Depuis des mois, la Russie rassemble des troupes près des frontières de l’Ukraine. Plus de 100 000 soldats russes ont été signalés dernièrement, y compris des systèmes de missiles balistiques et d’autres équipements militaires. Des unités de Sibérie ainsi que de Russie méridionale et occidentale ont été mobilisées. La coopération militaire entre la Russie et la Biélorussie s’approfondit à mesure que les mouvements de troupes et les exercices militaires s’intensifient, menaçant directement Kiev. Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, devrait bientôt fournir une réponse écrite à certaines des demandes de la Russie et mettre « de nouvelles idées sur la table ».
Certains experts et anciens diplomates pensent que l’Amérique devra concéder quelque chose de substantiel, que ce soit avant ou après une intervention. La Russie doit choisir entre deux options désagréables : l’humiliation ou la guerre. Vladimir Poutine a rendu publiques ses intransigeantes exigences. De graves coûts de crédibilité sont à venir s’il n’obtient pas au moins une de ses demandes.
Pour des experts comme Anatol Lieven et Paul Robinson, l’objectif est d’aller au-delà de la proposition ukrainienne d’une demi-autonomie temporaire pour les régions séparatistes et de leur accorder une autonomie complète en échange d’un accord de paix et du retrait des troupes russes des zones conflictuelles. Ils suggèrent également de s’appuyer sur un déploiement militaire international pour assurer la démilitarisation effective de la région du Donbass.
Renforcer la posture de dissuasion de l’OTAN en multipliant les incursions en mer Noire ou en augmentant le soutien matériel à l’Ukraine ne fait que conforter Poutine dans sa conviction qu’il n’est possible d’atteindre ses objectifs que par la voie militaire. Une autre solution consisterait pour l’OTAN à déclarer un moratoire sur toutes les nouvelles adhésions et à faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle applique l’accord de Minsk II. Les membres de l’OTAN sont divisés quant à l’intégration de l’Ukraine dans l’Alliance, ce qui rend son adhésion hautement improbable. Il ne s’agirait donc pas d’une perte stratégique importante puisque l’OTAN n’a de toute façon aucune intention sérieuse d’accepter l’Ukraine.
Soutien occidental à l’Ukraine
La crispation actuelle de la Russie est en réaction directe au soutien continu de l’Occident aux forces ukrainiennes qui combattent les séparatistes soutenus par la Russie dans les régions de Donetsk et de Louhansk – collectivement connues sous le nom du Donbass. Le soutien de l’OTAN à Kiev est acheminé par le biais du paquet d’assistance global pour l’Ukraine. Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie et la déstabilisation de l’Est de l’Ukraine, l’objectif de l’OTAN est d’accroître le renforcement des capacités et de fournir une formation militaire pour permettre aux forces ukrainiennes de résister aux milices soutenues par la Russie dans le Donbass.
L’administration Biden a fourni à l’Ukraine des armes et du matériel militaire pour un montant total de 650 millions de dollars l’année dernière. Le Royaume-Uni a signé un protocole d’application de contrats navals avec Kiev en 2021, tandis que les États-Unis ont signé un cadre de défense stratégique et une charte de partenariat stratégique avec l’Ukraine. 200 soldats canadiens sont déployés en Ukraine dans le cadre de l’opération Unifier, et Ottawa a fourni une aide de 700 millions de dollars aux forces ukrainiennes depuis 2014. Dans le cadre d’efforts plus larges visant à renforcer sa posture de dissuasion après l’invasion de l’Ukraine en 2014, l’OTAN a augmenté ses déploiements en mer Noire (patrouilles navales et aériennes) et a renforcé la présence de l’Alliance en Europe de l’Est et du Sud. Plus récemment, la France a déclaré qu’elle enverrait des troupes en Roumanie dans le cadre des missions de « présence avancée renforcée » de l’OTAN. Un renforcement du matériel militaire de l’OTAN est aussi constatable dans les pays baltiques et d’Europe de l’Est.
Les revendications et la détermination de la Russie
Tout cela suscite de grandes inquiétudes sécuritaires en Russie. Poutine se méfie de la rhétorique défensive de l’OTAN (en raison des interventions de l’OTAN au Kosovo et en Libye, ainsi que de son expansion en Europe de l’Est après la guerre froide). Pour la Russie, le soutien des États-Unis à l’Ukraine équivaut à une intégration de facto de l’Ukraine dans l’OTAN, en dehors des dispositions de l’article 5.
La volonté déclarée des États-Unis d’accroître l’interopérabilité entre l’Ukraine et l’OTAN est inacceptable pour Moscou pour des raisons sécuritaires et idéologiques. L’insistance de l’Ukraine à rejoindre l’OTAN et le soutien ferme de l’OTAN à sa politique de la porte ouverte (article 10) sont au cœur des griefs de la Russie contre l’Occident. Le Kremlin ne permettra jamais à l’Ukraine de réaliser son ambition d’adhérer à l’OTAN, et l’OTAN ne se battra jamais pour aider l’Ukraine à le faire.
Contrairement à son précédent renforcement militaire en avril 2021, la Russie a cette fois-ci été limpide dans ses exigences publiques. Le Kremlin veut ramener l’expansion de l’OTAN en Europe à une architecture de sécurité européenne de 1997, obtenir des garanties écrites que l’OTAN ne s’étendra pas dans la sphère postsoviétique et mettre fin à l’assistance militaire de l’OTAN aux anciens États soviétiques. L’urgence des demandes publiques de la Russie et la menace de répondre au non-respect de ces exigences par des « mesures militaro-techniques de rétorsion » expriment la détermination de Moscou. La Russie ne peut pas simplement faire marche arrière après ses multiples tentatives infructueuses de dissuader la coopération OTAN-Ukraine : sa crédibilité est en jeu.
Lors des entretiens de vendredi dernier entre Blinken et Lavrov, les États-Unis ont accepté de fournir une réponse écrite pour répondre aux demandes de la Russie et exprimer leurs propres préoccupations. D’autres entretiens sont prévus, mais ils ne seront pas nombreux si la Russie n’obtient pas rapidement quelque chose. Certains experts estiment qu’une intervention militaire – si elle doit avoir lieu – se déroulera très probablement après le 20 février (date de la fin de l’exercice russo-biélorusse et des Jeux olympiques en Chine). La pression pourrait diminuer sensiblement si la réponse écrite attendue des États-Unis allait au-delà des mesures de réduction des risques liés aux exercices militaires et au contrôle des armements.
Des concessions sur les déploiements de missiles ou les manœuvres en Europe ne suffiraient pas à empêcher la Russie d’attaquer l’Ukraine. Les mesures de confiance et autres subterfuges du genre ne feront pas oublier à la Russie la progression constante des « structures de renseignement américaines dans les branches clés du gouvernement ukrainien, et le déploiement de l’infrastructure militaire américaine [en Ukraine] ».
Le renforcement des capacités et la dissuasion
Les milices soutenues par la Russie dans le Donbass sont destinées à empêcher la progression locale de l’OTAN. Envoyer plus d’aide et d’armes à Kiev pousse Poutine à recourir à la force pour contrer la solidification d’une tendance qu’il considère comme de plus en plus menaçante. Poutine pense que l’Ukraine dérive inévitablement vers l’Ouest et que seule la force peut arrêter ce basculement.
L’intention de l’Ukraine d’améliorer son équipement militaire pourrait aboutir à ce que Kiev dispose d’armes stratégiques – surtout si les États-Unis décident d’accélérer le processus. Si l’Ukraine obtient des armes qui peuvent modifier l’équilibre des forces, une attaque russe pour alléger les coûts actuels de l’inaction (réduction de la puissance militaire/augmentation de la vulnérabilité) devient rationnelle.
Le risque pour la Russie est en effet que la modernisation militaire de l’Ukraine finisse par altérer la capacité russe à contraindre Kiev à des coûts raisonnables si l’Ukraine obtient des missiles à longue portée ou des systèmes de défense aériens. Plus la Russie attend pour arrêter par la force la progression de l’OTAN en Ukraine, plus les coûts d’une intervention militaire sont élevés. C’est pourquoi l’augmentation des transferts d’armes vers l’Ukraine est un jeu dangereux.
D’un autre côté, on peut suggérer que la réponse écrite attendue de Washington pourrait mieux prévenir une nouvelle agression russe en spécifiant clairement des contre-mesures répondant à divers scénarios. Ces contre-mesures n’incluent cependant pas l’envoi de troupes, car une intervention militaire directe a été exclue par les États-Unis. Les options de pression maximale, sans déploiement d’hommes, avec lesquelles l’Occident pourrait menacer la Russie sont au nombre de trois :
Premièrement, l’Allemagne pourrait suspendre la certification de Nord Stream 2 (NS2) en guise de mesure de rétorsion, soit pour la mobilisation militaire actuelle de la Russie, soit en cas de nouvelle agression. Deuxièmement, les États-Unis pourraient imposer davantage de sanctions aux oligarques russes et même interdire l’accès à la Russie aux technologies de fabrication américaine dont elle est fortement tributaire. Troisièmement, toutes les institutions financières russes pourraient être interdites du système bancaire SWIFT, isolant ainsi la Russie de l’économie mondiale. La troisième option semble cependant irréaliste. Elle implique de graves coûts logistiques et économiques touchant à la sécurité énergétique européenne.
Il est clair que la Russie anticipe ces contre-mesures. Elles sont douloureuses et constituent le principal moyen de dissuasion de l’OTAN, même si le recours à l’une de ces mesures avant une attaque russe risquerait de la précipiter. La mise en œuvre de ces mesures doit donc se faire en représailles et seulement en cas d’échec à arrêter une intervention russe.
L’Occident n’a aucun intérêt dans la guerre
Les intérêts des pays occidentaux ne vont pas dans le sens des conséquences qui résulteraient de l’imposition de sanctions sévères sur la Russie. L’Amérique veut que la Russie maintienne une ambiguïté stratégique entre Washington et Pékin, et non pas qu’elle s’aligne entièrement sur son rival systémique. Cela se produirait inévitablement si l’Amérique donnait l’impulsion nécessaire pour bannir effectivement les institutions financières russes du système bancaire SWIFT. Dans ce cas de figure, la Chine ne se plierait vraisemblablement pas à des sanctions ultra-strictes qui porteraient gravement atteinte à son économie. Cette situation accélérerait le développement d’alternatives monétaires – la « dédolarisation » – contournant le dollar américain dans les échanges commerciaux au détriment de son influence dans le monde.
L’Allemagne traverse une crise énergetique et a besoin du gaz russe pour sa transition énergétique tandis que la Russie, elle, de la technologie allemande. L’Union européenne est aussi fortement dépendante de la Russie pour ses importations énergétiques : 41% de son gaz naturel, 27% de son pétrole et 47% de ses combustibles fossiles solides. Si la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, a déclaré que NS2 était sur la table en fonction de l’escalade de la crise ukrainienne, Berlin n’est néanmoins pas disposé à envoyer des armes en Ukraine. NS2 est une question controversée. Nombreux sont ceux qui hésitent encore à politiser le pipeline.
Macron a récemment déclaré vouloir engager des négociations avec la Russie indépendamment de la concertation diplomatique menée par les États-Unis. Si Macron est sérieux à ce sujet, il devrait se coordonner avec l’Allemagne pour offrir à la Russie des conditions de paix qui reflètent la voix et les intérêts de l’Europe. Donner à la Russie l’espoir qu’il est encore possible d’amener l’Ukraine à concéder un statut spécial au Donbass est le meilleur moyen d’éviter une intensification du conflit. En prenant cette voie, l’UE, sous la direction de Macron, pourrait avoir un poids plus important dans la sécurité de l’Europe conformément à l’accord de Minsk II, et prouverait ainsi que les ambitions géopolitiques de l’UE sont sérieuses.
D’autre part, il pourrait être difficile pour des pays comme le Canada d’opérer un revirement en matière de politique étrangère sur l’Ukraine. La diaspora canado-ukrainienne, et son principal lobby, s’opposeraient sans aucun doute à une telle démarche. Le maintien de la souveraineté de l’Ukraine est fondamental pour le Canada pour de nombreuses raisons. Mais ce qui est également très important pour le Canada, c’est la perspective d’éviter une guerre entre la Russie et l’Ukraine qui aggraverait la polarisation du système international et rendrait le monde plus volatile et moins stable.
Le dilemme de Chamberlain
Quelles pourraient être les prochains objectifs de la Russie si l’OTAN l’accommode sur le dossier ukrainien ? Il est peu probable que la Russie poursuive son expansion si la crise ukrainienne est résolue dans des conditions acceptables pour Moscou.
Tout d’abord, parce que l’économie russe devrait supporter des coûts massifs pour soutenir l’effort de guerre, ne serait-ce que pour tenir Kiev, sans même parler d’autres prises dans le proche voisinage de la Russie. Le scénario de la pression maximale – l’exclusion de la Russie de l’économie mondiale – rendrait presque impossible pour Moscou de financer des politiques expansionnistes à long terme, sans compter la résistance locale à laquelle la Russie serait confrontée.
De plus, la Russie a tout intérêt à protéger le statut de la minorité russe en Ukraine orientale. L’ukrainisation des zones où vivent les minorités russophones en Ukraine, et la loi autochtone de Kiev excluant les minorités russes (ainsi que les Ukrainiens), touchent directement à l’identité de la Russie en tant que protectrice des minorités russes. Cette implication émotionnelle russe favorise son irrédentisme en Ukraine orientale et milite contre l’idée que la Russie fomente des visées expansionnistes. L’importance idéologique de l’Ukraine pour la Russie joue un rôle important dans la motivation de poursuivre une politique révisionniste à l’égard de l’Ukraine. Les intérêts idéologiques russes dans le reste de la sphère post-soviétique ne sont pas aussi importants qu’en Ukraine. Par conséquent, l’expansion russe est peu probable, car toutes les terres n’ont pas la même valeur d’un point de vue émotionnel (et sécuritaire).
La « carte de pression » des États-Unis
Comme brièvement mentionné, appliquer des sanctions sévères contre la Russie et demander à tout le monde de s’y conformer exacerberait les tensions au sein de l’OTAN. Si les États baltes et d’autres pays d’Europe de l’Est seraient ravis d’imposer des sanctions sévères à la Russie, il semble plus compliqué d’obtenir l’adhésion des autres pays européens. L’augmentation des coûts pour la Russie obligerait probablement l’Amérique à faire pression sur les Européens pour obtenir leur coordination.
Le pivot américain vers l’Asie de 2011 et la réorientation des principales ressources vers l’Indopacifique indiquent l’orientation stratégique principale de Washington. Si l’Amérique devait faire pression sur les Européens pour qu’ils fassent quelque chose, il semblerait stratégiquement peu judicieux de le faire à propos du conflit en Ukraine. Après la retraite afghane et la création de l’AUKUS, l’Amérique doit préserver la cohésion déjà mise à mal de ses principaux alliés de l’OTAN. Déclarer des sanctions massives à l’encontre de la Russie ou renforcer sérieusement le soutien militaire à l’Ukraine et demander à tous de respecter cette ligne de conduite reviendrait à gaspiller une « carte de pression » utile pour des intérêts américains qui sont, in fine, non stratégiques.
Pour que l’Amérique ne soit pas dans une position où elle doit choisir si elle doit ou non faire pression sur les Européens au sujet de l’Ukraine, il est nécessaire d’empêcher une invasion russe, car cela obligerait l’Occident à réagir. En donnant à la Russie l’espoir qu’une solution légale pour garantir l’autonomie et l’amnistie au Donbass est réalisable et qu’un moratoire sur toutes les nouvelles adhésions à l’OTAN est atteignable, on peut espérer prévenir ce qui semble être une intervention russe imminente.
La nouvelle stratégie de l’OTAN
Désamorcer une intervention russe et sortir de cette crise suppose donc de faire marche arrière et d’essayer de convaincre Moscou qu’une issue légale existe pour le Donbass. Pour cela, il faudrait faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle mette en œuvre les réformes constitutionnelles nécessaires pour accorder l’autonomie et l’amnistie aux républiques du Donbass. Ces républiques séparatistes bénéficient d’un soutien important de la part de la population locale et sont soutenues par une grande puissance. Elles comptent des milliers de fonctionnaires, et surtout de soldats, qui sont plus déterminés à se battre – et à mourir – que l’OTAN.
En fin de compte, le principal moteur de la conflictualité russo-occidentale est l’Ukraine. Le désir de Kiev d’intégrer l’OTAN s’oppose frontalement à la conception de la sécurité nationale et territoriale de la Russie. La Russie est prête à se battre pour sécuriser ses intérêts, tout comme le sont les Ukrainiens. Ces derniers n’ont cependant aucune chance réelle de l’emporter face à la Russie sans soutien occidental. Or, l’Alliance atlantique manque de la cohésion et des intérêts nécessaires pour consentir aux coûts associés à un réel soutien de l’Ukraine. Le demi-soutien actuel est insuffisant pour dissuader la Russie et encourage plutôt une intervention russe pour arrêter la modernisation militaire de l’Ukraine. Pour réellement dissuader la Russie, il faudrait que l’OTAN mette à disposition des moyens dont ses membres ne veulent pas subir les coûts. C’est pourquoi la mise en œuvre d’une stratégie correspondant aux moyens et aux intérêts réels de l’OTAN aiderait à empêcher une intensification de la crise. Et une telle stratégie implique de convaincre Moscou qu’un accord légal existe dans le Donbass en réorientant la pression occidentale de Moscou vers Kiev.
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