elles ont mis en place des contre-mesures et des politiques solides, notamment des programmes d’éducation aux médias, des réglementations strictes sur les médias d’État russes et une infrastructure de cybersécurité avancée qui implique tous les niveaux de gouvernance, en particulier en Estonie. Par conséquent, la Russie a moins de chances de réussir à dépenser des ressources pour influencer ces populations, qui sont par nature plus résistantes et mieux préparées. Au lieu de cela, il est plus probable que Moscou se concentre sur une cible canadienne plus large, en particulier à un moment où les différends entre Ottawa et Washington rendent la coopération de plus en plus ténue.
Dans l’ensemble, la diversité de la société canadienne, ses liens étroits avec les grandes puissances occidentales et sa vulnérabilité perçue au sein de ce cercle de grandes puissances en font une cible attrayante pour les opérations d’information étrangères. Il est essentiel de reconnaître ces vulnérabilités et d’y remédier pour protéger les institutions démocratiques du Canada et préserver son rôle en tant que membre stable et résistant de la communauté internationale. Il n’est donc pas surprenant que le gouvernement canadien ait investi du temps et des ressources dans sa Commission sur l’ingérence étrangère et qu’il ait pris la tête de l’initiative du G7 contre l’ingérence étrangère. À la suite de chocs tels que l’escalade rapide des tensions tarifaires par l’administration Trump, qui a mis à rude épreuve les liens économiques entre le Canada et les États-Unis, le statut de puissance moyenne d’Ottawa semble de plus en plus précaire.
3- L’avantage comparatif du Canada
Le Canada s’est imposé comme un leader dans la recherche sur les médias et l’information, en particulier dans les domaines de la désinformation et des opérations d’information. Des institutions telles que le Cybersecurity and Privacy Institute de l’Université de Waterloo, le Citizen’s Lab de l’Université de Toronto, l’Observatoire de l’écosystème des médias de l’Université McGill, le Laboratoire de l’intégrité de l’information de l’Université d’Ottawa et le Réseau canadien de recherche sur les médias numériques sont à l’avant-garde de la recherche sur des sujets tels que l’ingérence étrangère en ligne et la militarisation de la désinformation.
Le Canada s’est également imposé comme un leader mondial en matière d’intelligence artificielle (IA) et d’innovation technologique, favorisant un écosystème dynamique de startups et d’éducation qui offre des avantages uniques par rapport à ses alliés américains et européens de l’OTAN. L’engagement d’Ottawa en faveur de l’IA se manifeste par des investissements importants et des initiatives stratégiques. En 2017, le Canada est devenu le premier pays à mettre en œuvre une stratégie nationale en matière d’IA, la Stratégie pancanadienne en matière d’IA, soulignant sa volonté de promouvoir la recherche et le développement en matière d’IA. Cette stratégie a permis la création de chaires d’IA à l’Institut canadien de recherches avancées, le recrutement de plus de 100 chercheurs et la formation de plus de 1 500 étudiants diplômés et boursiers postdoctoraux. Le gouvernement canadien a également développé activement des initiatives pour lutter contre la désinformation au sein de ses structures bureaucratiques par le biais du document « Countering Disinformation : A Guidebook for Public Servants », qui aide à former les fonctionnaires à identifier la diffusion de fausses informations et à y remédier.
Enfin, le secteur canadien de l’IA est soutenu par un solide bassin de talents. En 2022-23, plus de 140 000 professionnels travaillaient activement dans le domaine de l’IA, soit une augmentation de 29 % par rapport à l’année précédente. Notamment, le Canada abrite 10 % des meilleurs chercheurs en IA au monde, ce qui le place au deuxième rang à l’échelle mondiale. Cette concentration d’expertise a favorisé un environnement florissant de startups, avec environ 1 500 entreprises développant des solutions d’IA dans diverses industries, y compris les soins de santé, la finance et la fabrication.
En revanche, l’environnement de recherche aux États-Unis est confronté à d’importants défis en raison de la polarisation politique. Le Stanford Internet Observatory (SIO), connu pour ses études sur les abus des médias sociaux et la désinformation, a connu des incertitudes en matière de financement et des changements de direction, en partie dus à des pressions politiques extérieures. Cette situation met en évidence les difficultés que rencontrent les institutions américaines pour mener des recherches sur la désinformation dans un climat politique très polarisé, alors que d’importantes sociétés de médias sociaux semblent avoir abandonné la surveillance de la désinformation. Pendant ce temps, les responsables politiques fédéraux s’engagent à réduire le financement des agences de protection de la cybersécurité. L’environnement politique relativement plus stable du Canada en matière d’éducation et de recherche offre un terrain fertile pour la recherche et le développement de la désinformation.
Il n’en reste pas moins vrai que la plupart des avancées technologiques de pointe sont réalisées aux États-Unis et que de nombreuses entreprises du Canada et d’ailleurs finissent par déménager ou envisagent de déménager aux États-Unis pour faire partie de ces écosystèmes et bénéficier d’incitations fiscales, ce qui provoque une importante « fuite des cerveaux » dans le domaine de la technologie au Canada. Par exemple, 64 % des travailleurs canadiens de la technologie interrogés envisageraient de déménager pour un emploi similaire aux États-Unis, alors que certains affirment que les droits de douane actuellement imposés au Canada risquent d’intensifier la fuite des cerveaux vers les États-Unis en rendant plus difficile pour les entreprises d’opérer dans les deux pays, ce qui favoriserait les marchés américains. Cela ne signifie pas pour autant la fin de l’IA et de l’écosystème technologique plus large du Canada. Ottawa peut agir pour accroître la rétention des entreprises et des travailleurs de la même manière que le gouvernement du Québec a créé les conditions nécessaires à l’établissement d’un écosystème de l’industrie des jeux vidéo dans sa province et a contribué à propulser l’écosystème canadien des jeux vidéo grâce à l’introduction d’un crédit d’impôt de 37 % pour les entreprises opérant dans ce secteur au début des années 2000.
4- Un cadre stratégique pour le leadership du Canada en matière de cybersécurité
Pour se positionner comme chef de file en matière de cybersécurité et de recherche sur la désinformation parmi les alliés de l’Atlantique, le Canada doit élaborer une approche « globale de la société » pour atteindre des objectifs à court et à long terme. Tout d’abord, le Canada doit élargir son partenariat actuel entre les universités et le gouvernement, y compris les programmes tripartites avec le secteur privé. À l’avenir, le Canada doit développer sa propre numérisation des services publics et des infrastructures afin de renforcer la confiance du public dans les systèmes numériques et la légitimité du leadership du gouvernement dans le développement d’un écosystème sûr en matière de cybersécurité.
Court terme : Jeter les bases de l’innovation interdisciplinaire
Pour tirer parti de ces atouts existants, le Canada pourrait créer une agence de recherche avancée spécialisée qui se concentrerait sur l’innovation liée à la défense et engloberait les sciences sociales et humaines. L’intégration du programme de financement des trois agences (CRSH, IRSC, CRSNG) dans ce cadre permettrait de promouvoir la recherche interdisciplinaire, de s’attaquer aux multiples facettes de la désinformation et des menaces de cybersécurité, et de tirer parti d’un écosystème de 4 milliards de dollars déjà administré de manière centralisée.
Par exemple, en 2021, le Parti libéral du Canada, s’il est réélu, a promis la création de l’Agence canadienne des projets de recherche avancée (CARPA), sur le modèle de l’Agence américaine des projets de recherche avancée pour la défense (DARPA), qui a donné à la planète des technologies qui ont changé le monde, comme Internet et le système GPS, afin d’encourager l’innovation et de maintenir le leadership technologique. Toutefois, cette initiative n’a pas encore été concrétisée, ce qui laisse une lacune dans l’infrastructure de recherche stratégique du Canada. Cette approche permettrait d’améliorer la collaboration entre le gouvernement, les universités et le secteur privé, de favoriser l’innovation et de veiller à ce que la recherche se traduise par des politiques efficaces et des technologies diffusées. En tirant parti de ses capacités de recherche existantes et en développant les initiatives interdisciplinaires, le Canada peut se positionner en tant que leader dans la lutte contre les menaces nationales de désinformation au sein de l’OTAN. Compte tenu de la représentation relative plus élevée de la recherche en sciences sociales dans le financement fédéral au Canada qu’aux États-Unis, Ottawa a la possibilité d’améliorer la recherche universitaire interdisciplinaire et les possibilités de formation pour les générations actuelles et futures de spécialistes de la désinformation et de la cybersécurité, tant dans les domaines des STIM qu’en dehors de ceux-ci.
Comme indiqué précédemment, le Canada dispose déjà d’une base solide en matière d’universités, de centres de recherche, d’engagement du secteur privé et d’infrastructures de financement universitaire soutenues par le gouvernement. Ce qui fait encore défaut, c’est la volonté politique des décideurs et des acteurs exécutifs d’activer et de renforcer ces institutions existantes. En conséquence, le prochain gouvernement fédéral doit donner la priorité à l’adoption et à la mise en œuvre de cadres législatifs clés, à savoir le projet de loi C-27, qui comprend la loi sur l’IA et les données, la loi sur la protection de la vie privée des consommateurs et la loi sur le Tribunal de la protection des renseignements personnels et des données ; le projet de loi C-63 sur les préjudices en ligne ; et le projet de loi C-26, qui vise à moderniser la loi sur les télécommunications en y intégrant des dispositions relatives à la cybersécurité. Ensemble, ces mesures forment l’échafaudage essentiel d’un écosystème résilient et innovant, tout en protégeant les droits numériques et la vie privée des Canadiens.
Le long terme : Apprendre des alliés pour renforcer la confiance et la résilience numérique
Face à l’évolution des menaces numériques et à la sophistication croissante des opérations d’information étrangères, le Canada doit prendre des mesures proactives pour renforcer sa résilience numérique. Une stratégie à long terme devrait se concentrer sur l’instauration de la confiance institutionnelle, le renforcement de la cybersécurité et l’amélioration de la culture numérique du public. En s’inspirant d’alliés performants comme l’Estonie, le Canada peut travailler à l’élaboration et à la mise en œuvre de systèmes d’identité numérique sécurisés, à l’extension de la gouvernance des données ouvertes et à la mise en place de mesures préventives contre la désinformation. Le renforcement des alliances avec les partenaires de l’OTAN améliorera encore la capacité du Canada à relever les nouveaux défis cybernétiques. Une stratégie tournée vers l’avenir permettra non seulement de protéger la démocratie canadienne, mais aussi de renforcer la confiance dans les institutions publiques et d’assurer un leadership technologique à long terme.
Le gouvernement estonien s’est imposé comme un acteur de premier plan dans la numérisation de la gouvernance, en lançant la numérisation de ses systèmes d’éducation et de santé à la fin des années 1990. Aujourd’hui, la plupart des interactions entre les citoyens et le gouvernement peuvent se faire par voie numérique, malgré la menace persistante des cyberattaques et des campagnes de désinformation russes. Grâce à un élan d’entreprenariat politique et à une réaction favorable des secteurs privé et universitaire, l’Estonie a mis au point un système de gouvernance numérique complet, résistant et efficace, souvent appelé « e-Estonie ». Par exemple, un projet de recherche tripartite impliquant les secteurs public, privé et universitaire, dirigé par des universitaires de TalTech et financé par le gouvernement et des initiatives privées, a abouti à la formation du groupe de recherche sur l’État numérique de la prochaine génération (Next Gen Digital State Research Group). Cette équipe de recherche se consacre à la découverte et à la mise en œuvre de nouvelles technologies par le biais d’une collaboration multidisciplinaire. L’objectif principal est de fournir des ressources aux chercheurs universitaires innovants tout en veillant à ce que les résultats soient accessibles au public et au secteur privé et qu’ils puissent être mis en œuvre de manière pratique.
L’un des principaux avantages de cette transformation numérique a été l’augmentation de la confiance dans les institutions gouvernementales et de la satisfaction de la population estonienne quant à l’efficacité du gouvernement. Lorsque l’on aborde les menaces émergentes des opérations d’information étrangères, qui s’appuient principalement sur la diffusion de fausses informations pour répandre le scepticisme politique, la confiance institutionnelle est primordiale. En outre, des infrastructures numériques résilientes favorisent le maintien de cette confiance en atténuant l’impact des cyberattaques sur l’efficacité. Voici quelques exemples que le Canada peut mettre en œuvre de manière assez transparente à moyen et à long terme.
Premièrement, le Canada devrait mettre en œuvre un système d’identité électronique (e-ID), qui fournit aux citoyens une identité numérique sécurisée leur permettant d’accéder à un large éventail de services en ligne, notamment le vote, les services bancaires et les soins de santé, ce qui représente une initiative forte. Ce système garantit que les citoyens peuvent s’authentifier en ligne en toute confiance, réduisant ainsi le risque de fraude d’identité et renforçant la confiance dans les interactions numériques, et il a joué un rôle central dans l’infrastructure numérique de l’Estonie. Le Canada a tout à gagner de l’adoption d’un système d’identité numérique centralisé et sécurisé similaire. En fournissant aux citoyens un moyen fiable d’identification en ligne, le gouvernement peut faciliter l’accès sécurisé aux services et favoriser une plus grande confiance dans les plateformes numériques. Cette confiance est essentielle pour lutter contre la désinformation, car les citoyens sont plus enclins à se fier à des sources d’information vérifiées lorsqu’ils ont confiance dans la sécurité et l’authenticité des canaux numériques. Il est intéressant de noter que les gouvernements provinciaux ont déjà commencé à explorer cette solution, l’Ontario ayant développé un programme d’identité numérique pour les services publics en ligne.
Par conséquent, le gouvernement fédéral est susceptible de rencontrer moins de résistance de la part des provinces s’il associe ses initiatives numériques à un soutien financier significatif et s’il donne aux provinces les moyens d’adapter les technologies émergentes à leurs besoins spécifiques. Une telle approche aiderait également Ottawa à éviter des échecs retentissants tels que le système de paiement Phoenix et l’application ArriveCan, qui ont tous deux gravement entamé sa crédibilité numérique. Pour éviter de nouveaux faux pas, il faut plus que de la coordination : il faut de l’humilité. Si le gouvernement n’est pas en mesure de fournir une infrastructure numérique fiable, efficace et rentable, il doit laisser la place à ceux qui le peuvent. Aujourd’hui plus que jamais, Ottawa doit reconnaître non seulement ses points forts, mais aussi ses points faibles, et ouvrir la porte aux experts qui ont la vision et la capacité technique de diriger. Le secteur technologique canadien recèle le talent et l’innovation nécessaires pour construire un avenir numérique sûr et adapté. Le rôle du gouvernement devrait être de permettre et d’intégrer cette expertise, et non de lui barrer la route.
Deuxièmement, l’amélioration de l’accessibilité des données gouvernementales par le biais d’une structure de gouvernance « ouverte » est essentielle pour améliorer la transparence et favoriser la confiance entre les citoyens et les autorités canadiennes. Dans le cas de l’Estonie, le gouvernement publie des données en libre accès sur de nombreux aspects de ses activités afin de promouvoir la responsabilité et de permettre aux citoyens de prendre des décisions plus éclairées. Il travaille également à la mise en œuvre d’une API pour faciliter la collecte de big data et la formation sur les données de l’État pour les parties prenantes des secteurs public et privé. Cette approche permet non seulement d’accroître la confiance dans le gouvernement, mais aussi de réduire le champ dans lequel la désinformation peut se développer. Notamment, l’Estonie affiche les niveaux de confiance les plus élevés dans les institutions nationales parmi les États européens postcommunistes, un résultat frappant compte tenu des niveaux de confiance historiquement faibles de la région, en partie dus à des expériences de répression et de corruption. Ces résultats sont particulièrement significatifs si l’on considère les institutions non politiques, telles que celles liées à l’administration publique et à la prestation de services, ainsi que les institutions politiques. Son expérience atteste du potentiel de transformation des politiques d’ouverture des données pour rétablir la confiance, en particulier dans des contextes marqués par la fragilité institutionnelle ou le scepticisme démocratique.
Dans des pays comme l’Estonie, les citoyens jouissent de droits numériques étendus : ils ont accès aux données de l’État et peuvent soumettre des pétitions, participer à des consultations et voter entièrement en ligne. Au Canada, une initiative prometteuse a vu le jour sous la forme du projet de loi C-27 et de la mise en œuvre de la « Charte numérique » nationale. Ce projet de loi s’appuie sur des initiatives similaires de l’Union européenne, telles que le Règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté en 2018, la Loi sur les services numériques (LSN), adoptée en 2022, ainsi que la Loi sur la gouvernance des données et la Loi sur le marché numérique, également adoptées en 2022, qui ont tous remodelé le paysage de la gouvernance numérique de l’UE depuis 2018. Cependant, en janvier 2025, le projet de loi C-27 n’a toujours pas été adopté, malgré son potentiel pour renforcer la capacité de l’État et cultiver la confiance du public dans la gouvernance numérique.
À l’heure actuelle, le Canada continue de se débattre avec l’accès aux données en temps réel, des lois obsolètes sur la liberté d’information contribuant à la lenteur des temps de réponse et à une sensibilisation limitée du public aux données disponibles. Pourtant, le climat actuel, marqué par un effet de ralliement autour du drapeau et une préoccupation accrue pour la sécurité nationale, représente une fenêtre politique unique pour Ottawa. Ce moment doit être saisi non seulement pour faire avancer la législation élargissant l’accès à l’information, mais aussi pour institutionnaliser l’intégration des principales parties prenantes, y compris la société civile, le monde universitaire et le secteur technologique, dans le processus plus large de renforcement de la résilience numérique. En profitant de cette dynamique, le gouvernement fédéral peut à la fois moderniser sa gouvernance de l’information et renforcer la confiance démocratique à l’ère numérique.
Troisièmement, le Canada doit élaborer une stratégie proactive et préventive de lutte contre la désinformation, axée sur le « pré-bunking », plutôt que de s’en remettre uniquement à une approche réactive, fondée sur le debunking. Le pré-démystification consiste à éduquer les individus sur les tactiques de désinformation avant qu’ils ne les rencontrent, un peu comme un vaccin, afin d’améliorer leur résistance aux effets de la désinformation. Ce concept est fondé sur la théorie de l’inoculation. En revanche, la démystification vise à réparer les dommages causés par la désinformation une fois que les individus y ont été exposés et ont accepté certaines de ses affirmations comme étant vraies. Actuellement, de nombreuses initiatives canadiennes, telles que Get Cyber Safe et des programmes de collaboration à but non lucratif comme MediaSmarts, ainsi que des opérations de traque de la désinformation menées et financées par le gouvernement, telles que le projet de désinformation des élections canadiennes et les mécanismes de réaction rapide (MRR) du Canada, sont d’excellentes idées. Le problème réside dans leur portée limitée auprès du grand public. Le Canada aurait tout à gagner à mettre en œuvre un programme national d’alphabétisation numérique directement dans le système éducatif. Un tel programme national rendrait obligatoire l’éducation et l’évaluation de la littératie numérique du primaire au secondaire, permettant au gouvernement canadien de fournir un financement adéquat grâce à ses pouvoirs de dépense tout en permettant aux provinces d’adapter le programme à leurs contextes régionaux.Bien que les campagnes publiques et les mécanismes réactifs soient nécessaires, leur efficacité est limitée sans une éducation préventive et des soins à des stades de développement plus précoces. Une réforme de l’éducation au numérique et aux médias devrait être une priorité dans la stratégie à moyen et long terme du Canada pour protéger sa population de la désinformation et se positionner en tant que leader dans ce domaine.
Avec l’aide de mes amis
Heureusement pour le Canada, l’OTAN s’engage de plus en plus à traiter les questions de cybersécurité. Ottawa peut compter sur des alliés possédant des expériences diverses pour l’aider à relever ses propres défis, en particulier lorsque l’alliance a besoin d’une stratégie proactive. Le Canada a tout à gagner de la mise en place de partenariats étendus et complets et d’efforts de collaboration avec des alliés comme l’Estonie, notamment d’une initiative bilatérale d’alphabétisation numérique. Ce programme pourrait permettre aux experts estoniens d’aider à concevoir des programmes de formation pour les fonctionnaires, les éducateurs, les journalistes et les représentants du gouvernement canadiens. Les ateliers et séances de formation conjoints entre fonctionnaires, praticiens et universitaires estoniens et canadiens sur la cyberdéfense, l’éducation aux médias et des sujets cruciaux tels que la sécurité des élections devraient être élargis pour créer à terme des organismes de recherche conjoints intégrant tous les niveaux de parties prenantes. Mieux encore, l’Estonie est désireuse de partager ses initiatives e-Estonia avec des partenaires partageant les mêmes idées. En outre, si les relations du Canada avec son principal allié traditionnel, les États-Unis, se détériorent, une participation accrue du Canada à des initiatives et à des réseaux européens, tels que l’Observatoire européen des médias numériques (EDMO), offre une voie solide pour renforcer la collaboration en matière de cyberdéfense avec les alliés européens de l’Atlantique par des moyens qui vont au-delà des moyens purement militaires.
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