« Il y a une forte amitié, un sentiment de loyauté et d’engagement envers la France. Et il n’y a aucun endroit au monde où nous ne pouvons pas travailler ensemble ». Lors d’un échange ouvert à la presse avec le président Macron en amont d’une rencontre attendue à Rome le 29 octobre dernier, le président Biden a employé des mots forts afin de marquer sa volonté de raviver des relations franco-américaines fortement affaiblies. Les deux pays ont traversé des semaines de crise diplomatique après l’annonce surprise, le 15 septembre, de l’AUKUS, un partenariat de sécurité entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. La France s’est sentie trahie par un partenariat négocié dans le secret au détriment de ses intérêts dans l’Indopacifique. Paris a réagi fermement en rappelant pour la première fois ses ambassadeurs aux États-Unis et en Australie.
Alors que les relations de la France avec Canberra et Londres sont toujours au point mort, Paris et Washington ont toutefois réussi à sortir par le haut de cette crise. Des consultations de haut niveau entre les deux capitales ont permis d’aboutir à une feuille de route ambitieuse ouvrant la voie à une coopération bilatérale et transatlantique renforcée dans des domaines clés allant de l’Indopacifique à la lutte contre le terrorisme et à la sécurité européenne. Si AUKUS a dans sa forme inutilement érodé les liens unissant la France aux États-Unis, cette crise diplomatique aura malgré tout permis de servir d’électrochoc en mettant en lumière certains dysfonctionnements dans la relation transatlantique. La page n’est toutefois pas entièrement tournée. Ces bonnes intentions devront encore se traduire en résultats tangibles et durables.
Washington et Paris ont réussi à renverser la vapeur
L’annonce de l’AUKUS a entraîné une crise diplomatique sans précédent entre Washington et Paris. Si la colère de la France a d’abord été perçue comme la simple manifestation d’un ego meurtri par la perte d’un contrat lucratif de sous-marins avec Canberra, Washington a rapidement compris que la situation était en réalité bien plus grave. Paris a vécu AUKUS comme une « rupture majeure de confiance », pour reprendre les termes employés par le ministre français des Affaires étrangères, principalement en raison de l’absence totale de consultation de Washington, Canberra et Londres alors même que ce partenariat avait un impact direct sur la stratégie de la France dans la région indopacifique. La Maison-Blanche a pris la mesure de la gravité de la crise et a décidé de prendre les mesures nécessaires pour rétablir une relation de confiance avec la France.
À la différence du Royaume-Uni et de l’Australie, l’administration Biden a admis que les discussions relatives à AUKUS auraient dû être gérées différemment à l’égard de la France. À l’issue un premier appel téléphonique le 22 septembre, le président Biden et le président Macron ont convenu que « des consultations ouvertes entre alliés […] auraient permis d’éviter cette situation ». De la même manière, lors de la réunion bilatérale à Rome, le président Biden a reconnu que son administration avait été « maladroite » dans sa gestion d’AUKUS et a ajouté qu’il « avait eu l’impression que la France avait été informée bien en amont ». De son côté, le président français a expliqué que les deux pays ont été en mesure de « clarifier ensemble ce que nous devions clarifier ».
Washington a également compris que des engagements tangibles étaient nécessaires pour démontrer sa volonté réelle de réparer et d’améliorer son partenariat avec la France. Au lieu de s’entendre sur des mesures compensatoires éphémères, la France et les États-Unis se sont engagés dans des consultations de haut niveau pendant plusieurs semaines afin d’élaborer des initiatives de long cours. Le secrétaire d’État Antony Blinken et le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan se sont ainsi rendus à Paris, tandis que le secrétaire à la défense Lloyd Austin a rencontré son homologue française, la ministre des Armées Florence Parly en marge de la ministérielle défense de l’OTAN. La vice-présidente Kamala Harris a également effectué une longue visite de quatre jours en France début novembre à l’occasion du Forum de Paris sur la Paix.
Plus de consultations, plus de coopération
Ces consultations ont abouti à une déclaration conjointe entre la France et les États-Unis, dans laquelle les deux pays ont souligné le besoin de « mener des consultations et [de] coordonner leurs efforts de manière systématique et approfondie » sur « les mesures et initiatives qui servent leurs intérêts respectifs ». Cet engagement est particulièrement important à la lumière de l’expérience d’AUKUS mais plus généralement compte tenu de la faiblesse des consultations de l’administration Biden à l’égard de ses alliés européens sur des décisions de politique étrangère pourtant stratégiques, comme ce fut le cas pour le retrait américain d’Afghanistan. Cet engagement vers plus de transparence va naturellement dans les deux sens. Comme le souligne la déclaration commune, Paris tiendra les États-Unis « bien informés » de ses priorités pour sa présidence du Conseil de l’Union européenne au cours du premier semestre 2022.
Sur la base de cette approche, Paris et Washington ont lancé une série d’initiatives conjointes sur les énergies propres (« Partenariat bilatéral entre la France et les États-Unis sur les énergies propres »), les nouvelles technologies (dialogue bilatéral sur les technologies émergentes), l’espace (dialogue inter-agence sur l’espace), la cybersécurité (avec l’adhésion de Washington à l’«Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace »), et l’accès au marché de la défense et les questions d’exportation (« dialogue stratégique en matière de commerce militaire »). Ces différents dialogues ouvrent des espaces de consultation nécessaires non seulement pour éviter de nouvelles surprises stratégiques comme AUKUS mais surtout pour donner de l’épaisseur et de la substance au partenariat franco-américain.
Les deux pays ont également convenu d’intensifier leur coopération militaire au Sahel, au Levant et dans la région indopacifique. Au Sahel, Washington engagera des « ressources supplémentaires » pour soutenir les efforts de lutte contre le terrorisme menés par la France et ses partenaires européens. Au Levant, Paris et Washington poursuivront leurs « efforts militaires en Irak et en Syrie permettant de garantir une défaite durable de Daech ». Ce point est particulièrement important compte tenu de la résilience d’ISIS en Irak. Le président Macron a déjà annoncé en août dernier que les forces françaises resteraient en Irak quel que soit le volume de la présence militaire américaine. Enfin, les États-Unis s’engagent à « accroître leur soutien » aux futurs déploiements aériens et maritimes français et européens dans l’Indopacifique.
Un résultat positif pour la France… et l’Europe ?
Même si la déclaration est par définition bilatérale, son contenu va au-delà de la relation franco-américaine. Les termes « Europe » ou « européen » sont mentionnés 12 fois dans le texte, presque autant de fois que le mot « France » (14 fois). Si les deux pays soulignent leur soutien inconditionnel à l’OTAN en tant que pilier de la sécurité euro-atlantique, Washington « reconnaît l’importance d’une défense européenne plus forte et plus opérationnelle, qui contribue positivement à la sécurité mondiale et transatlantique et qui soit complémentaire avec l’OTAN ». Washington reconnaît notamment la valeur ajoutée du « renforcement des capacités militaires européennes » et de l’« engagement [opérationnel] des partenaires européens », en particulier au Sahel. Cette prise de position de l’administration Biden en faveur de l’Europe de la défense est notable alors que Washington a traditionnellement été réticent à soutenir activement et ouvertement les efforts européens en matière de défense de crainte d’une duplication, voire d’une exclusion de l’OTAN. Cette ambiguïté a contribué à alimenter des divisions parmi les Européens, limitant par là leur ambition collective.
La déclaration commune reconnaît également l’importance d’une plus grande coopération transatlantique dans la région indopacifique. Alors que le rôle et les intérêts de l’Europe dans la région ont jusqu’à présent été mis au second plan par l’administration Biden comme en témoigne AUKUS, la déclaration souligne la nécessité d’une « solide collaboration » non seulement entre la France et les États-Unis, mais aussi avec les Européens au sens large. Les États-Unis « saluent » en particulier la stratégie indopacifique de l’Union européenne, publiée le lendemain de l’annonce de l’AUKUS. Washington et Bruxelles ont par ailleurs récemment convenu de tenir des consultations pour explorer les moyens d’approfondir leur coopération dans l’Indopacifique.
Encore un long chemin à parcourir
La réunion Biden-Macron a réussi à tourner la page de la crise provoquée par AUKUS et a abouti à une feuille de route solide pour renforcer les relations franco-américaines. Cependant, ce succès pourrait être éphémère s’il n’est pas suivi de résultats tangibles et d’une coordination soutenue entre Paris et Washington. Comme l’a souligné le président français, la rencontre de Rome constitue « l’amorce d’un processus de confiance que nous bâtissons ensemble et qui va se traduire par une coopération renforcée ».
Ces liens franco-américains plus forts doivent également s’inscrire dans une dynamique plus large visant à accroître la coopération transatlantique par le biais de l’OTAN ou de la coopération entre l’UE et les États-Unis. Ceci est d’autant plus important que les deux organisations sont actuellement en train de travailler à une nouvelle déclaration conjointe et développent leurs stratégies pour les années à venir avec la boussole stratégique de l’UE et l’actualisation du concept stratégique de l’OTAN. La boussole stratégique, dont l’adoption est prévue en mars 2022, fixera le niveau d’ambition des Européens en matière de sécurité et de défense, y compris lorsqu’il s’agit de la coopération UE-OTAN. Dix ans après Lisbonne, le nouveau concept stratégique de l’OTAN, attendu pour le sommet de Madrid en juin 2022, devra également prendre en compte la montée en puissance européenne et penser l’articulation de son action avec celle de l’UE.
Une dernière condition de réussite sera la relance des relations entre la France, le Royaume-Uni et l’Australie. Il sera essentiel de rétablir des rapports de confiance ainsi qu’une coopération solide en matière de défense et de sécurité entre ces pays. C’est une tâche difficile au regard des tensions politiques vives entre ces pays, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de la relation franco-britannique. Mais ce travail est essentiel compte tenu des défis communs que ces pays doivent affronter. La sortie de crise réussie engagée par Paris et Washington pourrait servir d’inspiration.
Ce texte est inspiré d’un article de l’auteur publié en anglais par le Center for Strategic and International Studies : cliquez ici pour le consulter.
Pierre Morcos est chercheur invité au Center for Strategic and International Studies (Washington DC).
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