Les formations militaires à l’étranger représentent l’un des principaux outils de politique étrangère déployés par un nombre croissant de pays, incluant le Canada. Dans les dernières années, un certain nombre d’officiers formés au sein de ces programmes ont été impliqués dans des tentatives de coups d’État, soulevant des inquiétudes par rapport au rôle que les formations à l’étranger peuvent jouer dans ces évènements. Ces inquiétudes sont le plus souvent exprimées dans le contexte de la formation militaire américaine. Une analyse des formations offertes par les États-Unis à des pays étrangers montre toutefois qu’un tel lien n’est pas certain.
Points saillants
- Il est loin d’être certain que la formation militaire américaine augmente de manière générale la probabilité d’un coup d’État. Il est raisonnable de supposer qu’il en va encore moins pour la formation canadienne, compte tenu de la taille des programmes canadiens comparativement à ceux des États-Unis.
- Compte tenu du contexte multilatéral dans lequel il offre ce type de formations et de la taille modeste de ses investissements en la matière, le Canada devrait reconnaitre les limites de sa capacité à remodeler les armées étrangères.
- Il doit également comprendre que les conditions politiques locales jouent un rôle primordial dans le déclenchement des coups d’État, et que les formations militaires ne peuvent qu’avoir des impacts mitigés lorsqu’elles sont dispensées dans des systèmes politiques instables.
- Sans suspendre l’aide qu’elle offre aux pays partenaires, l’armée canadienne devrait concentrer ses efforts sur ses secteurs d’expertise, dont l’inculcation de normes démocratiques et de standards de professionnalisme militaire.
Contexte
Le 18 août dernier, un groupe d’officiers militaires a renversé le gouvernement malien dans un coup d’État. Au lendemain de ce nouveau bouleversement dans la vie politique malienne, un certain nombre de questions ont émergé concernant le fait que plusieurs des officiers impliqués ont participé, par le passé, à des programmes de formation militaire pilotés par des pays étrangers, dont les États-Unis. En fait, le coup du 18 août représentait la deuxième fois en huit ans que des officiers formés par l’armée américaine ont entrepris de renverser le gouvernement malien.
Les évènements au Mali ont ainsi renouvelé les doutes concernant de potentiels liens entre la formation militaire américaine et les coups d’État. Au Canada, certains observateurs ont également soulevé des questions par rapport à l’impact des formations canadiennes sur l’incidence des coups d’État dans les pays partenaires, alimentant des débats concernant la nécessité de suspendre l’aide offerte aux armées étrangères. Est-ce que les formations militaires à l’étranger provoquent les coups d’État ? Les données disponibles ne nous permettent pas, pour le moment, d’offrir une réponse définitive. Ainsi, jusqu’à ce que nous en sachions plus, il est essentiel de demeurer sceptique face aux généralisations à ce sujet.
L’impact de la formation militaire sur les coups d’État : un lien incertain
Du Mali (2012, 2020) à la Thaïlande (2014), en passant par l’Égypte (2013) et le Zimbabwe (2017), de nombreux États ont été affectés par des coups d’État dans les dernières années, générant une quête de réponses, dans les cercles académiques et politiques, concernant les causes de ces renversements militaires.
L’un des principaux facteurs ayant attiré l’attention des chercheurs à cet égard sont les formations militaires offertes par des pays étrangers à des armées locales. Cet intérêt découle en partie du fait que ce type de formation est devenu, dans les dernières années, l’un des principaux outils de politique étrangère et de diplomatie déployés par les pays occidentaux. De l’armée américaine entrainant les forces irakiennes, afghanes, ou ukrainiennes aux programmes de formation de la Direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) de l’État français (p. ex. dans le cadre de l’opération Barkhane au Sahel), de nombreux États investissent en effet dans le « capital humain » à l’étranger, percevant le transfert d’expertise et de normes comme étant moins risqué et controversé que les interventions militaires directes.
Ces formations — qui peuvent porter sur des sujets aussi variés que le contre-terrorisme, la lutte contre le narcotrafic, la cyber-sécurité, le contrôle des frontières, ou l’État de droit — permettent ainsi aux États dispensateurs de promouvoir leurs intérêts stratégiques et sécuritaires tout en acquérant une dose considérable de soft power. Elles peuvent également s’inscrire dans la stratégie internationale des grandes puissances, qui utilisent souvent ces formations pour créer, consolider, ou étendre leurs sphères d’influence sur l’échiquier mondial, en réponse aux actions d’États rivaux. Les pays bénéficiaires peuvent, eux aussi, obtenir d’importants bénéfices diplomatiques et militaires en participant à ces formations. Ces pays peuvent utiliser ces formations pour signaler leur attachement aux relations diplomatiques coopératives les liant aux États dispensateurs, en plus d’acquérir de l’expertise militaire leur permettant de faire face aux menaces qui les guettent.
Certains travaux ont démontré que les formations militaires à l’étranger pouvaient générer un certain nombre des conséquences positives comme le développement d’institutions démocratiques, un plus grand respect des droits de la personne, ou une réduction de la violence politique dans les pays bénéficiaires. Or, l’actualité semble mettre en lumière un paradoxe inquiétant concernant les conséquences potentiellement néfastes de ce type de programme : le développement des capacités et de la légitimité des forces armées étrangères — l’objectif déclaré de ces formations — pourrait-il offrir les ressources techniques et symboliques à certains officiers pour renverser le gouvernement civil dans les États fragiles ?
Certaines informations initiales — abondamment relayées par les médias — suggèrent qu’il existe effectivement un lien entre les formations militaires offertes par des pays étrangers et l’incidence de coups d’États par les armées formées. Nos collègues Jesse Dillon Savage et Jonathan Caverley, par exemple, ont démontré que les pays recevant une formation militaire américaine dans le cadre du programme International Military Education & Training (IMET) ont une probabilité de coup d’État deux fois plus élevée que les pays qui ne reçoivent pas cette formation. Ils suggèrent, de manière plausible, que ces formations donnent de la crédibilité et du pouvoir aux divisions d’officiers formés, des ressources qu’ils peuvent ensuite mobiliser pour rallier leurs collègues contre des gouvernements civils fragiles.
Ce que les commentateurs notent trop peu souvent, toutefois, est que cette analyse ne concerne principalement qu’un programme de formation américain. Or, les États-Unis offrent plus de 34 programmes de formation militaire à leurs partenaires étrangers, et ce, dans presque tous les pays au monde. Le programme que Savage et Caverley lient à l’incidence des coups d’États — IMET — est important, mais ne représente que 14 % des dépenses des États-Unis en la matière et 11 % du personnel formé.
Lorsque l’on considère l’ensemble des programmes américains, il n’existe pas d’apparente relation entre la formation militaire et les coups, même lorsque l’on examine des programmes très semblables au IMET. Une étude similaire, réalisée par des chercheurs à l’institut RAND, analyse les liens entre la formation militaire américaine et l’incidence de coups en Afrique et soulève aussi des doutes sur cette corrélation. Des recherches récentes démontrent que, en moyenne, la formation militaire américaine en Afrique a réduit l’interférence des armées nationales dans la sphère politique et leur participation aux violations des droits de la personne.
Un phénomène répandu
Il y a également d’autres raisons d’être sceptique par rapport à l’hypothèse selon laquelle la formation entraine les coups. Premièrement, il n’est pas particulièrement surprenant que les instigateurs du coup au Mali aient participé aux programmes américains. Entre 1999 et 2016, ces programmes ont vu défiler 2,4 millions de participants et ont coûté plus de 20 milliards de dollars. En effet, dans une multitude de pays, un nombre significatif d’officiers prennent part chaque année à ces pèlerinages de formation internationaux, posant les bases d’un circuit transnational d’académies, d’exercices et de manœuvres. Pour ces officiers, participer à de tels entraînements est souvent vital pour gravir les échelons de la hiérarchie militaire et pour bâtir une carrière fructueuse.
Ainsi, même si certains exemples très médiatisés semblent indiquer la présence d’un lien entre les formations militaires américaines et l’incidence de coups dans les pays bénéficiaires, il semble que ceux-ci reflètent surtout l’ubiquité de ces programmes au sein de la plupart des armées modernes. Par ailleurs, dans la mesure où ces formations visent à renforcer les relations entre les sphères civiles et militaires, ce type de programme a tendance à être déployé dans des pays vulnérables aux coups comme le Mali. L’Histoire suggère en effet que les coups tendent à engendrer les coups.
Un impact limité
Une autre raison justifiant le scepticisme est qu’il est possible que l’impact de ces formations militaires ne soit que minime. D’une part, des programmes de formation d’envergure en Somalie, en Irak et en Afghanistan ont entrainé plus d’échecs et de frustration que de succès tangibles. À cet égard, Jahara Matisek a comparé les forces armées formées par des pays étrangers à des œufs Fabergé, « coûteuses et facilement brisées ». D’autre part, plusieurs activités de formation sont limitées à une poignée de soldats et ne durent que quelques jours. Ainsi, il est difficile de conclure que la formation militaire étrangère à elle seule génère d’importants changements dans les relations entre la société civile et la sphère militaire dans les pays bénéficiaires.
Si nous ne pouvons pas tirer de conclusion générale relative au lien formation-coup, peut-être est-il possible d’identifier une corrélation dans certaines situations spécifiques — par exemple, en fonction du type d’entrainement donné ou de la manière dont les formations interagissent avec les conditions politiques locales.
La place des normes démocratiques et professionnelles
Certains commentateurs suggèrent que les formations se concentrent trop sur l’expertise technique et tactique, au détriment de l’inculcation de normes démocratiques et de standards de professionnalisme militaire. Or, dans la mesure où l’amélioration du contrôle civil de la sphère militaire est l’un des principaux objectifs de ces programmes, ces normes et standards occupent une place prééminente dans les cursus de formation. Le problème semble être lié à la difficulté de « transplanter » ces normes, comme les États-Unis et l’Union européenne l’apprennent actuellement après avoir dédié des années d’efforts et des dizaines de millions de dollars à tenter de réformer le secteur de la sécurité au Mali.
Il faut également noter que les normes de professionnalisme militaire sont ambiguës et propices à mener à des abus. Comme notre collègue Risa Brooks le suggère de manière éclairante, la présence de telles normes aux États-Unis n’empêche pas le personnel militaire américain de s’immiscer dans la sphère politique. De manière inquiétante, Sharan Grewal démontre effectivement que la politisation croissante des officiers américains déteint de plus en plus sur les officiers étrangers formés.
Tout cela ne signifie pas que nous ne devrions pas évaluer les programmes de formation de manière critique. Injecter d’importantes ressources dans les forces armées d’États fragiles est une entreprise risquée, qui peut potentiellement mener à des conséquences indésirables. En cherchant des partenaires efficaces en matière de sécurité, les États-Unis et leurs alliés se sont de plus en plus concentrés sur les unités d’élite, comme celles dirigées par le Colonel Goïta — à la tête de la nouvelle junte malienne. Bien que ces formations intensives et de longue durée peuvent contribuer à la transmission d’aptitudes importantes, elles peuvent également encourager l’essor de gardes prétoriennes qui menacent les gouvernements civils démocratiquement élus.
Considérations et recommandations pour le Canada
Les formations militaires à l’étranger figurent également de manière importante dans l’éventail des outils de politique étrangère déployés par le Canada. Le renforcement des capacités de l’armée dans les pays partenaires est en effet l’une des principales missions des Forces armées canadiennes (FAC) dans le cadre de la politique de défense Protection, Sécurité, Engagement, actuellement en vigueur. Le transfert d’expertise et le développement des capacités permettent aux armées locales d’acquérir des ressources afin de répondre de manière plus efficace aux défis sécuritaires qui se présentent à eux, mais contribuent également à améliorer l’interopérabilité et à renforcer les relations entre les FAC et leurs partenaires. De ce fait, les questions entourant les liens entre les formations militaires à l’étranger et les coups d’État se posent également pour les décideurs canadiens.
Cependant, notons qu’à la différence des États-Unis qui s’impliquent à grande échelle et souvent seuls dans des formations d’envergure à l’étranger, les opérations de formations que mènent les FAC à l’étranger sont d’une ampleur beaucoup plus modeste et se tiennent la plupart du temps dans des cadres multilatéraux, c’est-à-dire en partenariat avec les armées de pays alliés. Ainsi, si le lien entre les formations militaires américaines et les coups d’États reste mitigé, il semble que l’impact des formations canadiennes le sera davantage, soulignant l’importance d’entretenir des attentes réalistes par rapport à la capacité des FAC de remodeler les normes et pratiques des armées étrangères.
Sur la base de ce que l’expérience américaine nous enseigne, il apparait possible que des formations qui mettent davantage l’accent sur l’inculcation de normes démocratiques et libérales et de standards de professionnalisme militaire et de gouvernance peuvent aider. Lorsqu’on considère les principales missions de formation données par le Canada entre 1999 et 2019, on remarque effectivement que, si la transmission de ces normes et standards occupent une place importante dans le curriculum de certains programmes canadiens (p. ex. dans le cadre de l’Opération Crocodile en République démocratique du Congo), les objectifs qui figurent le plus souvent au cœur de ces missions sont liés à l’amélioration de la performance militaire et à la lutte contre le terrorisme. Si les FAC à elles seules ne peuvent pas espérer produire de changements majeurs dans la trajectoire des armées étrangères, leur impact pourrait être de plus grande portée si, au sein des opérations multilatérales et coalitions auxquelles elles font partie, elles faisaient une promotion plus active d’une approche axée sur ces normes.
Cependant, le fait que le déclenchement de coups d’État soit davantage influencé par des facteurs internes à un pays que par les efforts de la communauté internationale souligne les limites de l’impact des activités de formation. Il est tentant de croire que les problèmes militaires ont des solutions techniques. Or, ici, les enjeux semblent surtout politiques. Ils sont souvent le fruit de systèmes politiques instables, déchirés par des concurrences persistantes entre factions politiques, et incapables de répondre aux griefs d’une société, incluant ceux des officiers militaires qui en font partie. Dans ces conditions, les programmes internationaux de formation militaire, même ceux axés sur la diffusion de normes, ne peuvent avoir qu’un impact mitigé.
En somme, même si l’impact des formations militaires sur les coups d’État dans les pays récipiendaires reste limité et difficile à déterminer, le Canada devrait maintenir cet outil de politique étrangère, mais le repenser à la lumière de ce que l’Histoire nous enseigne, tout en reconnaissant ses limites.
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