Dans un article publié dans la revue International Studies Quarterly, Stéphanie Martel soutient que la construction d’une communauté de sécurité peut être comprise comme un processus de performance discursive fondé sur la négociation constante entre des conceptions concurrentes de la sécurité comme de la communauté. Ce processus, en d’autres termes, est intrinsèquement polysémique, omnidirectionnel et contesté. Pour le bénéfice du Réseau d’analyse stratégique, dont le mandat inclut la mobilisation de l’expertise de recherche pour la communauté de défense canadienne, elle revient ici sur cette approche originale en prenant pour cas d’étude l’ASEAN.
Introduction
Le 31 décembre 2015, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN)[1] a officiellement annoncé l’établissement de sa communauté de sécurité, et ce, malgré le fait qu’elle ne remplisse pas ses propres critères pour en constituer une. En effet, l’ASEAN s’est qualifiée elle-même de « communauté de sécurité » à de nombreuses reprises depuis le début du 21e siècle et demeure un exemple souvent mobilisé par les chercheur.e.s de communauté de sécurité « naissante ». Pourtant, elle s’écarte aussi de la façon dont ce concept est généralement compris en Relations internationales, c’est-à-dire en tant que groupe d’États ayant renoncé à l’usage de la force comme moyen légitime de régler leurs différends.
En Asie-Pacifique comme ailleurs dans le monde, la construction d’une communauté de sécurité englobe aujourd’hui beaucoup plus que la simple absence de guerre entre les États. Les défis non militaires et transnationaux sont une partie incontournable des mandats des institutions de sécurité à travers le monde, notamment en raison d’une « sécuritisation » en continu d’un nombre croissant d’enjeux auparavant considérés comme relevant de domaines de gouvernance non sécuritaires. D’autre part, les acteurs non étatiques jouent un rôle de plus en plus actif dans la gouvernance mondiale, y compris en matière de sécurité. En d’autres termes, la gouvernance de la sécurité se diversifie de plus en plus, tant dans la portée de son mandat que dans l’identité de ses participants.
Compte tenu de cette diversification, une définition plus large du concept de communauté de sécurité est requise. Une communauté de sécurité peut en fait être conçue comme un collectif dans lequel les membres collaborent dans le but de protéger un référent commun contre une ou plusieurs sources d’insécurité. Par le fait même, je soutiens que la construction d’une communauté de sécurité peut être comprise comme un processus de performance discursive fondé sur la négociation constante entre des conceptions concurrentes de la sécurité comme de la communauté. Ce processus, en d’autres termes, est intrinsèquement polysémique, omnidirectionnel et contesté. Premièrement, la construction d’une communauté de sécurité est influencée par des interprétations distinctes (1) de ce que la poursuite de la sécurité signifie pour une communauté donnée et (2) d’où se situent les limites de la communauté, la rendant ainsi polysémique, c’est-à-dire qu’elle a plusieurs sens (ou significations) qui ne sont pas aisément conciliables. Deuxièmement, ce processus est omnidirectionnel, car ces interprétations distinctes lancent également la communauté de sécurité dans des sens (ou chemins) différents, poursuivis simultanément, ce qui peut se traduire par de l’incohérence en matière de politiques, mais contribue par ailleurs à justifier la pertinence des institutions qui personnifient la communauté sur plusieurs plans à la fois. Troisièmement, les agents sociaux s’inspirent de ces interprétations concurrentes pour remettre en question la façon dont leurs homologues participent à la construction de la communauté de sécurité, ce qui en fait un processus profondément contesté, avec des effets sur les politiques adoptées.
Cette contestation se manifeste sous deux formes distinctes, mais interdépendantes, que j’appelle « externe » et « interne ». D’une part, les acteurs en présence s’engagent dans une contestation « externe » en proposant des versions distinctes, relativement cohérentes, mais potentiellement incompatibles de la communauté de sécurité lors de leur participation à sa construction. D’autre part, même lorsque les agents sociaux convergent vers une seule version de la communauté de sécurité, ils participent toujours à une contestation « interne » en débattant de la signification spécifique, des limites et des solutions politiques et sécuritaires associées à cette version.
Pour illustrer mon argumentaire, je m’inspire du cas de l’ASEAN en tant que principal exemple d’une institution se définissant comme une communauté de sécurité « en devenir », aux prises avec le caractère diversifié de la gouvernance sécuritaire au 21e siècle. Mieux comprendre le spectre de positions concurrentes sur la sécurité régionale et le rôle de l’ASEAN dans ce domaine est nécessaire pour faire sens des politiques adoptées par les acteurs de la région et pour assurer une participation efficace des partenaires de l’ASEAN, y compris le Canada, à la gouvernance sécuritaire en Asie Pacifique. Par ailleurs, il est nécessaire de prendre au sérieux le rôle fondamental que joue le discours dans le développement de cette communauté de sécurité. Celui-ci a des effets politiques réels sur la nature des réponses à l’insécurité élaborées et mises en œuvre par les acteurs de la région, en mer de Chine comme au Myanmar, ou dans le contexte de discussions sur l’ordre régional de l’Indo-Pacifique ou la relance du dialogue quadrilatéral (ou « Quad »). Dans cet article, je m’intéresse en particulier aux effets sur les politiques de sécurité humaine, mais les impacts de cette réalité transparaissent sur l’ensemble du spectre des enjeux sécuritaires.
Polysémie dans la communauté de sécurité
La tentative de l’ASEAN de former une communauté de sécurité comprend plusieurs objectifs, sans hiérarchie claire entre eux. Ses principales composantes sont (1) une approche indirecte, fondée sur le dialogue, de la gestion des conflits interétatiques au sein des États de la région, (2) un accent sur les menaces « non traditionnelles » à la sécurité des États membres, et (3) une ouverture limitée à une dimension humaine de la sécurité, dans le cadre d’un objectif plus large de transformation de l’ASEAN en une communauté « centrée sur le peuple » (ou people-centered). La délimitation de ces objectifs distincts – et concurrents – résulte du caractère diversifié de la gouvernance de sécurité dans la région de l’Asie-Pacifique, caractérisée par, d’une part, un processus soutenu de sécuritisation des questions non militaires et transnationales qui prend racine dès la création de l’organisation et, d’autre part, la participation croissante d’une variété d’acteurs non étatiques à la gouvernance régionale – ex. expert.e.s et organisations non gouvernementales.
Trois « volets » du discours interagissent dans le débat sur la communauté de sécurité ASEAN. Chaque volet véhicule une version particulière de la communauté de sécurité, qui consiste en un ensemble relativement cohérent de positions sur la principale source d’insécurité régionale, le ou les objets référents (ou ce qui doit être sécurisé) et le rôle de l’ASEAN dans la poursuite de la sécurité régionale. Alors que ces versions de la communauté de sécurité se confrontent dans le même contexte multilatéral, elles soutiennent également la (re)production de l’identité de l’ASEAN en tant que communauté de sécurité « en devenir ».
Dans une première version (non traditionnelle) de la communauté de sécurité, l’insécurité régionale est conçue comme étant principalement d’origine transnationale, minant la capacité des États à exercer un contrôle sur leurs frontières. Dans cette version, la communauté régionale englobe les États membres de l’ASEAN conformément à sa vision de l’Asie du Sud-Est comme région cohérente. Le domaine transnational d’où provient le danger est présenté comme étant situé à l’extérieur, mais pouvant se faufiler dans la communauté, qui elle a besoin de mettre en commun ses ressources pour protéger le caractère sacré du territoire commun, national et régional contre une variété d’enjeux. Ces enjeux relèvent principalement du crime transnational (ex. trafics illicites, piraterie, terrorisme, cybercriminalité, etc.), mais s’étendent depuis plus récemment aux pandémies et aux catastrophes environnementales. Dans cette première version, la nature de la menace est également conçue comme ayant fondamentalement changé du fait de la mondialisation, le risque de guerre interétatique étant considéré comme chose du passé.
Une deuxième version (traditionnelle) de la communauté de sécurité suggère que l’insécurité régionale découle principalement de la réémergence de problèmes de sécurité « traditionnels », dans le contexte de nouvelles tensions dans la mer de Chine méridionale (et dans la péninsule coréenne), ainsi que d’une rivalité accrue entre les États-Unis et la Chine. L’ASEAN y est présentée comme ayant un rôle particulier à jouer dans la création des conditions de paix entre les États régionaux, en agissant comme un « médiateur honnête » des relations entre les puissances, en favorisant le dialogue sur les défis stratégiques qui affectent la région et en soutenant le développement d’une coopération sur des questions de sécurité, y compris de défense, non sensibles. C’est dans ce cadre que l’ASEAN a développé sa propre position sur un ordre régional de l’Indo-Pacifique, face à la prolifération d’initiatives externes qui remettent en question sa « centralité » dans l’architecture de sécurité régionale.
Dans une troisième version (centrée sur le peuple) de la communauté de sécurité de l’ASEAN, l’insécurité est présentée comme provenant de l’omniprésence des défis quotidiens liés à la survie, au bien-être et à la dignité des populations d’Asie du Sud-Est. Une bonne dose de méfiance entoure encore la notion de « sécurité humaine » au sein de l’ASEAN, qui a toutefois fait preuve d’une ouverture croissante envers la reconnaissance d’une dimension humaine à la sécurité, notamment visible dans son adoption récente de l’agenda onusien « femmes, paix et sécurité ». Cette version présente les personnes, décrites collectivement comme « le peuple », comme un objet référent à la sécurité régionale aux côtés de l’État. Cette préoccupation se manifeste, plus généralement, dans l’extension de l’objectif du groupe de se transformer en une communauté « centrée sur le peuple », qui alimente sa position sur différents enjeux comme la protection des victimes du trafic humain, la déradicalisation ou, plus récemment et timidement, les opérations de paix, selon une version tronquée et moins polémique de la responsabilité de protéger.
Dans ce qui suit, je me concentre sur cette troisième version de la communauté de sécurité de l’ASEAN pour discuter de la façon dont la contestation « interne » s’opère entre des acteurs de différentes « voies » du multilatéralisme régional (officielle, informelle et non gouvernementale).
L’identité de l’ASEAN en tant que communauté « centrée sur le peuple » remise en question
Les participants au débat sur la communauté de sécurité qui adhèrent à la version « centrée sur le peuple » sont largement d’avis que l’organisation devrait s’efforcer de mieux relever les défis qui ont une incidence sur la sécurité des populations d’Asie du Sud-Est au quotidien, et que plus l’ASEAN en fera sur ce front, mieux ce sera. Pourtant, ces acteurs sont ouvertement en désaccord sur la place qui devrait être accordée aux « personnes » au sein de l’approche sécuritaire de l’ASEAN, que ce soit sur l’identité des personnes incluses comme de leur rôle dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques sécuritaires. L’opposition la plus claire au discours officiel de l’ASEAN provient des ONG de la région qui investissent de plus en plus le dialogue sécuritaire régional, notamment parce que l’ASEAN elle-même accepte de leur faire une place.
La participation des ONG au débat sur la « communauté centrée sur le peuple » se déroule de trois manières principales, par lesquelles ces organisations se heurtent à divers degrés de résistance de la part des gouvernements. Premièrement, les ONG militent en faveur d’une définition de la sécurité régionale qui laisse plus de place à un objet référent humain dans l’approche sécuritaire de l’ASEAN par rapport à l’État, alors que les gouvernements privilégient ce dernier. Deuxièmement, les ONG tirent également parti de sources de pouvoir discursives pour pousser l’ASEAN vers des formes de participation plus substantielles de la société civile. Troisièmement, les ONG peuvent souvent participer directement au débat sur la communauté de sécurité de l’ASEAN même si elles restent exclues des espaces sanctionnés par l’organisation. Lorsqu’elles rencontrent trop de résistance, elles se replient sur l’organisation de manifestations ou de boycotts, ainsi que d’autres modes de participation externe, plus confrontationnels et publics, qui mettent la réputation de l’organisation en péril et la pousse à agir.
Ces pratiques discursives sont mises en œuvre dans trois domaines spécifiques. Le premier domaine voit les ONG mettre de l’avant des positions alternatives sur la nature de l’insécurité par le biais de leur engagement au sein de l’ASEAN sur la question de la traite des personnes. Le deuxième domaine concerne leur promotion d’une approche « guidée par les personnes » (ou people-driven) de la communauté de sécurité pour s’assurer que la société civile participe à la prise de décision. Le troisième domaine se traduit par une contestation interne à la fois sur le sens de la sécurité et sur les frontières de la communauté à travers un travail de plaidoyer sur la crise des Rohingyas, qui prend principalement part à l’extérieur des espaces prévus ou tolérés par l’organisation. Ensemble, ces exemples illustrent la manière dont les ONG revendiquent le rôle d’« architectes de sens » dans la construction d’une communauté de sécurité malgré des contraintes importantes à leur participation à ce processus. Cette participation ne peut être comprise autrement que par une meilleure prise en compte du rôle que joue le discours dans cette histoire.
Conclusion
La construction d’une communauté de sécurité peut être comprise comme un processus polysémique, omnidirectionnel et contesté, fondé sur la création de sens, dont la finalité est toujours en mouvement. Le discours n’est pas que rhétorique, mais structure le « champ des possibles » en matière de politiques sécuritaires. Sa mobilisation en pratique a des effets concrets et réels. La contestation occupe une place centrale tout au long de ce processus. Distinguer les formes externes et internes de contestation discursive sur le sens de la sécurité et sur les frontières de la communauté permet de mieux comprendre comment la construction d’une communauté de sécurité se déroule en pratique, même lorsqu’elle reste un travail en cours, y compris du point de vue de ses propres membres.
Plusieurs conceptions de la sécurité et des réponses coopératives adéquates face au « danger » co-existent et se confrontent en Asie du Sud-Est et au sein de l’ASEAN. Cette réalité demeure fort mal comprise, en particulier par les États partenaires de l’ASEAN, y compris le Canada, qui participent au multilatéralisme sécuritaire en Asie Pacifique alors que les codes implicites de la gouvernance régionale continuent de leur échapper. Une participation efficace à ces processus nécessite une meilleure compréhension de la gamme de positions qui existent dans cette région sur la nature de l’insécurité, les frontières de la communauté régionale et le rôle de l’ASEAN dans la gouvernance sécuritaire. Ces positions divergentes, qui ne sont pas réductibles à des positions « nationales » ou de groupe cohérentes, co-existent parfois au sein d’un même groupe ou État, sont légitimes et peuvent être conciliées. Il ne s’agit pas de déterminer quelle « version » de la communauté de sécurité est la plus représentative de la « réalité » sécuritaire de la région – elles le sont tout autant. Ces positions divergentes constituent un répertoire collectif, mais hautement diversifié dans lequel puisent les acteurs en présence pour élaborer, négocier et mettre en œuvre leurs politiques sécuritaires. Une participation efficace du Canada au dialogue multilatéral sur la sécurité dans cette région, sa contribution constructive à la sécurité régionale et sa capacité à promouvoir les intérêts et positions de la population canadienne sur les enjeux de sécurité de l’Asie Pacifique dépend donc d’une meilleure prise en compte du caractère polysémique de cette communauté de sécurité en devenir.
[1] L’acronyme “ANASE” est parfois (mais de moins en moins) employé pour faire référence à cette organisation en français, mais contrairement à ASEAN, n’est pas formellement reconnu par l’institution, dont la langue d’usage est l’anglais. Je privilégie par conséquent ASEAN ici.
Les commentaires sont fermés.