Le 5 août 2024, le secrétaire général du groupe politico-militaire chiite libanais Hezbollah (ar. Parti de Dieu) tweetait en hébreu : « Peut-être cette nuit, peut-être demain, peut-être dans une semaine ». Il faisait référence à l’attaque anticipée du Hezbollah et de l’Iran contre Israël en représailles aux assassinats d’Ismail Hanyeh, chef du bureau politique du Hamas palestinien, à Téhéran et de Fouad Shukr, chef d’état-major du Hezbollah, à Beyrouth. Certains médias ont annoncé un embrasement imminent de la région, une régionalisation du conflit de Gaza impliquant cette fois ci les Gardiens de la Révolution iranienne et les miliciens du Hezbollah contre la frontière Nord d’Israël entrainant un conflit généralisé entre les États-Unis et l’Iran. Le 27 septembre 2024, Hassan Nasrallah, leader du groupe chiite depuis 1992 est tué dans une frappe contre un complexe militaire souterrain à Beyrouth. En somme, le conflit entre Israël et le groupe satellite iranien est certes meurtrier et extrêmement volatile, mais les protagonistes auront évité soigneusement l’escalade de la violence et ce jusqu’à la mi-septembre 2024. Comment comprendre cet équilibre qui fait fit de l’évolution de la guerre à Gaza ?
L’assassinat coordonné du chef d’état-major du Hezbollah, Fouad Shukr, à Beyrouth le 30 juillet 2024 ciblé par un raid aérien israélien ainsi que celui du chef de la branche politique du Hamas le lendemain, Ismail Haniyeh, alors en déplacement à Téhéran, avaient déjà gravement ébranlé la crédibilité de l’axe de Téhéran-Damas au Proche-Orient. L’assassinat de Nasrallah fin septembre 2024 et de ses successeurs quelques semaines après a fini de déstabiliser la chaine de commandement du groupe chiite. Mais si l’assassinat du chef du Hamas porte un coup symbolique à l’establishment du groupe islamiste palestinien à Gaza, notamment en ce qui concerne ses liens avec l’Iran et le Qatar, il n’a pas en soi influencé l’évolution du conflit dans l’enclave palestinienne. Yahya Sinwar, chef militaire du Hamas et cerveau de l’attentat du 7 octobre 2023 en Israël, reste quant à lui introuvable dans le réseau de tunnels du groupe terroriste, bien que ces derniers aient été en grande partie détruits. En revanche, l’élimination de Fouad Shukr suivi de celle d’Hassan Nasrallah représente une victoire symbolique -plus que tactique- majeure pour les renseignements militaires israéliens contre le groupe chiite au Liban. Conseiller militaire du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, Shukr était considéré comme l’un des principaux responsables de l’attentat contre la force multinationale à Beyrouth, qui avait coûté la vie à plusieurs centaines de militaires américains et français dans la capitale libanaise le 23 octobre 1983. Dans l’organigramme du Hezbollah, la photo de Shukr se trouvait donc très près de celle de Nasrallah. À la suite de la confirmation de la mort d’Haniyeh, le parti chiite libanais a annoncé qu’il répliquerait en temps et en heure fermement contre Israël. Cet engrenage sans équivoque, téléguidé par le régime islamique iranien auquel le Hezbollah est affilié, répondaient non pas tant à la mort du chef du Hamas qu’à l’humiliation d’avoir été frappé en plein cœur de la capitale iranienne quelques heures après une rencontre au sommet entre l’ayatollah Ali Khamenei et le chef de la branche politique du Hamas. Après le bombardement du système de défense radar d’une installation nucléaire à Ispahan en avril dernier, l’élimination de l’ « invité privilégié » du guide suprême a remis en question toute la crédibilité de l’Iran dans la région.
Cette contextualisation permet de saisir la régionalisation des tensions entre le Hezbollah et Israël. Il est inexact de considérer que ce conflit dépend uniquement de la guerre à Gaza. L’existence du Hezbollah s’inscrit dans l’expression régionaliste chiite et iranienne à la suite du vide politique laissé par la guerre civile libanaise de 1975 à 1990. Il s’inscrit aussi dans une réponse d’une frange de la population libanaise qui a mené à la fin de l’occupation du Sud-Liban par l’armée israélienne du Sud-Liban pour limiter l’activité de groupes palestiniens dans la région. Le parti chiite libanais est donc jusqu’à aujourd’hui l’élément clef de la politique régionaliste de l’Iran dans un projet d’ « arc chiite » de l’Irak à la Syrie.
Nous verrons en revanche que la cause palestinienne et plus récemment la guerre à Gaza alimentent la rhétorique guerrière du parti shiite ainsi qu’une certaine vision du nationalisme libanais. On aurait pu penser que cibler la capitale libanaise, qui jusqu’à présent représentait une ligne rouge implicite entre les deux belligérants, aurait enflammé le conflit. Pourtant, l’élimination de Shukr à Dahieh, bastion du Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth en réponse à l’attaque au drone qui avait tué une dizaine d’enfants druzes à Majdal Shams, dans le Golan israélien, n’a enflammé que la rhétorique des belligérants. Une des raisons pour lesquelles l’axe irano-libanais persiste dans la guerre d’usure au nord d’Israël est qu’il en tire un avantage stratégique. Depuis un an, cette situation a forcé 90 000 civils israéliens à fuir leurs foyers, devenant ainsi des déplacés internes dans le centre du pays. Du côté libanais plusieurs milliers de civils ont fui vers le centre du pays, laissant derrière eux, à l’instar d’Israël, une terre soumise aux bombardements de caches de la milice libanaise.
Ce contexte met en lumière une deuxième problématique : les lacunes apparentes de l’approche stratégique du cabinet de guerre israélien. En effet, malgré une série de victoires tactiques ayant considérablement réduit les capacités du Hamas à Gaza et ciblé des sites et figures clés du Hezbollah libanais, aucune avancée stratégique à long terme ne semble se concrétiser.
Depuis la rédaction de cette analyse, la guerre opposant l’Israël au groupe chiite a certes pris une tournure rapide. Aujourd’hui dépourvu de sa chaine de commandement, le Hezbollah perd du terrain au Sud Liban au profit de l’armée israélienne renforcée par des renseignements accumulés depuis la dernière guerre au Liban de 2006. Il n’empêche que l’analyse proposée ici a gardé son intérêt dans la perception du conflit et des enjeux. Surtout, elle nuance le lien systématique entre la guerre à Gaza et celle au Sud-Liban permettant ainsi de saisir des enjeux locaux plutôt que régionaux.
Hamas-Hezbollah : Les non-frères ennemis
Il est important de rappeler que la guerre à Gaza n’est pas directement reliée au conflit à la frontière israélo-libanaise. Le Liban n’a pas fini de panser les plaies d’une guerre civile qui avant même l’invasion de sa frontière sud par Tsahal le 6 juin 1982 était le théâtre de combats destructeurs entre factions palestiniennes du Fatah, armée libanaise et milices chrétiennes depuis 1975. Les Palestiniens depuis lors ont souffert d’une forte discrimination dans toutes les strates de la société libanaise. De plus, la deuxième guerre du Liban qui a éclaté en 2006 à la suite des enlèvements de soldats israéliens à la frontière laissé de profondes blessures aux deux sociétés. Le principe de « guerre juste » avancé alors par le premier ministre israélien Ehud Olmert s’est fracturé pour ouvrir la voie à un establishment militaire désorganisé. Du côté du Liban, le Hezbollah a misé sur les réminiscences de l’occupation du Sud-Liban pour accentuer son rôle d’acteur majeur de l’ « axe de la Résistance ». Ce traumatisme pour les deux acteurs que sont Tsahal et la milice chiite est une des raison expliquant l’attentisme des deux protagonistes. Déjà fragmenté par de multiples tensions ethniques et religieuses le Liban est progressivement devenu le laboratoire d’une hybridité politique (le confessionalisme) basé sur une réalité démographique dépassée issue d’un recensement de 1932. Parler d’une solidarité entre les deux groupes, le Hamas d’obédience sunnite issue de la confrérie des frères musulmans, et le Hezbollah chiite soutenu par le clergé chiite iranien, c’est faire fî de la réalité régionale. L’Iran n’a en réalité financé et armé le Hamas que du fait de la prédominance de ce dernier au Sud d’Israël et présentant la seule menace pour Israël disposant d’une ouverture sur la Méditerranée. En tant qu’organisation sunnite, le Hamas ne partage pas le lien religieux chiite avec l’Iran qui caractérise le Hezbollah et la plupart des groupes proxies de l’Iran. Ainsi l’Iran ne risquerait pas de déclencher une guerre régionale en usant de son bras armé au Liban, le Hezbollah, pour sauver le Hamas dans sa guerre à Gaza. La doctrine iranienne se résume à mener une guerre de harcèlement contre Israël via ses proxies, à préserver ainsi son volet militaire et surtout son influence créant ainsi un arc shiite encerclant Israël et l’Arabie Saoudite, autre grand rival du régime des mollahs. Le Liban est donc vital pour l’influence iranienne et justifie l’extrême militarisation du Sud du Liban, bastion de la milice chiite, devenu un État dans l’État.
D’un autre côté, le narratif de la cause palestinienne alimente la rhétorique du Hezbollah qui trouve ainsi une audience dans le monde sunnite, entre autres. L’attaque terroriste de grande ampleur du 7 octobre 2023 suivie par l’invasion de l’enclave palestinienne par Tsahal a donné l’opportunité au groupe chiite de renforcer son influence à la frontière israélienne. Pourtant il n’a pas profité de la sidération en Israël pour menacer à son tour l’intégrité territoriale du Golan ou de la Galilée et n’a tiré aucun profit des tirs de barrage de centaines de missiles et drones tirés principalement d’Iran et d’Irak dans la nuit du 13 avril 2024. En somme, la régionalisation du conflit de Gaza n’est pas recherchée par le Hezbollah conscient de ses capacités importantes mais limitées. Cette retenue relative vient aussi de l’Ayatollah Khamenei lui-même. Troisième président d’Iran lors de la guerre dévastatrice Iran-Irak (1981-1988), le guide suprême a tissé des liens étroits avec les Gardiens de la Révolution, la principale branche armée iranienne. Le conflit sanglant contre l’Irak a fait de lui un administrateur réaliste aux faits de la guerre, loin de l’image d’un idéologue fanatique. Fidèle à sa doctrine de diviser la région pour mieux y régner, il est ainsi l’architecte de l’implantation du Hezbollah au Liban et le principal instigateur du développement de proxies shiites au Moyen-Orient. En ce sens, il alimente via le Hezbollah une vision du nationalisme libanais spécifique à l’agenda régional iranien qui ne fait pas du groupe chiite l’expression d’une libération nationale mais d’une emprise iranienne pour sécuriser l’accès à la méditerranée.
Ainsi, par la nature des acteurs impliqués et la réalité régionale, le conflit à la frontière israélo-libanaise n’est pas un prolongement de la guerre contre le Hamas ni un nouveau front dans la guerre mais une problématique radicalement différente à laquelle les libanais et les israéliens doivent faire face. Gaza est une guerre locale, la frontière israélo-libanaise représente quant à elle un enjeu régional. Si un accord de paix passant par la libération des otages israéliens encore à Gaza devait avoir lieu, il est fort peu probable que suivrait une cessation des hostilités avec le Hezbollah car Gaza et la cause palestinienne ne sont qu’un élément rhétorique dans le discours régionaliste iranien. Le conflit d’attrition entre le groupe satellite de l’Iran et Israël s’inscrit donc dans la durée et échappe dans les faits à toute avancée dans le conflit avec le Hamas dans la bande de Gaza. C’est un conflit se maintenant grâce à un certain équilibre de la terreur et qui s’illustre pleinement le développement des moyens de dissuasion.
Le front arrière et l’attrition civile
La journée du 25 aout 2024 fut la plus tendue depuis l’élimination de Shukr à Beyrouth un mois auparavant. À l’instar des tirs de missiles iraniens en avril dernier, l’objectif d’Hassan Nasrallah était de saturer les systèmes d’alerte israéliens au Nord en déclarant viser les bases militaires et le quartier général du Mossad dans la banlieue de Tel Aviv. Une grande partie de l’arsenal de la milice chiite prévu fut détruit de manière préventive par un raid israélien et que la majorité des missiles tirés furent interceptés par la défense aérienne israélienne. Nasrallah déclara qu’il ne chercherait pas une plus grande escalade après un « succès d’envergure » et que ses militants « pouvaient se reposer » . Encore une fois, cette interruption étonnante de ce qui devait être une offensive majeure afin de venger la mort de Shukr sans aucun objectif atteint pose question et illustre une division parmi les leaders chiites libanais et iraniens. Une partie de réponse réside dans le fait que l’objectif et tout d’abord médiatique. Le Hezbollah et l’Iran occupent le terrain de l’information en se posant comme les seuls légitimes acteurs de « l’axe de la résistance » contre Israël et inondent les médias libanais. Là encore, la doctrine de Khamenei s’illustre par la contention de l’Iran dans ce conflit au profit de groupes satellites comme la milice chiite. « La guerre prend de nombreuses formes […], Il s’agit de penser correctement, de parler correctement, de comprendre les choses avec précision et d’atteindre la cible avec exactitude » L’objectif n’est donc pas d’évoluer vers une guerre ouverte, dont les responsables iraniens savent que l’Iran n’en a pas les capacités économiques ni militaires mais de se tourner vers une guerre d’attrition au Nord avec le Hezbollah qui lui aussi doit composer avec un ressentiment contre sa politique de plus en plus forte[1].
Du côté israélien, le ressentiment de la population contre le gouvernement persévère. En plus d’une guerre plus tactique que stratégique, les reproches portent sur l’absence de résultats concluants quant au retour des otages israéliens et l’impossible neutralisation du chef de la branche militaire du Hamas Yahya Sinwar, qui a désormais succédé à Hanyie. L’image de réfugiés internes fuyant les missiles au Nord se rajoute à celle des cercueils d’otages revenant de Gaza et contribuent à plomber la crédibilité du gouvernement Netanyahu déjà empêtré dans ses déboires judiciaires. Il est donc très probable que le ressentiment du public israélien à l’égard du gouvernement ne pousse celui-ci à briser le plafond de verre de la chaine de commandement en Israël, laissant plus de marge de manœuvre à la Kyria (siège de la défense israélienne). Herzl Halevi, chef d’État-major a plusieurs fois exprimé des critiques sur le manque de stratégie à long terme à Gaza et dans le Nord d’Israël et la sclérose de la chaine de commandement dans la suppression de la menace du Hezbollah contre les localités au nord du pays.
Conclusion temporaire
La guerre à la frontière israélo-libanaise n’est pas une escalade, mais la continuation et le reflet de tensions régionales profondes. L’Iran, à travers le Hezbollah, a plusieurs fois exprimé sa réticence à intensifier les violations de l’intégrité territoriale d’Israël. De son côté, l’État hébreu a affirmé être prêt à tout type d’intervention, y compris une incursion terrestre, tout en soulignant que l’aggravation du conflit ne servait pas ses intérêts. Cette stratégie, cependant, est à double tranchant : elle laisse les populations israéliennes et libanaises déplacées dans un sentiment d’abandon et met en péril le gouvernement israélien, davantage que le conflit à Gaza. Cette crise de légitimité s’exprime par ailleurs par d’importantes manifestations dans le pays mais encore cantonnées dans la région de Tel-Aviv, historiquement de gauche. L’axe chiite ne viendra pas en aide au Hamas encore actif à Gaza, car les coûts d’une telle intervention dépasseraient les bénéfices dans le cadre du conflit contre Israël. En revanche, la continuation du harcèlement contre le Nord d’Israël a comme objectif de diviser les ressources militaires israéliennes et de prolonger le sentiment de siège aux frontières. Au final, s’il est probable qu’une guerre ouverte de la même intensité qu’à Gaza entre la milice chiite et par procuration l’Iran ait lieu au Sud Liban, il n’en reste pas moins que les objectifs restent radicalement différents dû à l’environnement socio-politique et l’engrenage que représenterait une telle guerre dans la dynamique de rivalité entre l’Iran et Israël. L’incursion de l’armée israélienne débutée en octobre n’a pour l’instant comme objectif de désaturer la frontière de la menace des incursions de la milice en territoire israélien ainsi que de neutraliser les tirs de missiles sur les localités du Nord d’Israël. Pour autant, l’objectif de repousser la présence du Hezbollah au nord du fleuve Litanie (à vingt kilomètres de la frontière) bien qu’envisagé par le cabinet de guerre israélien impliquerait qu’Israël se relance (à l’instar de la guerre du Liban de 2006) dans une campagne qui engendrerait une occupation du territoire libanais sur le long terme et raviverait les traumatismes libanais et israélien d’une guerre de position qu’aucun des deux états ne souhaitent revivre.
[1] La journaliste libanaise Nancy Lakiss, opposée au Hezbollah a posté un sondage réalisé par le magazine américain Foreign Affairs démontrant que 70% des Libanais ne font pas confiance au Hezbollah. Elle a ajouté le hashtag « #Lebanon_doesn’t_want_war » (compte X de Nancy Nessrine Lakiss, 4 août 2024).
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