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Cette note politique est issue d’une contribution faite le 2 juin 2022 lors d’une conférence « Is War over Taiwan Coming? » tenue à l’Université du Québec à Montréal.
Introduction
La compétition entre grandes puissances est entrée dans une nouvelle phase instable. Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les exercices militaires lancés par la Chine autour de Taïwan, le risque d’escalade de la compétition entre grandes puissances vers un conflit entre celles-ci a nettement augmenté, invitant à des comparaisons avec les guerres par procuration et les crises de la Guerre froide. Un précédent de cette rupture dans la politique mondiale peut être trouvé dans la guerre de Corée, qui a changé de manière décisive l’image du communisme international, ce dernier passant d’une menace politique et idéologique à un mouvement prêt à s’étendre par l’agression armée.
Mais les analogies historiques, aussi suggestives soient-elles, ne sont pas concluantes. L’idée d’une « nouvelle Guerre froide » a déjà fait l’objet d’un vaste débat, et certains spécialistes ont affirmé que les différences l’emportaient sur les similitudes. Cette note politique se concentre sur la question de Taïwan, qui est un cas particulièrement approprié d’un point de vue méthodologique car elle a persisté de la Guerre froide à nos jours. D’un point de vue politique, il est également utile de relier le débat sur la sécurité de Taïwan à celui sur la « nouvelle Guerre froide », car ces deux débats se sont déroulés au même moment et ont abordés la même région, mais sans pour autant véritablement dialoguer entre eux : les débats sur Taïwan n’ont fait référence à la « nouvelle Guerre froide » que de manière périphérique en tant que cadre géopolitique, et les débats sur la « nouvelle guerre froide » n’ont fait référence à Taïwan que de manière tout aussi périphérique en tant que l’un des nombreux points de discorde dans la rivalité entre les États-Unis et la Chine.
L’analyse présentée ci-dessous met en évidence les principaux points de similitude et de différence dans le différend sur Taïwan entre l’époque de la Guerre froide et aujourd’hui. Elle se concentre sur les périodes au cours desquelles les États-Unis et la RPC (République populaire de Chine) étaient des grandes puissances rivales (1949-1970 et 2016 à ce jour). Son constat est que les continuités se situent aux niveaux tactiques, et que les discontinuités se situent aux niveaux stratégiques. Ainsi au niveau tactique, les États-Unis ont toujours craint d’être piégés, tandis que Taïwan a toujours craint elle d’être abandonné par ceux-ci. Parallèlement Washington et Taipei ont toujours défendu Taïwan en tant que rival idéologique de la RPC. Pékin a toujours essayé pour sa part de défendre son agression contre Taïwan en prétendant fallacieusement avoir le soutien du peuple taïwanais. Enfin, il est à noter que les États-Unis ont toujours été neutres quant au statut politique de Taïwan. Pour ce qui est du niveau stratégique, Taïwan s’est résolument éloigné du nationalisme chinois au fil du temps et ce bien avant la fin de la Guerre froide. Parallèlement Taïwan a acquis une plus grande importance (en termes relatifs) pour la RPC à mesure que Pékin s’éloignait du maoïsme et fondait de plus en plus sa légitimité sur le nationalisme. Mais de son coté, Taïwan est devenue une véritable démocratie et les tendances géoéconomiques (notamment la domination mondiale de l’industrie des semi-conducteurs) ont fait de la sécurité de Taïwan un intérêt vital pour les États-Unis.
Pour les responsables politiques, les différences l’emportent sur les similitudes. Compte tenu de la sensibilité accrue de Pékin à l’égard du statut politique de Taïwan et du caractère officieux des relations entre les États-Unis et Taïwan, le fait que Taïwan n’adhère plus au principe d’une seule Chine (comme c’était le cas pendant la Guerre froide) signifie que la relance d’une stratégie de Guerre froide dans le détroit de Taïwan déclencherait probablement un conflit entre Washington, Taipei et Pékin. Les récentes propositions politiques des États-Unis, telles que la reconnaissance de Taïwan ou l’adoption d’une clarté stratégique, ont des précédents dans la Guerre froide, mais comportent un risque d’escalade bien plus grand, car elles seraient probablement interprétées par Pékin comme une tentative de séparation permanente de Taïwan de la Chine. D’un autre côté, l’importance stratégique de Taïwan, signifie que la sécurité nationale des États-Unis repose sur la sécurité de Taïwan dans une mesure bien plus grande que pendant la Guerre froide. Compte tenu de l’importance des enjeux, l’implication politique de cette constatation est que les États-Unis (et plus généralement la communauté internationale) devraient adopter une approche de statu quo et d’aversion au risque qui se concentre sur le renforcement du soutien à Taïwan dans le cadre de la politique d’une seule Chine.
Continuités
Dans le différend sur Taïwan, les similitudes entre la Guerre froide et l’époque actuelle sont « tactiques » dans le sens où elles reflètent la manière dont les principaux acteurs poursuivent leurs intérêts fondamentaux, plutôt que la manière dont ils définissent ces intérêts. Les États-Unis ont toujours craint d’être piégés par Taïwan : depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui, on s’est inquiété du fait que des engagements trop forts envers Taipei pourraient amener ce dernier à utiliser le couvert du soutien américain pour agir d’une manière qui pourrait déclencher un conflit avec Pékin. Au cours de la Guerre froide, cette préoccupation était axée sur les préparatifs du Kuomintang (KMT) en vue d’une contre-offensive contre les communistes chinois, tandis que dans la période qui a suivi la Guerre froide, cette préoccupation a été axée sur la possibilité d’une déclaration unilatérale d’indépendance par Taïwan. Au cours de ces deux périodes, les États-Unis ont pratiqué la « double dissuasion » contre Taipei et Pékin par le biais d’une politique d’ambiguïté stratégique. Taïwan, en revanche, craint l’abandon des États-Unis depuis que ceux-ci ont exclu le recours à la force militaire pour défendre Taïwan à l’hiver et au printemps 1950. Lorsque les États-Unis ont poursuivi le rapprochement avec la RPC dans les années 1970, le gouvernement de la République de Chine (RDC) a également craint que les négociations se fassent au détriment de sa sécurité. Les Six assurances visaient à répondre à ces préoccupations : elles comprenaient, entre autres, l’assurance que les États-Unis « n’ont pas accepté de consulter la RPC sur les ventes d’armes à Taïwan » et « n’exerceront pas de pressions sur Taïwan pour qu’elle entame des négociations avec la RPC ». Ces craintes d’abandon ont persisté, comme dans les premiers mois de l’administration Trump, lorsque ce dernier a laissé entendre que les États-Unis étaient prêts à utiliser Taïwan comme monnaie d’échange avec Pékin en matière de commerce. Un récent sondage d’opinion parrainé par le KMT (qui a tendance à être plus sceptique quant au soutien des États-Unis que le Parti démocrate progressiste, PDP), a révélé que plus de la moitié des personnes interrogées ne croyaient pas que les États-Unis déploieraient des forces pour défendre Taïwan en cas d’attaque de la RPC.
Il existe un certain nombre d’autres similitudes tactiques. En période de concurrence stratégique avec Pékin, Washington et Taipei ont défendu Taïwan comme un modèle alternatif à la République populaire de Chine. Pendant la Guerre froide, il s’agissait de la rivalité entre la « Chine nationaliste » et la « Chine communiste », entre une économie politique qui préservait le capitalisme et la culture traditionnelle chinoise et une économie politique qui poursuivait le socialisme révolutionnaire. À l’époque contemporaine, Washington et Taipei se sont montrés beaucoup plus réservés quant à l’influence de la culture traditionnelle chinoise à Taïwan, mais ils ont mis l’accent sur Taïwan en tant qu’alternative démocratique au système autoritaire de la RPC, et la rivalité culturelle entre les deux rives du détroit est toujours visible dans l’enseignement du chinois. Autre similitude tactique, Pékin a tenté de donner à son agression contre Taïwan un vernis de légitimité en prétendant fallacieusement que ses actions étaient conformes à la volonté du peuple taïwanais. Pendant la Guerre froide, Pékin affirmait que le 28 février était un soulèvement spontané du peuple taïwanais en faveur du communisme. Aujourd’hui, Pékin insiste toujours sur le fait que seule une petite minorité de personnes à Taïwan soutient l’indépendance. Il n’existe aucune preuve historique que le communisme ait été le principal facteur à l’origine du soulèvement du 28 février, et les enquêtes d’opinion contemporaines à Taïwan ont montré que la plupart des personnes interrogées sont en faveur du statu quo (une minorité significative étant favorable à l’indépendance tandis qu’une petite minorité est en faveur de l’unification). Une autre similitude tactique est que les États-Unis sont restés constamment neutres sur le statut politique de Taïwan, une position que le président Truman a énoncée pour la première fois le 27 juin 1950 et que David Stilwell a répétée en août 2020. Il s’agit d’une décision tactique car elle crée une base juridique permettant aux États-Unis d’intervenir pour défendre Taïwan sans violer la souveraineté de la Chine, puisque les États-Unis ne considèrent pas Taïwan comme une partie de la Chine.
Discontinuités
Les principales différences entre la Guerre froide et l’époque actuelle sont « stratégiques », plus précisément dans la manière dont est intégré ce différend dans les intérêts fondamentaux de Washington, Taipei et Pékin. L’importance stratégique de Taïwan pour les États-Unis a ainsi considérablement augmenté depuis l’époque où le général Douglas MacArthur la qualifiait de « porte-avions et de sous-marin insubmersible ». L’aspect géographique est toujours significatif, bien sûr, et les discussions sur l’importance stratégique de Taïwan font invariablement référence à sa position dans la première chaîne d’îles. Mais la position dominante de Taïwan dans la fabrication de semi-conducteurs et sa démocratie ont élevé son importance stratégique pour les États-Unis. La Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) réalise actuellement plus de 50 % des revenus mondiaux dans la fabrication des puces en général et près de 90 % pour les puces les plus avancées (définies comme étant inférieures à 10 nm). Rick Switzer, de l’Office of Commercial and Economic Analysis de l’armée de l’air américaine, a estimé que la RPC contrôlerait près de 80 % de la capacité de fabrication de semi-conducteurs dans le monde si Taïwan était unifiée de force avec le continent. Steve Blank, de l’université de Stanford, a estimé que si la RPC interrompait l’approvisionnement en puces des usines de TSMC, il faudrait au moins cinq ans aux industries électroniques civiles et militaires des États-Unis pour s’en remettre. Comme Becca Wasser, Martijn Rasser et Hannah Kelley l’ont écrit dans une étude récente pour le Center for a New American Security, « un accès sécurisé à la production de l’industrie taïwanaise des semi-conducteurs est donc une nécessité stratégique ». De plus, contrairement à ce qui se passait pendant la Guerre froide, Taïwan est aujourd’hui une véritable démocratie, et le soutien des États-Unis à cette démocratie est un symbole de l’engagement des États-Unis à défendre l’ordre international fondé sur des règles et leurs alliés démocratiques. Ces facteurs signifient que l’importance stratégique de Taïwan pour les États-Unis a augmenté de façon spectaculaire depuis la Guerre froide. Au début de la Guerre froide, l’administration Truman avait conclu que, sur la base de la seule géographie de Taïwan, ce pays était important, mais pas vital pour les intérêts américains. Maintenant que Taïwan est essentielle pour les chaînes d’approvisionnement en semi-conducteurs et que Taïwan est une démocratie, on peut dire qu’elle s’est élevée au rang d’intérêt vital.
L’importance stratégique de Taïwan a également augmenté pour Pékin en termes relatifs. Au cours de la période de concurrence stratégique entre les États-Unis et la RPC pendant la Guerre froide, la RPC a cherché à empêcher l’indépendance de Taïwan, mais empêcher l’indépendance de Taïwan était sans doute moins important pour Pékin que de mettre en œuvre l’idéologie maoïste sur le continent. La preuve en est que Mao a choisi de retarder l’invasion de Taïwan en juin 1950 – alors qu’elle aurait probablement réussi – afin de soutenir l’invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord et de démontrer ainsi son soutien au mouvement communiste international. Avec le net recul de l’idéologie communiste après la réforme et l’ouverture, empêcher l’indépendance de Taïwan a considérablement augmenté sur la liste des priorités de la RPC. Le développement économique est l’autre pilier de la légitimité de la RPC, mais sous Xi Jinping, le développement économique a été relégué au second plan par rapport à la sécurité nationale. Le différend sur Taïwan est devenu beaucoup plus important pour Pékin ces dernières années qu’il ne l’était au cours des premières décennies de la Guerre froide.
Pour Taïwan également, il y a eu une discontinuité stratégique dans la manière dont le gouvernement comprend ses intérêts fondamentaux. Pendant la Guerre froide, le parti-État qu’était le KMT donnait la priorité au nationalisme chinois avant toute autre considération, y compris la démocratie. Depuis la Guerre froide, la démocratisation a entraîné le déclin du nationalisme chinois (y compris l’identité chinoise au sein de l’électorat), et il y a eu des transferts de pouvoir réguliers et pacifiques entre un KMT modéré et un PDP modéré. Le gouvernement actuel du PDP ne maintient pas le principe d’une seule Chine, et même l’engagement du KMT envers le « Consensus de 1992 » (une formulation historique et controversée du principe d’une seule Chine) pourrait être remis en question à long terme. Johnny Chiang, l’ancien président du KMT, a tenté de supprimer le « consensus de 1992 » de la plate-forme du parti, et Eric Chu, le président actuel, a utilisé un langage évasif en le qualifiant de « consensus non consensuel » et d’ « ambiguïté constructive ». Taïwan ne définit plus ses intérêts en termes de nationalisme chinois, mais en termes de démocratie, de prospérité et d’ancrage dans l’ordre international fondé sur des règles.
Implications politiques
Compte tenu de toutes ces continuités et discontinuités, les implications politiques de cette analyse sont que les États-Unis et leurs alliés ne devraient pas tenter de raviver une stratégie d’endiguement de la Guerre froide dans le détroit de Taïwan. L’importance stratégique de Taïwan et les conséquences catastrophiques d’une guerre recommandent une approche de statu quo et d’aversion au risque qui implique un soutien accru à Taïwan dans le cadre de la politique d’une seule Chine. La combinaison de la sensibilité accrue de la Chine à l’égard de l’indépendance de Taïwan et de la résistance de Taïwan au principe d’une seule Chine signifie que les politiques qui étaient réalisables pendant la Guerre froide, telles que la reconnaissance diplomatique, exacerberaient les tensions dans le détroit de Taïwan au point de provoquer une crise, voire une guerre. Bien que la politique d’une seule Chine ait la réputation d’imposer de sévères restrictions à l’engagement des États-Unis et de la communauté internationale envers Taïwan, elle s’est avérée remarquablement souple et adaptable au cours des cinquante années qui ont suivi son adoption. Elle offre également une marge de manœuvre considérable pour un soutien accru des États-Unis à Taïwan. La loi sur les relations avec Taïwan, par exemple, stipule que « les États-Unis mettront à la disposition de Taïwan les articles et services de défense en quantité nécessaire pour permettre à Taïwan de maintenir une capacité d’autodéfense suffisante ». Cela signifie qu’il n’existe aucune limite légale ou théorique aux systèmes d’armes ou à la formation militaire que les États-Unis peuvent fournir à Taïwan. L’abandon de la politique d’une seule Chine serait à la fois inutile et contre-productif. Bon nombre des récentes propositions d’abandon de la politique d’une seule Chine ont l’intention louable de renforcer les défenses de Taïwan, mais elles risquent d’amener Pékin à tester ces défenses d’une manière que personne ne souhaite voir.
James Lee est assistant de recherche (équivalent de professeur adjoint) à l’Institut d’études européennes et américaines de l’Academia Sinica à Taiwan. Il est également chercheur affilié à l’Institute on Global Conflict and Cooperation de l’Université de Californie.
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