Ce point chaud évalue les perceptions locales et internationales liées au groupe terroriste Boko Haram dans l’Extrême-Nord du Cameroun ainsi que les diverses réponses proposées informées par ces perceptions. Il fait ressortir que le poids de l’histoire, l’identité communautaire et les liens culturels entre les communautés et les jeunes affiliés à Boko Haram empêchent une résolution immédiate de la question de Boko Haram, notamment lorsque les approches internationales perçoivent ce mouvement comme étant complètement isolé. Au contraire, Boko Haram s’inscrit dans les structures sociales locales. Ce point chaud débouche ensuite par ricochet sur la façon dont les perceptions locales peuvent offrir une nouvelle compréhension des situations d’insécurité et proposer des alternatives de paix durable et acceptables dans le contexte de Boko Haram dans l’extrême-nord du Cameroun.
La nature de Boko Haram en discussion
Depuis 2009, le groupe Boko Haram pose de sérieux problèmes à la sécurité nationale camerounaise, mais également à la sécurité sous régionale dans le bassin du Lac Tchad. Boko Haram (faction qui a succédé à Abu Shekau) compte à son actif des enlèvements, des assassinats, des viols, des destructions de bien, des attentats provoquant des déplacements forcés de populations et la misère dans l’Extrême-nord du Cameroun. Le groupe est donc considéré ces dernières années comme la plus grande menace à la sécurité des personnes au Cameroun ainsi que dans les pays du Bassin du Lac Tchad. Précisons rapidement que Boko Haram recrute dans toutes les couches sociales, sans exclure de catégories de sexe, de genre, ou de profession. Il agit dans une stratégie de guerre asymétrique et ses combattants ne sont pas identifiables à première vue (comme le serait un uniforme), à l’opposé d’une armée classique.
Les perceptions internationales de Boko Haram et leurs réponses
Les analystes des conflits et gouvernements qualifient Boko Haram de « mouvement terroriste » en raison de ses diverses méthodes de déploiement, telles que les attentats, les kidnappings et le ciblage des civils. La plupart de ces analystes fournissent leur expertise aussi bien aux gouvernements (comme celui des États-Unis) qu’aux institutions internationales (par exemple, le réseau des Nations Unies, qui constitue la voix prédominante en matière de gestion des situations d’insécurité). Ainsi, Boko Haram a été indexé comme étant un groupe terroriste affilié à Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI). Cette catégorisation est liée à la classification des exactions posées par Boko Haram et surtout de ses méthodes qui correspondent à celles d’activités terroristes.
La thérapie ou réponse indiquée par conséquent pour combattre le terrorisme d’après les acteurs internationaux impliqués est constituée de deux grandes composantes : l’action militaire et la déradicalisation des populations locales.
L’action militaire s’articule par la mobilisation des forces armées nationales et sous régionales pour dénicher et détruire les positions physiques de Boko Haram. Par exemple, depuis 2016, le bataillon d’intervention rapide (BIR) du Cameroun est actif dans la région de l’extrême-nord, menant diverses opérations de ratissage, des attaques surprises et interpellations, de protection des villes et villages par des patrouilles de surveillance et de renseignement. Ces actions sont soutenues par les États-Unis (surveillance par drones) et la France (renseignement de sécurité). La stratégie militaire est également fondée sur l’autodéfense ou le vigilantisme dans la mesure où l’armée s’appuie sur les civils locaux dans le cadre de ses opérations, notamment afin d’obtenir du renseignement de sécurité. Cette action se conjugue, par ailleurs, avec le désarmement et la démobilisation d’ex-miliciens de Boko Haram. L’action militaire est ponctuelle et se fait à court terme, son but principal étant la défense stratégique du régime politique du président Paul Barthélemy Biya qui est au pouvoir depuis 43 ans.
Quant à elle, la déradicalisation prend la forme de différents programmes, projets et actions en faveur de la lutte contre l’extrémisme violent, qui incluent : les programmes d’autonomisation des femmes, les formations agro-avicoles à destination des jeunes, l’appui psychosocial à travers la réinsertion des ex-combattants, la distribution de nourriture aux réfugiés et déplacés internes et la mise en place de centres locaux de médiation communautaire des conflits. Ces différentes stratégies de « containment » (endiguement) contre Boko Haram sont impulsées par les agences de l’Organisation des Nations Unies ainsi que par des organisations non-gouvernementales et autres organisations intergouvernementales et agences de développement étatiques, comme la Danish International Development Agency, la Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit et l’Agence française de développement.
L’approche qui informe ces deux composantes est celle de la lutte contre le terrorisme. Or, la question de Boko Haram ne saurait se résumer seulement au terrorisme. Ces réponses pourraient se révéler insuffisantes pour faire face à l’ensemble de l’enjeu. Cependant, comment identifier le problème dans son entier ? C’est comprenant la place qu’occupe Boko Haram dans le contexte local que le groupe peut être catégorisé.
Les perceptions locales de Boko Haram
Pour comprendre la place que Boko Haram occupe, il faut savoir ce qu’en pensent les populations locales de l’Extrême-Nord du Cameroun. Il est donc nécessaire d’analyser le discours local sur la perception de Boko Haram. Les modalités de ce discours se structurent autour de deux éléments principaux, à savoir : le registre des déclarations locales sur Boko Haram et le registre de la cohabitation avec Boko Haram. Ces deux registres discursifs constituent la base d’une réflexion sur un potentiel modèle local de sécurité propre au contexte de l’Extrême-Nord du Cameroun.
D’une part, en ce qui concerne les déclarations, Boko Haram, contrairement aux perceptions internationales, est considéré comme une manifestation de la méfiance qui s’inscrit dans les pratiques locales de la résilience face aux crises, qu’elles soient sociales, politiques, économiques ou environnementales. Boko Haram n’est pas un phénomène unique. En effet, si le groupe lui-même est relativement récent, ses pratiques (kidnappings, enlèvements, vols, pillages et demandes de rançon) sont très anciennes dans la région de l’extrême-nord du Cameroun et furent utilisées activement par des groupes œuvrant dans la région depuis au moins le 18ème siècle. Elles se sont toutefois intensifiées autour des années 1980 à travers les « contrôles zarguinas, » ou opération de coupeurs de routes, qui brutalisaient et dépouillaient les voyageurs dans la région. Ces opérations criminelles sont commises par des jeunes qui habitent dans les communautés et participent à leur vie active. Parfois, ils le font de connivence avec les chefferies traditionnelles pour renflouer leurs poches. Ces crimes sont dont si endémiques qu’ils pourraient être comparés à une institution sociale qui, bien que non codifiée, est perçue comme normale. C’est d’ailleurs pourquoi les coupeurs de route vivent dans leur communauté et participent à ses activités sans forcément être inquiétés. Ils sont par conséquent le produit des communautés. D’ailleurs, beaucoup de jeunes brigands volent au secours de leurs communautés en cas de conflits intercommunautaires et jusqu’à présent, participent au vigilantisme local.
Tous ces éléments indiquent que, relativement à quelques-unes de ses pratiques (vols, pillages et enlèvements) et vu le profil de plusieurs jeunes qui y participent (moto-taximen de l’Extrême-Nord, par exemple), Boko Haram comme est une émanation des communautés locales. Il ne s’agit pas d’un groupe étranger. Même si certaines pratiques comme les attentats ou la prêche du radicalisme djihadiste sont parmi les stratégies phares du mouvement, il faut considérer qu’elles sont nouvelles ou alors ne concernent que la version moderne de la résilience locale dont, évidemment, beaucoup de populations locales se soustraient. Compte tenu de la proximité de Boko Haram avec les communautés locales en ce qui concerne les origines de plusieurs jeunes qui l’ont rejoint et du rapprochement entre les pratiques terroristes et celles plus anciennes qui sont normalisées (vols, pillages, enlèvements et demandes de rançon), il s’avère extrêmement difficile de mettre en place un système de sécurité qui pourrait enrayer ce mouvement grâce à l’option militaire. Le poids de l’histoire, l’appartenance identitaire et les liens culturels entre les communautés et les jeunes affiliés à Boko Haram ne permettent pas un règlement militaire de la menace que représente Boko Haram. La faiblesse des approches internationales est qu’elles considèrent ce mouvement comme totalement isolé. Or, il s’inscrit bien dans les structures sociales locales.
D’autre part, l’approche internationale actuelle est compliquée par la cohabitation qui existe entre les communautés et Boko Haram. Cette cohabitation est marquée par de bons et de mauvais moments. Elle est bénéfique pour une communauté lorsque ses jeunes, par exemple, la défendent dans des situations de conflits intercommunautaires. Mais, elle est mauvaise lorsque ces mêmes jeunes s’attaquent ensuite aux membres de leurs communautés ainsi qu’aux membres d’autres communautés lorsqu’ils les soupçonnent de connivence avec les forces armées qui épient leurs positions. La vie avec Boko Haram n’est pas seulement violente mais aussi remplie d’actions et d’activités normales de pêche, d’agriculture, de commerce ou de trafic illicites transfrontaliers et de négociation sur l’ascension sociale. Elle est également marquée par une implantation idéologique du groupe notamment par le canal des jeunes, des enfants de la rue ou d’autres personnes curieuses qui évitent ainsi la solitudes et y trouvent au moins une utilité sociale.
La présence de Boko Haram est donc permise par une interconnectivité locale qui se façonne au quotidien, malgré la situation d’insécurité. Dans les faits, il n’y a donc pas véritablement de distance sociale entre les miliciens de Boko Haram et les populations locales. Ceci signifie que, contrairement à la conception internationale qui perçoit Boko Haram comme un phénomène isolé, il s’agit en fait d’un mouvement intégré au contexte local. D’ailleurs, c’est pourquoi les locaux ne considèrent pas comme viable une paix qui n’intègre pas les miliciens ou du moins les ex-miliciens. L’imbrication de Boko Haram dans la vie locale indique par conséquent qu’une autre approche sécuritaire est nécessaire. Celle-ci ne doit pas exclure les miliciens, ne doit pas concevoir que le mouvement comme sans ancrages dans la vie locale, et ne doit pas le considérer comme une simple manifestation du terrorisme international.
Conclusion
L’alternative pour le Canada se présente ici en termes d’élaboration de stratégies pour endiguer les effets négatifs de Boko Haram et non ses liens sociaux. Il s’agit donc de penser des normes qui pourraient concurrencer et remplacer celles qui permettent au groupe de prospérer. Ce but pourrait se concrétiser à travers des réflexions organisées au sein des organismes à base communautaires. Ces normes devraient nécessairement viser la cohésion des communautés tout en préservant l’idée de groupe. Elles doivent donc tourner vers la recherche de la paix par l’élimination de l’idée de méfiance ou de contestation des différentes formes de légitimité (ONG, nationale, internationale) proclamées au sein des communautés. Enfin, cette piste de solution portée par les communautés locales nécessite pour le Canada d’organiser des réflexions intenses à travers des programmes de recherche qui mettent directement en relation les universités et les organismes à base communautaires locales.
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