Dans un article publié dans la revue Canadian Public Administration, les auteurs ont évalué la nature et les causes des divergences entre la communauté universitaire et le milieu des politiques de la défense au Canada, sur la base de leur expérience personnelle et d’entretiens auprès de fonctionnaires de la Défense. Pour le bénéfice du Réseau d’analyse stratégique, dont le mandat inclut la mobilisation de l’expertise de recherche pour la communauté de défense canadienne, ils reviennent ici sur des pistes d’action pouvant permettre de rapprocher ces deux communautés.
Les universitaires et les praticiens de la défense entretiennent une relation complexe et souvent antagoniste, en raison des incitatifs et des objectifs divergents de leurs professions. Il n’en demeure pas moins qu’ils ont intérêt à réduire l’écart entre eux et que des mesures peuvent être prises pour assurer la réussite du nouveau programme de sensibilisation universitaire du ministère de la Défense nationale (MDN).
Depuis les années 1960, le MDN a soutenu des programmes de sensibilisation et de soutien universitaires qui ont contribué à combler le fossé entre les universitaires et les praticiens, mais aussi à promouvoir l’étude des questions de défense au sein de la communauté universitaire. Avec la mise en place du nouveau programme du MDN, Mobilisation des idées nouvelles en matière de défense et de sécurité (MINDS), il est nécessaire d’interroger la nature de l’écart entre le milieu universitaire et le milieu des politiques afin de ne pas répéter les erreurs des programmes passés, tel que le Forum de sécurité et de défense (FSD), éliminé en 2011. En effet, l’impression chez les praticiens de la défense était que le FSD manquait de dynamisme, de diversité intellectuelle et d’innovation, mais aussi qu’il manquait de résultats eu égard à l’investissement du MDN.
En 2019, au moment où le MDN a annoncé la mise en place de MINDS, le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) a accordé une subvention de 2,5 millions de dollars au Réseau canadien sur la défense et la sécurité. Ce réseau reprend le flambeau du défunt FSD en rassemblant la communauté canadienne en matière de défense et de sécurité et en finançant la recherche sur les questions militaires canadiennes. De son côté, le programme MINDS vise des spécialistes universitaires et non-universitaires. De plus, en raison des délais plus courts du monde politique, il repose sur un mécanisme de réponse rapide. Cela permet au MDN de mobiliser à très court préavis l’expertise des chercheurs travaillant sur des enjeux évolutifs à propos desquels les connaissances internes font défaut. Ceci représente cependant un objectif ardu pour le MDN : il lui a toujours été difficile de cerner les problèmes rapidement et de gérer le processus de sous-traitance du travail de manière efficace.
Les défis du programme MINDS
Un premier défi pour le MINDS relève de sa structure. Concrètement, l’objectif du MINDS est de bâtir neuf réseaux triennaux sur une base continue (trois réseaux ont été créés en 2019 de même qu’en 2020 et trois autres devraient être créés en 2021). Le financement non permanent de ces réseaux se veut une manière d’encourager leur performance. Or, cela interroge la capacité sur le long terme de ces réseaux. Il n’est pas évident de prévoir comment la communauté relativement restreinte d’experts en matière de défense et de sécurité au Canada peut soutenir ce rythme, même si les réseaux mobilisent la participation de spécialistes qui n’œuvrent pas seulement sur des questions de défense canadienne au sens stricte. Pour ainsi dire, il se peut qu’il n’y ait pas assez de d’experts pour doter et soutenir neuf réseaux de recherche. Cela soulève un risque important, soit que dans quelques années, parce que les experts seront trop dispersés entre neuf groupes, il y aura une perception croissante au MDN que les réseaux sont sous-performants et que le ministère n’obtient pas un bon retour sur son investissement. Le risque, à notre avis, est que la conception du programme lui-même conduise, encore une fois, à une répétition du résultat décevant du FSD.
Un deuxième défi pour le MINDS sera de définir précisément ses objectifs, puis ensuite de les communiquer clairement aux membres actuels et éventuels des réseaux.
Cela va de pair avec un troisième défi, qui est crucial pour le succès du programme à long terme, soit d’identifier un chevauchement entre les attentes du MDN (la production des réseaux) et les structures d’incitation du milieu universitaire. De notre point de vue à la fois de praticiens et d’universitaires, s’il n’y a pas de chevauchement, ou si ce chevauchement est trop petit, les universitaires ne seront pas suffisamment incités à investir beaucoup de temps au sein des réseaux. L’incitation la plus importante serait le soutien, financier ou autre, pour la recherche et les publications scientifiques, notamment par l’embauche d’assistants de recherche ou le soutien pour la recherche-terrain.
En outre, le MINDS semble principalement mis en place pour aider le MDN et les Forces armées canadiennes (FAC) à obtenir ce dont ils ont besoin. Si cette impression s’avère exacte, le risque est que certains universitaires, estimant que les retours sur leur investissement (c’est-à-dire leur temps) sont limités, hésitent à mettre une énergie significative au sein des réseaux. Afin d’assurer son succès, le MINDS pourrait se distinguer et contribuer à réduire l’écart entre les chercheurs et les praticiens en fournissant aux chercheurs des expériences et des informations qui approfondiraient leur compréhension du « monde réel » de la défense. Cela profiterait non seulement à la recherche des universitaires et au débat public, mais cela aiderait peut-être à apaiser les tensions qui surgissent lorsque les chercheurs proposent des solutions politiques qui ne correspondent pas aux contraintes et aux réalités auxquelles fait face le MDN.
Combler le fossé
Selon nous, deux initiatives concrètes permettraient d’approfondir la compréhension universitaire du monde des praticiens : des affectations temporaires et des séances d’information de haut niveau. Premièrement, dans le cadre d’un programme d’affectation temporaire, le MINDS prendrait en charge le salaire d’un universitaire pendant un an et lui confierait les fonctions de conseiller spécial ou de consultant sur un dossier particulier. Bien qu’ils ne pourraient pas publier sur les questions sur lesquelles ils ont travaillé au sein du gouvernement, les universitaires ayant bénéficié de ces affectations retourneraient dans le milieu universitaire avec une meilleure compréhension du fonctionnement du MDN et des processus politiques. Deuxièmement, les séances d’information de haut niveau sont une autre initiative que le MINDS pourrait mettre de l’avant. Le MINDS pourrait faciliter l’organisation de séances d’information plus régulières et plus approfondies avec un large éventail de chercheurs, y compris par vidéoconférence pour les universitaires à l’extérieur d’Ottawa.
Au-delà de ces deux initiatives, nous estimons que le MINDS serait bien placé pour faciliter des événements visant spécifiquement à réduire l’écart entre les praticiens et les universitaires. Reconnaissant que les chercheurs ont tendance à répondre à des questions à long terme avec des approches théoriques, des séminaires pourraient être organisés entre chercheurs et praticiens pour identifier des problèmes de défense qui se prêtent à ce type d’étude. Le MINDS pourrait aussi être chargé de mettre en relation les participants avec des fonctionnaires et des agents qui pourraient fournir des données non classifiées pour soutenir ce type de recherche. Plus encore, il faudrait que le MDN reconnaisse que la réciprocité est nécessaire pour favoriser une relation fructueuse avec le milieu universitaire. Au-delà du MINDS, il est tout aussi important de rappeler aux universitaires de la défense qu’ils ont eux aussi un rôle important à jouer pour réduire l’écart avec le monde politique. Cela implique notamment d’apprécier les forces du travail universitaire, tout en reconnaissant qu’il existe de nombreux problèmes et sujets que les fonctionnaires sont mieux à même de comprendre et d’analyser.
En somme, la recherche universitaire offre aux praticiens des perspectives alternatives, une expertise et une analyse stratégique qui peuvent être plus rares au sein du gouvernement. Bien que ce type de travail puisse ne pas être pertinent pour les problèmes quotidiens et les questions politiques traitées par les praticiens, il fournit un contexte important et une appréciation des considérations futures qui peuvent s’avérer utiles au fil du temps. Les chercheurs, quant à eux, tirent profit de la compréhension du fonctionnement des processus politiques, de la façon dont le gouvernement comprend les questions de défense, mais aussi des facteurs qui façonnent les décisions en matière de défense. Par conséquent, tant les universitaires que les praticiens ont à gagner de combler cet écart.
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