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Début février 2024, le ministre soudanais par intérim des Affaires étrangères, Ali Al Sadiq, s’est rendu à Téhéran pour rencontrer son homologue Hossein Amir-Abdollahian ainsi que le président iranien Ebrahim Raïssi. Intervenant en pleine crise au Proche-Orient et alors que la nation africaine est embourbée dans une situation de guerre civile, cette visite est le dernier signe d’un réchauffement rapide des relations entre Khartoum et Téhéran. Au cours de la dernière année, les responsables soudanais et iraniens ont en effet convenu d’accélérer les démarches aboutissant à renouer les relations diplomatiques entre Téhéran et Khartoum précédemment rompues en 2016. Un rapprochement soudain qui soulève de nombreuses questions au sujet de la nature des relations bilatérales entre la République islamique d’Iran et la République du Soudan, des intérêts qui le motivent et de ses implications stratégiques.
Des relations anciennes et étroites
En guise de contextualisation, il faut rappeler que les liens entre l’Iran et le Soudan sont relativement anciens. Déjà positives à l’époque du dernier Chah, ces relations sont mises à l’épreuve de la guerre Iran-Irak (1980-88) au cours de laquelle Khartoum apporte son soutien à Saddam Hossein avant de se réchauffer à nouveau avec l’arrivée au pouvoir d’Omar Al-Bashir qui était un fervent admirateur du régime iranien et promoteur d’une réislamisation du Soudan. Au cours des années 1990, le développement des liens bilatéraux permet à l’Iran de sortir de son isolement diplomatique et de trouver un allié stratégique dans le monde arabe et dans la région clé que constitue la corne de l’Afrique. Durant cette période, la République iranienne apporte une assistance financière et militaire substantielle au gouvernement soudanais. Le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) va jusqu’à installer au Soudan l’une de ses premières antennes opérationnelles en dehors du Moyen-Orient. De sorte qu’au tournant des années 2000, l’Iran et le Soudan sont déjà des partenaires actifs et que les deux pays sont considérés par le Département d’État américain comme les principaux soutiens étatiques du terrorisme global. L’administration Bush les classe alors tous les deux dans le fameux « Axe du mal ».
Les fondements d’une coopération stratégique
Après des débuts prometteurs, la relation bilatérale entre la République islamique et la République du Soudan arrive à maturité à la faveur de la montée en puissance du CGRI au sein du système politique iranien et de sa prise de contrôle de la politique étrangère iranienne en faveur d’une ambitieuse stratégie d’influence régionale. À partir de 2005, les Gardiens de la révolution adoptent une doctrine asymétrique qui consiste à développer un vaste réseau d’intermédiaires disséminés à travers le monde musulman et transcendant le clivage confessionnel entre Chiites et Sunnites. Constituant ce que l’on appelle aujourd’hui l’« Axe de la résistance », ce réseau regroupe des partenaires chiites ou « chiites-compatibles » comme le régime alaouite de Syrie, le Hezbollah libanais ou les Houthis zaydistes du Yémen mais aussi, sur une base beaucoup plus opportuniste, des mouvements d’obédience sunnite comme le Djihad islamique et le Hamas. C’est alors que Téhéran renforce ses liens avec Khartoum qui devient rapidement son principal partenaire stratégique en Afrique. Se traduisant par la signature d’un important accord de coopération militaire, de nombreuses visites de haut niveau mais aussi par l’implantation de la Force Quds (le corps expéditionnaire du CGRI) en sol soudanais, l’intensification des liens bilatéraux suscite la plus vive inquiétude parmi les adversaires de l’« Axe de la résistance », Israël et États-Unis en tête. En janvier 2009, l’aviation israélienne bombarde une série d’installations du CGRI sur le territoire soudanais soupçonnées de servir à un vaste réseau de transfert d’armes en faveur du Hamas. À la faveur du Printemps arabe de 2011, les relations irano-soudanaises continuent de croitre : en 2014, les responsables militaires de Khartoum n’hésitent pas à considérer les Iraniens comme leurs meilleurs alliés dans la région.
2014-2020 : Du Zénith au Nadir
À partir de 2014, certains facteurs convergent néanmoins pour mettre un terme à la lune de miel entre l’Iran des mollahs et le Soudan d’Al-Bashir. D’abord, la détérioration des relations entre la République islamique et l’Arabie Saoudite désormais engagée dans un effort systématique pour accroître l’isolement diplomatique et stratégique de Téhéran. Se conjuguant aux pressions diplomatiques de Ryad, l’offre de Washington de lever les sanctions qui pèsent sur le régime de Khartoum aboutissent à la décision soudanaise de participer à la coalition du Conseil de coopération du golfe (CCG) contre les Houthis soutenus par l’Iran. Enfin, la détérioration des relations irano-soudanaises s’accélère avec l’élection de Donald Trump et l’adoption de la stratégie dite de « pression maximale » contre la République islamique et son système d’influence régionale : les États-Unis, Israël et les pays du CCG travaillent alors de concert pour mettre l’Iran en quarantaine et démanteler son réseau d’intermédiaires. En 2016, le Soudan, emboîtant le pas à l’Arabie Saoudite, finit par rompre ses relations diplomatiques avec la République islamique. Dans le cadre du processus de rapprochement israélo-arabe initié par les accords d’Abraham, la République du Soudan va jusqu’à amorcer une normalisation de ses relations avec Israël. Privé de son lien stratégique avec l’État africain, l’Iran fait alors face à un nouveau risque de marginalisation au sein du monde arabo-musulman.
2020-2023 : Retour discret de l’Iran sur la scène soudanaise
À partir de 2020, plusieurs éléments se conjuguent pour favoriser le retour progressif de l’Iran sur la scène soudanaise. D’abord, la décision de l’administration Biden de mettre la stratégie de « pression maximale » en veilleuse dans l’espoir de renouer le dialogue avec la République islamique et de raviver l’accord nucléaire de 2015. Aussitôt, Téhéran met à profit cet apaisement relatif et la marge de manœuvre qu’il lui procure pour relancer sa stratégie d’influence régionale et renouer ses liens avec des partenaires comme le Soudan. Au cours des quatre années qui suivent, le CGRI et la force Al-Quds profitent de la guerre civile soudanaise et de l’échec du processus de stabilisation chapeautée par la communauté internationale et l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) pour reprendre pied dans l’est du pays grâce à l’appui d’Abdel Fattah al-Burhan, président soudanais et commandant des Forces armées restées fidèles à l’ancien leader islamiste Omar Al-Bashir – mais aussi par l’intermédiaire d’une « organisation parapluie » connue sous le nom de « Kizan » composée d’éléments éparses issus de l’armée régulière et d’unités paramilitaires. Ces différentes factions qui, même durant la période de rupture diplomatique, avaient conservé des liens informels avec l’Iran, le Hamas et l’Hezbollah, recommencent à recevoir l’assistance militaire et technique de Téhéran avec, notamment, la livraison de drones de combat Mohadjer-6 de fabrication iranienne.
Les intérêts convergents de Téhéran et de Khartoum
Le réchauffement soudain des relations entre l’Iran et le Soudan bénéficie de l’enlisement du pays africain dans une nouvelle guerre civile. Les forces armées soudanaises (FAS), qui ont subi des revers majeurs face aux Forces de soutien rapide (FSR) issues des anciennes milices janjawids et désormais privés du soutien des Émirats arabes unis, recherchent désespérément un appui militaire externe. Les observateurs s’accordent à penser que l’une des principales raisons qui poussent Abdel Fattah Al Burhan et l’armée soudanaise à rétablir les relations avec la République islamique est l’espoir d’obtenir des autorités iraniennes la livraison d’armes de précision et, en particulier, des drones de combat iraniens, comme le populaire Mohadjer-6. Bien que ce type d’équipement militaire n’ait pas le potentiel de modifier le rapport de force sur le champ de bataille, il peut contribuer à ralentir l’effondrement des SAF et soutenir la contre-offensive lancée début 2024. Pour l’Iran, la livraison de ses drones de combat permet de renforcer sa crédibilité diplomatique sur la scène africaine. La reprise de la coopération entre les deux pays coïncide d’ailleurs avec l’adoption, par le Soudan, d’une position nettement plus critique à l’égard de l’intervention israélienne dans la bande de Gaza. Pour l’Iran, il s’agit également d’acquérir un canal d’influence non négligeable lui donnant accès à l’est-Soudan et, surtout, à Port-Soudan dont elle a fait sa capitale de facto : à travers cette position stratégique et les quelques 700 km de frontières maritimes, les Iraniens disposent d’un atout considérable pour compléter leur dispositif de disruption sur le passage maritime de la mer Rouge.
Vers un nouvel âge d’or des liens irano-saoudiens ?
Jusqu’à maintenant, Téhéran peut se vanter d’avoir récupéré beaucoup du terrain perdu durant la période 2014-2020. En juillet 2023, quelques mois après l’annonce du projet de normalisation des relations entre Ryad et Téhéran, le gouvernement soudanais exprime ouvertement sa volonté de renouer ses relations avec l’Iran « aussi vite que possible ». L’annonce intervient lors de la première réunion publique de haut niveau depuis 2016 entre Al Sadiq et Amir-Abdollahian à Bakou, la capitale azerbaïdjanaise. Dans un revirement spectaculaire et en pleine crise ouverte par les attaques du Hamas du 7 octobre 2023, Khartoum annonce que l’Iran et le Soudan « ont discuté de la restauration des relations bilatérales entre les deux pays et de l’accélération des démarches de réouverture des ambassades ». Dans la foulée, les médias rapportent que Téhéran et le mouvement islamique du « Kizan » ont convenu de coopérer afin de « faciliter l’extension de l’influence [iranienne] dans la mer Rouge » en contrepartie d’un renforcement de l’assistance militaire iranienne au profit de la « résistance islamique » locale. De fait, ces avancées constituent autant de victoires pour l’Iran et marquent son grand retour sur la scène locale. Cependant, elles sont à prendre avec prudence eu égard à la pression accrue exercée depuis le début de l’année 2024 par les adversaires du régime iranien sur son réseau d’influence et ses différents intermédiaires. Qu’elle soit rouge ou bleue, tout semble indiquer que la prochaine administration américaine renouera avec une forme ou une autre de la stratégie de « Pression maximale » qui avait présidé au recul de la présence iranienne au Soudan. Reste à savoir si les relations irano-soudanaises entreront à nouveau dans une période de refroidissement.
Quid de la position du Canada ? Entre désengagement et désintéressement
Alors que le Soudan s’enfonce dans une guerre civile aggravée par les ingérences étrangères et affectant durement les populations civiles, la question se pose de la position adoptée par Ottawa. Entre la fin des années 1990 et le milieu des années 2000, le Canada avait joué un rôle actif, bien que secondaire, en faisant la promotion d’une opération de maintien de la paix sous égide de l’ONU. À travers ses efforts au sein des forums multilatéraux, Ottawa avait contribué à enrayer le génocide perpétré contre la population ethnique du Darfour à l’ouest du pays. Cependant, depuis la résurgence de la guerre civile, les efforts déployés par le Canada se limitent à du « service minimum ». Jusqu’ici, l’action la plus spectaculaire a été la visite effectuée au Kenya voisin, en avril dernier, par la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, pour s’entretenir avec les responsables de l’IGAD. Au chapitre des actions, le Canada s’est contenté, comme d’autres pays étrangers confrontés à l’aggravation de la situation, d’évacuer ses citoyens, d’allouer une enveloppe de 71 millions de dollars d’aide humanitaire et d’appeler à la paix. Aujourd’hui, alors que le potentiel d’escalade est au plus haut, le Canada n’a plus ni ambassadeur au Soudan ni envoyé spécial pour relayer l’information de terrain aux décideurs canadiens. Aucune sanction canadienne ne cible les principaux belligérants – locaux ou étrangers. « Franchement, nous sommes revenus à presque zéro » a déclaré Nicholas Coghlan, l’ancien ambassadeur du Canada au Soudan, « nous ne sommes pas dans le coup ». Symptomatique de ce désengagement et de ce désintéressement du Canada vis-à-vis de cette région du globe est le fait que la « stratégie pour l’Afrique » promise par les Libéraux depuis plusieurs années se fait toujours attendre.
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