Après les récents affrontements entre l’Iran et Israël, alors que la situation tend vers l’apaisement, l’heure est à un premier bilan. Une période de six mois marquée par une escalade sans précédent a conduit la région au bord de l’abîme mais semble aboutir à une trêve précaire et à un retour aux fondamentaux de ce que les spécialistes appellent la « guerre de l’ombre » israélo-iranienne. Cependant, le rétablissement de cette forme de confrontation indirecte pourrait entraîner des conséquences funestes et potentiellement sous-estimées.
Au sortir de la guerre Iran-Irak et de la guerre du Golfe, constatant ses faiblesses et la dis-symétrie de la distribution de puissance au profit des États-Unis et de leurs alliés, la République islamique adopte une stratégie a-symétrique. À l’instar d’autres puissances eurasiatiques, l’Iran mise sur cette approche multifacette qui consiste à compenser ses carences relatives dans les domaines diplomatiques, économiques, militaires en combinant tous ses atouts de manière pragmatique et non-conventionnelle – c’est-à-dire en évitant soigneusement la confrontation directe avec les adversaires américains et israéliens. La guerre des 33 jours de l’été 2006 lui fait franchir une nouvelle étape dans l’institutionnalisation de sa doctrine de guerre asymétrique. Comme le note alors son principal concepteur, le Major-General Mohammad Ali Djafari, commandant du CGRI : « Compte tenu de la supériorité numérique et technologique de l’ennemi, l’Iran recourra désormais systématiquement à une stratégie ‘asymétrique’ ».
Dans une large mesure, l’Iran conduit cette stratégie de zone grise, sous le radar et sous le seuil de la guerre classique, par l’intermédiaire d’une myriade de mouvements non-étatiques, chiites ou pro-iraniens, tels que les Houthis zaydites du Yémen, les membres du Hachd al-Chaabi irakien ou les combattants sunnites du Hamas palestinien. L’approche du commanditaire iranien est d’offrir à ce type de proxy une autonomie et une marge de manœuvre opérationnelle suffisantes pour agir indirectement, tout en conservant la possibilité de nier de façon plausible (« plausible deniability » en anglais) son implication dans leurs initiatives ponctuelles. Fédérés autour de l’antisionisme, les acteurs de cette lutte par procuration forment le fameux « Axe de la Résistance » orchestré à distance par Téhéran et dont le mode opératoire consiste à harceler et à provoquer les forces américaines et israéliennes tout en permettant aux Iraniens de se soustraire à d’éventuelles représailles directes.
Avec le soutien plus ou moins explicite des États-Unis, Israël joue aussi cette « guerre de l’ombre » via de nombreuses initiatives indirectes incluant notamment les assassinats de scientifiques iraniens (travaillant dans le domaine nucléaire), l’élimination d’officiers du Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI) ou l’appui à des mouvements séparatistes dans l’Azerbaïdjan iranien, le Baloutchistan ou le Kurdistan etc. Les mois qui se sont écoulés depuis les attaques du 7 octobre 2023 ont été marqués par l’intensification de cette politique de pression tous azimut exercée sur le régime islamique et ses alliés régionaux. Au fur et à mesure que cette confrontation irrégulière, particulièrement propice à des dérapages incontrôlés, s’accentue, les observateurs se mettent à craindre l’étincelle pouvant entraîner l’éclatement d’une guerre directe entre Israël et l’Iran, prélude à l’embrasement régional.
Après un round d’observation, les événements s’enchaînent rapidement à partir du début 2024 générant une spirale de violence ascendante. Entre janvier et mars, plusieurs officiers de la Force Al-Qods, branche expéditionnaire du CGRI, sont éliminés par l’aviation de Tsahal. Le 1er avril, ce ciblage systématique du réseau d’influence iranien connaît un premier point d’orgue avec le bombardement de la représentation diplomatique iranienne à Damas et la mort de plusieurs responsables iraniens parmi lesquels le Brigadier General Mohammad Reza Zahedi, commandant de la Force Al-Qods en Syrie et au Liban. Les frappes contre son ambassade pouvant être interprétées, en vertu du principe d’extraterritorialité comme frappe directe contre l’Iran, Téhéran ne peut rester impassible sans compromettre sa crédibilité – tant sur le plan domestique, que régional ou international.
Dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, la République islamique lance 170 drones et tire 120 missiles balistiques contre le territoire israélien. Ce n’est pas, à proprement parler, une surprise puisque les autorités iraniennes sont allées jusqu’à avertir, 72 heures à l’avance, que les Gardiens de la révolution s’apprêtaient à cibler Israël. Le fait reste néanmoins notable : pour la première fois depuis 45 ans, la République islamique attaque directement l’État hébreu, sans passer par ses intermédiaires traditionnels et depuis son propre territoire.
Si Téhéran semble avoir momentanément rompu avec son mode opératoire de guerre sous le seuil de la violence armée, la rupture mérite néanmoins d’être relativisée. L’utilisation de missiles balistiques fait partie de la stratégie iranienne qui combine différents atouts, conventionnels et non conventionnels. L’objectif reste de dissuader toute attaque contre ses intérêts essentiels. Le choix des armes, des drones et de missiles balistiques, reflète surtout la volonté iranienne d’envoyer un message fort à Israël.
L’idée est également de redorer le blason fortement terni du régime iranien depuis le 7 octobre 2023 : au cours des mois qui avaient suivi l’opération Déluge d’Al-Aqsa, Téhéran s’était contenté d’apporter sa caution morale au mouvement palestinien sans s’investir directement aux côtés du Hamas et des Houthis yéménites. Une prudence qui lui avait valu de paraître particulièrement pusillanime, voire démissionnaire, aux yeux de ses partenaires de l’Axe de la Résistance.
La contre-attaque de la mi-avril est donc autant une opération militaire qu’une initiative de relations publiques visant à restaurer le statut de champion de la « lutte antisioniste » de la République islamique. Estimant avoir pleinement démontré leur fermeté à l’encontre de l’État hébreu, les responsables politiques et militaires iraniens espèrent dès lors que « l’affaire est close » et que la balle restera dans le camp Israélien. Des vœux qui rejoignent ceux des Américains et des Européens qui, ayant contribué à neutraliser l’attaque iranienne, lancent également des appels au calme. Soucieuse de désamorcer la crise, la Maison-Blanche avertit qu’elle n’appuiera ni ne cautionnera une expédition punitive Israélienne. C’est compter sans le désir ardent du gouvernement Netanyahou d’essuyer l’affront iranien et d’y trouver accessoirement un façon de détourner l’attention de l’opinion publique internationale de la crise à Gaza.
Dans la nuit du 18 au 19 avril, Israël lance plusieurs missiles sur une base aérienne d’Ispahan, chargée de la protection de sites nucléaires iraniens, dont celle de Natanz. Au-delà de simples représailles, Israël entend à son tour envoyer un double message au régime islamique : d’abord, il s’agit de démontrer la supériorité technologique de Tsahal et sa capacité à pénétrer profondément le territoire iranien au nez et à la barbe des mollahs pour frapper les infrastructures sensibles du régime islamique et, en particulier, ses installations nucléaires; ensuite et du même coup, le but est d’illustrer l’incapacité du CGRI à repousser une telle attaque et à défendre le territoire national.
Contrairement à Tsahal et à son dôme antiaérien qui avaient réussi à intercepter 99 % des projectiles lancés par les Iraniens, les Pasdarans n’ont pas été en mesure d’anéantir les missiles probablement lancés à distance via des drones MALE et possiblement supportés par des chasseurs furtifs F-35, faisant apparaitre toute l’entendu de la vulnérabilité iranienne. Par ailleurs, le gouvernement Netanyahou a voulu faire la démonstration de sa capacité à agir de manière pleinement souveraine en n’avertissant ses interlocuteurs américains qu’une ou deux heures avant le début de l’opération.
Au lendemain de la riposte israélienne, après six mois d’escalade, alors que la communauté internationale retient son souffle et que les tensions ont atteint un niveau paroxysmique, les tensions retombent subitement. L’État hébreu et le régime iranien s’enferment et de concert dans un silence assourdissant – comme pour mieux reprendre leur numéro de « guerriers de l’ombre » là où ils l’avaient laissé en octobre 2023 : choisissant de ne pas revendiquer l’attaque, le gouvernement israélien refuse catégoriquement de la commenter. Ce faisant, il permet au régime islamique de sauver une nouvelle fois la face en minimisant la portée des frappes et en niant le fait qu’elles aient pu être perpétrées par l’« entité sioniste ».
En ouvrant la porte à une désescalade, cette séquence augure d’un retour à la « guerre de l’ombre » entre Israël et l’Iran. Mais cet affrontement indirect promet également d’être désormais conduite de manière plus âpre à travers une utilisation plus systématique des outils cybernétiques, des attentats, des assassinats ciblés, des sabotages et de l’utilisation des proxys comme le Hezbollah et les Houthis. Il faut également s’attendre à ce que, plus conscients que jamais de leurs moyens conventionnels, les stratèges iraniens accélèrent leur programme nucléaire (notamment à travers l’accroissement de la production d’uranium enrichi, le développement de nouvelles technologies et la construction de installations nucléaires).
L’approche israélienne visant à endiguer le régime iranien en démantelant et en détruisant son système de proxys pourrait en effet encourager les Iraniens à se replier sur eux-mêmes et à chercher à assurer la sécurité de la forteresse iranienne et la survie du régime islamique par d’autres moyens. Plusieurs observateurs estiment que si Israël persiste à affaiblir les relais régionaux de l’Iran (tels que les forces du Hach al-Chaabi en Irak) l’Iran pourrait être poussé à compenser ses pertes en matière de profondeur stratégique en renforçant sa dissuasion nucléaire. Autrement dit, Israël substituerait la menace relativement gérable posée par ces acteurs non étatiques contre une menace bien plus grave : celle d’un Iran possédant des armes atomiques.
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