Ce point chaud est écrit dans le cadre du Cycle d’ateliers virtuels portant sur le Renforcement des capacités à l’ère de la COVID-19. Le deuxième atelier portait sur la contre-insurrection et le contre-terrorisme, et a fait intervenir la Major-Général Jennie Carignan, Commandante de la Mission de l’OTAN en Irak, Bruno Charbonneau, professeur au Collège militaire royal de Saint-Jean, Louis-Alexandre Berg, professeur à la Georgia State University et Marc-André Boisvert, chercheur indépendant sur les armées sahéliennes. Les informations relatées dans le texte sont une synthèse générale des idées présentées par les conférenciers.[1]
Comment l’actuelle pandémie de COVID-19 a-t-elle influencé le renforcement des capacités dans les domaines de la contre-insurrection et du contre-terrorisme ? Beaucoup d’observateurs internationaux semblaient initialement voir dans la situation sanitaire un moment charnière pour les opérations menées par les forces étatiques conventionnelles au Moyen-Orient (Irak, Syrie) ou au Sahel (Mali, Burkina Faso). D’un côté, affectant prioritairement les franges les plus défavorisées de la population, la crise sanitaire aggravait sensiblement les tensions sociales au sein des pays receveurs d’assistance internationale. D’un autre côté, face à d’importantes contraintes logistiques pour protéger leur personnel, la majorité des bailleurs internationaux hautement impliqués dans ces espaces géographiques réduisaient leurs activités opérationnelles immédiates et mettaient en suspens leurs activités de formation militaire. Dans ce cadre, il était présagé un regain d’engagement de la part des différents groupes armés. Ceux-ci pourraient en effet profiter du « vide » opérationnel croissant et de la perte de légitimité des autorités étatiques pour regagner du terrain et de l’influence auprès des populations civiles.
Dans les faits, ces prédictions se sont cependant peu vérifiées sur le terrain ; les groupes insurrectionnels n’ont pas démontré de réelle résurgence dans leurs activités face aux autorités étatiques locales. Certains acteurs internationaux impliqués dans des opérations de sécurité — tels que l’OTAN en Irak — ont certes réduit drastiquement leurs activités, mais les armées locales ont jusqu’à présent efficacement pris le relais en termes de présence opérationnelle. Les forces de sécurité irakiennes se sont par exemple rapidement adaptées au contexte pandémique, et ont permis d’éviter une rupture de présence dans des espaces géographiques contestés.
Si la pandémie de COVID-19 n’a pas drastiquement altéré le rapport de force immédiat sur le terrain entre insurgés et contre-insurgés, elle semble tout de même replacer au centre du débat un paradoxe saillant des activités de renforcement des capacités en termes de contre-insurrection et de contre-terrorisme : la recherche permanente, pour les bailleurs de fonds internationaux, d’un compromis entre investissements opérationnels de court terme pour épauler les armées locales face à des menaces imminentes et renforcement à moyen et long terme de l’aptitude matérielle et organisationnelle des armées locales à faire face aux menaces entendues plus largement. En effet, la redéfinition des objectifs stratégiques en temps de pandémie des principaux bailleurs de fonds (États-Unis, Canada, Union européenne, etc.), et les réorganisations budgétaires qui risquent d’en découler vont très certainement altérer les priorités de ces acteurs. Il est probable que les principaux pourvoyeurs d’opérations de renforcement des capacités priorisent des aspects tangibles et facilement quantifiables de l’assistance sécuritaire (fourniture de matériel militaire ou envoi de formateurs militaires) aux dépens d’activités moins tangibles, mais essentielles ; le développement de la responsabilité juridique des armées locales, le respect des droits humains et la lutte générale contre la corruption et la politisation des forces de sécurité.
Alors que la majorité des « crises sécuritaires » en Afrique et au Moyen-Orient sont avant tout des crises de gouvernance démocratique, comme en atteste le récent coup d’État au Mali d’août 2020, cette redéfinition des priorités risque d’être hautement contre-productive. Après les échecs notoires en Afghanistan et en Irak, les opérations de contre-insurrection et de contre-terrorisme ne peuvent être considérées comme des « panacées, » et il est aujourd’hui essentiel que les bailleurs de fonds s’éloignent des solutions uniquement sécuritaires qui ont prévalu par le passé. Ces acteurs doivent tenter d’agir de concert avec des entités multilatérales (Nations unies notamment) pour rediriger les ressources investies vers des programmes de renforcement des capacités non seulement militaires, mais également civiles. Cela doit notamment passer par la construction de relations interpersonnelles de confiance avec les acteurs institutionnels locaux.
Une question centrale qui devrait indéniablement être mieux prise en compte par les bailleurs de fonds internationaux est celle de l’appréciation de l’efficacité globale de leurs opérations de renforcement des capacités. Quels indicateurs souhaitent-ils prioriser pour évaluer le renforcement des structures locales ? Souhaitent-ils privilégier la situation sécuritaire et voir dans une seule paix « négative » une réussite certaine ? Veulent-ils au contraire mettre au cœur de l’évaluation le renforcement du niveau de vie des populations locales, avec l’objectif plus ambitieux de favoriser le développement d’une réelle paix dite « positive » ? Les investissements réalisés par le passé ont peu été suivis de réelle évaluation de leur influence, notamment pour s’assurer qu’ils soient réellement traduits en fourniture de services essentiels pour les populations civiles. Mieux assurer le suivi des opérations menées est crucial pour éviter que les organisations insurrectionnelles ne profitent d’éventuels vides institutionnels pour développer leurs propres contre-modèles de gouvernance. C’est également déterminant dans un contexte de compétition géopolitique croissant, où plusieurs pôles d’influence — États-Unis, Europe, Russie ou Chine — sont en concurrence pour fournir leurs propres assistances de sécurité.
S’ils doivent repenser la direction et le suivi de leurs actions de renforcements des capacités, les bailleurs internationaux doivent finalement éviter de calquer des priorités stratégiques exogènes à des espaces politiques disposant de caractéristiques locales déterminantes. La réflexion sur la place de l’armée au sein des structures institutionnelles, par exemple, ne peut être que menée localement et correspondre aux menaces, dilemmes et spécificités historiques propres à chaque espace. Le renforcement de la légitimité des armées locales ne peut se faire que par une réappropriation réellement politique de la question de la sécurité, à travers le développement de réels mécanismes de contrôle civil des instances militaires. Si la sécurité institutionnelle ne peut être construite aux dépens de la sécurité humaine, la question à laquelle il devient essentiel de répondre pour beaucoup de pays en crise est : comment créer une sécurité plus démocratique ?
[1] Les idées présentées n’engagent cependant que son auteur.
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