16 septembre 2022, Mahsa Amini, jeune femme kurde arrêtée à Téhéran – parce que son voile était mal ajusté -, est conduite au commissariat de police dont elle ne sortira pas vivante. Aussitôt la nouvelle de l’assassinat se répand et l’Iran s’embrase. Des nuées de femmes, la rage au cœur, allument des feux en y jetant leur tchador. Au cours de l’automne, la République islamique traverse une crise majeure d’une ampleur sans précédent depuis son avènement. Un an après ces événements, se pose la question de l’état du régime : dans quelle mesure ce qu’il est désormais coutume d’appeler la « révolte des tchadors » a-t-elle fragilisé la théocratie iranienne ?
La révolte et la réaction
Rappel des événements : dans les jours et les semaines qui suivent la mort de Mahsa Amini, les mollahs et les Gardiens de la révolution tremblent. Alors que ces derniers coupent Internet, la contestation gagne le cercle étroit du pouvoir : la propre sœur du Guide suprême épouse la cause des manifestants. Les iraniennes taillent leur chevelure et la chanson « Barāyé » [« Pour » en persan], qui dresse un réquisitoire contre la brutalité de la dictature cléricale, devient l’hymne d’une révolte populaire qui résonne à travers le monde.
En octobre, les symboles les plus sacrés du régime sont pris à partie. Les programmes de la télévision islamique sont piratés et l’ayatollah Khamenei est accusé de faire « couler le sang de la jeunesse ». Quelques jours plus tard, la statue de l’imam Khomeini est déboulonnée tandis que sa maison natale est incendiée. En décembre, la révolte que rien ne semble pouvoir arrêter franchit une nouvelle étape : les manifestations s’improvisent arracheurs de turban des religieux. Les photos de la transgression de cet ultime tabou sont diffusées aux quatre coins du monde.
Très vite cependant, mollahs et Pasdars reprennent la situation en main. Après avoir été pris de court, les autorités procèdent à de très nombreuses arrestations. S’appuyant sur de nombreux affidés recrutés à l’étranger parmi les chiites arabophones, la milice des Bassidjis s’adonnent à la répression la plus sanglante. Les manifestants arrêtés s’entassent à la sinistrement célèbre prison d’Evin subissant procès arbitraires et séances de torture. Comme aux heures les plus sombres de la révolution de 1979, les grues de chantier se transformant en gibet. Les images glaçantes de pendaisons parcourent à nouveau les écrans de télévision.
Le monde regarde impavide
Dès le mois de septembre, la nouvelle du drame se répand au-delà des frontières iraniennes. L’air de « Barāyé » est repris en chœur par les artistes occidentaux tandis qu’actrices et chanteuses se coupent les cheveux en solidarité avec leurs consœurs iraniennes. À Paris, le 16 janvier, à la tombée de la nuit, le slogan des demandeurs de liberté – Zan, Zendegi, Azād [« Femme, Vie, Liberté »] s’étale au premier étage de la tour Eiffel en lettres lumineuses. Au même moment, Charlie Hebdo consacre un numéro spécial à l’ayatollah Khamenei représenté en cancrelat accouchant d’une ribambelle de petits mollahs.
Pourtant, l’émotion des Occidentaux à l’égard du drame iranien s’avère éphémère et superficielle. Bien que les diasporas iraniennes manifestent à Paris, New York, Berlin ou Londres pour condamner la répression, beaucoup de féministes hors-Iran campent une position attentiste, voire ambivalente aux yeux des iraniennes : « nous avons vu peu de preuves que les femmes en Europe ou en Amérique du Nord sont prêtes à descendre dans la rue pour montrer leur solidarité avec la révolution des femmes en Iran » écrit Masih Alinejad, journaliste iranienne et militante des droits des femmes.
De fait, beaucoup d’intellectuels américains et européens s’inquiètent que les autodafés de tchador puissent stigmatiser les femmes portants niqabs et hidjabs en Occident. Comme l’explique Jean Birnbaum, sur les campus des Etats-Unis et d’Europe de l’Ouest, beaucoup voient dans le « féminisme universaliste » incarné par les femmes d’Iran l’héritage d’un colonialisme euro-centrique : selon celles et ceux qui gravitent dans ces milieux « la solidarité des femmes occidentales avec leurs sœurs en terre d’Islam masquerait souvent un état d’esprit condescendant, voire raciste ; les militantes qui se réclament d’un féminisme universaliste seraient aveuglées par leurs œillères occidentalo-centrées et se rendraient donc complices de la domination ‘blanche’ ».
Lorsqu’elle s’exprime, l’indignation de la communauté internationale à l’encontre de la situation en Iran est donc très relative et s’explique surtout par la « faute grave » qu’ont commise les mollahs en appuyant l’« opération spéciale » de la Russie en Ukraine. Quelques heures seulement après le déclenchement de l’offensive russe, les autorités iraniennes légitimaient à demi-mot la décision de Vladimir Poutine en imputant l’escalade des tensions en Europe orientale aux États-Unis et à l’OTAN. Au cours des mois suivants, alors que le conflit s’enlise et s’éternise, Téhéran aggrave son cas en fournissant des drones de fabrication iranienne à l’ennemi public numéro un. Envahissant le ciel de l’Ukraine comme autant de sauterelles mécaniques, les Shaeed-136 et les Mohajer-6, accompagnent même, le 1er janvier 2023, les vœux de Vladimir Poutine de leur vrombissement de tondeuses à gazon.
Partisans et résilience du régime
En Iran, malgré l’ampleur de la révolte, il apparaît vite que la République islamique peut continuer de compter sur un socle d’irréductibles partisans. Les mollahs jouissent en effet du soutien indéfectible d’un fanatique estimé à un quart de la population. Autre fait notable, la majorité des pertes des forces armées de la République islamique d’Iran ont été enregistrées dans les provinces du Sistan et Baloutchistan, et du Kurdistan, ainsi que dans les villes à population kurde des provinces d’Azerbaïdjan occidental et de Kermānchāh. Il en ressort que la crise déclenchée en septembre 2022, a essentiellement été une révolte ayant eu pour théâtre les zones périphériques de la République islamique.
Même à Téhéran, l’épicentre de la « révolte des tchadors » a eue des racines kurdes. Sa première victime, Mahsa Amini, dont le prénom kurde, « Gina », a été prohibé dans la capitale, est enterrée à Saghez, son pays natal et patrie des Peshmergas, tandis que le slogan de la révolution, le fameux « Zan, Zendegi, Azad » a d’abord été formulé en kurde avant d’être traduit en persan.
Jouissant de l’appui de ses indéfectibles partisans et de l’indifférence relative de la communauté internationale, le régime peut vite relever la tête. Bien qu’elle ait traversé une crise majeure, la théocratie iranienne peut, dès le début de l’année 2023, se considérer tirée d’affaire. Certes, la révolte des tchadors a ébranlé le régime tout en alimentant les espoirs de son écroulement chez ses opposants. Pourtant, privée de leader et d’alternative claire, elle est progressivement étouffée par les sbires du régime. Se contentant de procéder à la libération de quelques prisonniers « sensibles », rassérénés et ragaillardis, ils ont crânement célébré, le 11 février 2023, les 44 ans de la révolution islamique. Au cours de l’été, la police des mœurs [Gasht-e Ershād] a repris du service avant que les amendes infligées aux iraniennes omettant de porter le voile ne soient sensiblement augmentées. Force est de constater que la moderation politique et idéologique tant annoncé et tant attendu du régime islamique n’est pas pour demain.
Bilan et monté en puissance des Gardiens
Aujourd’hui, alors que la poussière retombe et que le régime semble avoir réussi à endiguer la vague de manifestations qui a déferlé sur l’Iran, il est permis de dresser un premier bilan : effroyable, celui-ci s’élève à plus de 500 manifestants, dont un cinquième d’enfants, tués par les autorités entre le 16 septembre 2022 et début 2023.
Fait notable, les heurts avec les émeutiers ont également fait une centaine de morts parmi les membres des forces de sécurité iraniennes. Parmi eux, 34 étaient des miliciens bassidjis, soit 52 % du nombre total de morts alors que, dans le même temps, les Gardiens de la révolution ont été relativement épargnés par la violence des émeutes avec seulement 18 % des victimes gouvernementales. Ayant été en première ligne dans l’écrasement de la révolte, les Gardiens sont également les grands gagnants politiques de cette crise. Au cours de celle-ci, ils n’ont pas hésité à prendre leurs distances avec le Clergé en critiquant notamment les dérives de la police des mœurs et en l’accusant ouvertement d’avoir allumé l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.
Si le régime quadragénaire est irréformable et bien que la récente crise ait mis à jour ses profondes fissures, son effondrement n’en est pas pour autant imminent. Comme après les manifestations populaires de 1999, celles ayant suivi la réélection contestée d’Ahmadinejad en 2009, le « Printemps perse » avorté de 2011 et la vague de manifestations de 2018-2019, le régime iranien va, à nouveau et fort probablement, faire la preuve de son extraordinaire – et sinistre – capacité de résilience. Outre l’assurance-vie constituée par ses appuis extérieurs (Téhéran vient de resserrer ses liens avec Moscou et Pékin), le régime a développé ses propres anticorps pour faire face à ce type de défi.
Loin de la saper, les crises qui se sont succédé depuis le début du siècle ont été l’occasion de solidifier l’assise politique de ce que les Iraniens appellent le Sepāh-e Pasdaran. Dénonçant les tentatives de ‘révolution de couleur’ imputées aux puissances occidentales, les Gardiens ont su capitaliser sur leur gestion de ces mouvements de rébellion pour prendre les rênes de la réaction antisubversive et, au passage, s’imposer comme les véritables maîtres de l’Iran. Dominant l’art de la contre-insurrection, ils ont fait de l’Iran une dictature militaire de facto. À l’instar de la Chine « communiste » et de la Russie « démocratique », cet Iran « à façade théocratique » est amené à poursuivre sa mue institutionnelle pour mieux s’intégrer – et trouver refuge – au sein d’un nouveau bloc « illibéral » qui prend forme autour, notamment, de l’Organisation de Coopération de Shanghai et du groupe des BRICS auxquels Téhéran vient d’adhérer.
Conclusion
En Iran, si les colonnes du Jéricho islamiste ont tremblé, le temple n’est donc pas encore prêt à s’effondrer. La répression féroce de la révolte des tchadors a beau avoir révélé à ceux qui se cachaient encore les yeux le véritable visage de la Mollahcratie, celle-ci demeure, à moyen terme du moins, robustement ancrée sur ses fondations originelles. La République islamique, qu’on pousse et qui titube parfois, n’a pas changé d’un iota : elle maintient le cap que lui avaient fixé les pères fondateurs en 1979. Ni les encouragements, ni les coups de pouce, ni les crises à répétition, n’ont jusqu’ici suffi à faire fléchir sa trajectoire radicale ou à abimer sa carapace dictatoriale. Au contraire, qu’elles soit motivées par la naïveté ou le cynisme, les chancelleries occidentales s’évertuent à prendre des décisions malencontreuses – comme le dégel récent par Washington de 6 milliards de dollars – qui, comme ici en renflouant les caisses du régime, contribuent à accroître sa capacité de répression et à prolonger son espérance de vie. L’Iran demeure l’un des pays au monde où les droits de la personne (et surtout des femmes) sont les plus bafoués, la liberté d’opinion la plus contrôlée et celle de la presse la plus muselée. Tant souhaité, le printemps perse devra attendre.
Les commentaires sont fermés.