- La persistance de la crise diplomatique entre les États-Unis et la Turquie aura des répercussions importantes sur la politique de défense canadienne.
- Bien que certains enjeux stratégiques demeurent conflictuels, il existe actuellement des terrains d’entente entre les deux pays comme l’endiguement de l’influence iranienne et russe et le renouvellement de l’accord sur le nucléaire iranien.
- Le Canada pourrait profiter du changement de l’administration américaine pour faciliter les discussions entre la Turquie et les États-Unis. Une résolution, même partielle, de cette crise, serait bénéfique pour les perspectives stratégiques du gouvernement canadien.
Contexte
L’arrivée de Joe Biden à la présidence américaine sème le doute quant à la future politique étrangère envers la Turquie. Quelques jours après l’élection de Biden, le président turc avait promis des réformes démocratiques et économiques en Turquie. Pourtant, avant la course présidentielle, Biden avait qualifié Erdogan d’autocrate et souhaitait soutenir plutôt l’opposition officielle en Turquie. Le nouveau Secrétaire d’État, Antony J. Blinken, a tenu des propos plus modérés. Le 19 janvier 2021, il a déclaré que la Turquie restait un allié, même si elle ne se comporte pas comme telle. Est-ce que ce changement d’administration américaine pourrait faciliter les relations entre les États-Unis et la Turquie ? Quels sont les obstacles et les facilitateurs pour apaiser les tensions entre les deux pays ? Pourquoi et comment le Canada peut-il intervenir dans ce dossier ?
Des positions a priori incompatibles entre la Turquie et les États-Unis
Depuis le coup d’État raté en Turquie, le 15 juillet 2016, les relations diplomatiques entre les deux pays demeurent très tendues. Ankara accuse Washington d’être complice de ce coup raté. Cette tentative de putsch serait l’œuvre d’un mouvement religieux turc : les Gülenistes. Or, le chef spirituel de ce mouvement, Fetthulah Gülen, est exilé aux États-Unis. Bien que le gouvernement turc exige son expatriation, le gouvernement américain la refuse. Tous les individus affiliés au mouvement Gülen sont considérés comme des terroristes en Turquie.
L’acquisition de systèmes antimissiles russes (S-400) par la Turquie est également source de conflits. En réaction à cette transaction militaire, la Maison-Blanche avait annulé la vente d’avions de chasse (F-35) à la Turquie en juillet 2019, pour ensuite sanctionner le secteur de la Défense turque en décembre 2020. Ces systèmes antimissiles ont la capacité de transmettre de l’information militaire à l’armée russe. Compte tenu des tensions actuelles entre la Russie et l’OTAN, cet achat est perçu comme un rapprochement avec un opposant politique des États-Unis.
Enfin, en 2019, la Cour fédérale du district sud de New York a accusé la Turquie d’avoir contourné les sanctions économiques imposées à l’Iran. En 2013, le Département du Trésor américain avait interdit les transferts d’argent afin de blanchir les transactions du gouvernement iranien. Les conclusions de ce procès établissent des liens entre la Banque Nationale turque (Halk bank) et le gouvernement iranien. Également, on souligne l’implication de hauts dirigeants turcs dans ce stratagème. Selon John Bolton, l’ancien conseiller stratégique de Trump, l’ancien président américain s’était immiscé pour influencer les procédures juridiques, car il entretenait des relations étroites avec Erdogan. Sous la nouvelle administration américaine, rien ne garantit que cette question ne ressurgisse pas.
En considérant uniquement ces trois mésententes politiques, les positions turques et américaines semblent inconciliables. Or, la politique étrangère turque semble difficilement s’aligner aux aspirations régionales de la Russie et de l’Iran. Pour maintenir ses sphères d’influence au Moyen-Orient et au Caucase, la Turquie doit nécessairement limiter les gains de ces deux pays en coopérant avec les États-Unis.
L’achat des S-400 : la preuve d’une « alliance russo-turque » ?
L’acquisition de deux systèmes antimissiles S-400 par l’armée turque témoigne d’une proximité militaire avec la Russie. Dans le contexte actuel, il est compréhensible que les dirigeants américains restent méfiants des intentions politiques de la Turquie.
Le gouvernement turc justifie la transaction militaire en évoquant le libre choix en matière d’autodéfense. De dernières générations technologiques, les S-400 sont capables de détecter les menaces aériennes et de les neutraliser avec des missiles à portées variables. Ces systèmes antimissiles permettent ainsi de moderniser la défense turque. Néanmoins, cette stratégie d’autodéfense implique la collaboration de la Russie, un adversaire politique des États-Unis. Les dirigeants turcs en sont conscients. Le 8 février 2021, le ministère de Défense turque a proposé de désactiver les S-400 et de les réactiver uniquement lors d’une attaque, en évoquant la clause des S-300 en Grèce. Bien que le gouvernement américain se montre intransigeant, le gouvernement turc semble vouloir négocier une sortie de crise.
Le contexte s’avère opportun, car les relations russo-turques demeurent problématiques. Dans tous les conflits régionaux auxquels la Turquie et la Russie participent, les deux pays soutiennent des camps adverses, que ce soit en Syrie, en Libye ou, dans une moindre mesure, au Haut-Karabakh. La collaboration semble donc suivre cette logique : « mieux vaut coopérer avec son opposant que devenir son ennemi », car la Turquie a pu obtenir des gains tout en limitant ceux de la Russie. L’opération Bouclier d’Euphrate menée par l’armée turque en Syrie est l’aboutissement de cette stratégie. Néanmoins, cet effort de contraindre la Russie repose sur un équilibre fragile. En octobre 2020, la Turquie a signé un mémorandum favorisant la coopération militaire avec l’Ukraine. Cette décision d’appuyer encore une fois un rival politique russe met en lumière l’incompatibilité stratégique entre les deux pays. Pour faire un contrepoids à la Russie, la Turquie doit coopérer avec les États-Unis. L’armée turque hésite probablement à activer les systèmes antimissiles russes pour cette raison.
L’accord sur le nucléaire iranien : le prochain terrain d’entente américano-turque
Le scandale de l’Halk bank a également exposé d’autres liens problématiques pour les États-Unis, ceux entre la Turquie et l’Iran. Bien que l’événement soit critique, il s’inscrit dans une certaine continuité stratégique entre les deux pays depuis les années 2000. En fait, deux enjeux régionaux unissent l’Iran et la Turquie : freiner les mouvances autonomistes kurdes et défendre la cause palestinienne. Ces objectifs communs ne garantissent cependant pas l’absence de rivalité.
Ankara et Téhéran soutiennent des factions kurdes opposées en Irak. Le gouvernement turc coopère avec les partis politiques kurdes affiliés au gouvernement régional du Kurdistan (le parti démocratique du Kurdistan et le Conseil national kurde), tandis que le gouvernement iranien endosse plutôt un parti fédéral kurde, l’Union patriotique du Kurdistan. La cause palestinienne permet aussi aux deux pays de promouvoir leur leadership au Moyen-Orient, mais les deux compétitionnent pour le même rôle. Enfin, l’Iran et la Turquie défendent deux communautés sectaires différentes en Syrie (alévi pour l’Iran et sunnite pour la Turquie). Même si les pourparlers d’Astana ont diminué les tensions entre les deux pays, ces rivalités persistent.
Pour régler les différends politiques avec Téhéran, Ankara préfère tout de même la diplomatie. Cette approche pacifique s’opposait à la politique américaine sous Trump qui visait à affaiblir le régime iranien. En plus du retrait de l’accord sur le nucléaire iranien en 2018 et du renouvellement des sanctions contre le pays, l’administration américaine a soutenu des manifestations anti-Iran et a assassiné, en 2020, le commandant des Gardiens de la révolution iranienne. La plupart des pays de l’OTAN, y compris la Turquie, ont critiqué cette « pression maximale » exercée contre l’Iran. L’absence de soutien des pays de l’OTAN et la résilience du régime iranien expliquent l’échec de cette stratégie. Biden propose plutôt de renouveler l’accord sur le nucléaire iranien. Au lieu d’utiliser principalement la force, Washington veut limiter à nouveau la puissance iranienne par des moyens diplomatiques. À cet égard, Ankara et Washington veulent endiguer l’influence iranienne, sans recourir seulement au hard power. Cette réciprocité pourrait faciliter la reprise des discussions entre les deux pays.
Considérations et recommandations pour le Canada
Même si leurs stratégies diffèrent, les États-Unis et la Turquie souhaitent limiter l’influence russe et iranienne. Les deux pays souhaitent aussi une reprise d’un dialogue constructif concernant le nucléaire iranien. Toutefois, certaines positions turques et américaines se réconcilient difficilement, comme la désinstallation des S-400 par l’armée turque ou l’extradition de Gülen. Pour ces raisons, il est trop tôt pour envisager une normalisation entre les deux pays.
Les prochains mois risquent d’être critiques pour les relations américano-turques. Déjà, un mois avant le début du mandat de Biden, des sanctions contre le ministre de la Défense turque ont été imposées. En plus d’endosser ces sanctions, le nouveau président américain demeure inflexible face au dossier des S-400. Ces pressions obligeront la Turquie à clarifier ses intentions. Pour l’instant, le gouvernement turc promet des réformes démocratiques et a entamé des discussions avec les pays européens et les États-Unis, mais rien n’est encore concret.
La persistance de la crise diplomatique entre les États-Unis et la Turquie nuit au fonctionnement optimal de l’OTAN. Depuis 2019, la Turquie bloque un projet de défense en Pologne et dans les pays baltes en utilisant son droit de veto. En échange, la Turquie exige que le Parti des travailleurs kurdes (PKK) soit reconnu comme une entité terroriste. Le non-respect des droits de la personne par le gouvernement turc, surtout depuis le coup d’État raté, ternit aussi l’image démocratique de l’OTAN. Avec la montée en puissance des pays du BRICS, il est important que l’organisation de défense collective envoie un message clair et unifié.
La cohésion au sein des pays de l’OTAN semble être une priorité de la nouvelle administration américaine. Les promesses de Biden rompent avec l’isolationnisme de Trump. Par exemple, la reprise du JCPOA se veut un effort de diplomatie multilatérale. Ce retour au multilatéralisme coïncide davantage avec les intérêts du Canada. En s’inspirant du rôle de l’Allemagne durant la crise méditerranéenne, le Canada pourrait tenter d’apaiser les tensions entre les États-Unis et la Turquie. Les capacités de persuasion du Canada sont plus modestes, mais le gouvernement canadien pourrait profiter de cette période conflictuelle pour faciliter le dialogue entre les deux pays. Les États-Unis demeurent les plus aptes à convaincre la Turquie de respecter la mission de l’OTAN.
Ainsi, toute action permettant, au mieux, une reprise sérieuse des discussions, ou encore une atténuation des tensions pourrait être avantageuse pour la politique de défense canadienne. L’apaisement des tensions lancerait un signal fort d’unité politique au sein de l’OTAN, nécessaire pour négocier avec la Russie. Une résolution positive de la crise crédibiliserait aussi la nouvelle administration américaine pour de futures négociations problématiques comme le nucléaire militaire iranien.
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