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À la suite de la crise du harcèlement et des agressions sexuelles de 2021 impliquant des allégations contre des officiers de haut rang, dont deux chefs d’état-major de la défense, les Forces armées canadiennes (FAC) se sont engagé à changer. L’examen externe exhaustif indépendant (EEIC) réalisé par l’ancienne juge de la Cour suprême, Louise Arbour, a indiqué la marche à suivre. Les recommandations de Mme Arbour mettent l’accent sur l’amélioration de la surveillance et de la responsabilité, mais l’attention du public s’affaiblie-t-elle ? C’est là qu’intervient la nomination de Jocelyne Therrien, la contrôleuse externe chargée de surveiller les progrès accomplis, conformément à la recommandation 48 du rapport Arbour. Mme Therrien a publié deux rapports de suivi qui, combinés à la dernière enquête de Statistique Canada de 2022 sur l’inconduite sexuelle dans les Forces armées canadiennes (publiée en décembre 2023), démontrent que des changements sont visibles, mais inégaux. L’enquête statistique a révélé une augmentation préoccupante des agressions sexuelles, avec seulement environ 20 % des membres concernés qui ont signalé leur expérience, mais elle a également montré une augmentation de la sensibilisation générale liée au changement de culture, ainsi qu’une amélioration de la confiance dans le leadership. Cependant, il subsiste un décalage entre les nouvelles politiques du ministère de la Défense nationale (MDN) et des FAC et les résultats escomptés. Nous soutenons que des changements fragmentaires fondés sur des recommandations individuelles du rapport Arbour peuvent nuire à un changement de culture efficace et complet. Nous nous concentrerons ci-dessous sur la terminologie, le leadership et les engagements académiques afin d’illustrer notre propos.
Le terme « inconduite sexuelle » est inutile
Le dernier rapport a montré que la CAF cherche à supprimer le terme « inconduite sexuelle » de son lexique, afin de s’aligner sur les définitions du harcèlement et de l’agression sexuelle figurant dans le code du travail et le code pénal. Dans son rapport, Mme Arbour avait observé que le terme « inconduite sexuelle » manquait de cohérence et de clarté, ce qui entraînait une grande confusion. Mme Arbour avait recommandé d’abolir ce terme général et d’établir des définitions appropriées et distinctes pour le harcèlement sexuel, la fraternisation et les relations personnelles préjudiciables. Dans une récente déclaration, le ministre Bill Blair a souligné l’importance d’affiner et de clarifier les définitions relatives à l’inconduite sexuelle, s’appuyant sur « les recommandations 1 et 2, qui demandent une révision de la terminologie clé, en commençant par l’abolition de la définition du terme inconduite sexuelle dans les politiques ». L’utilisation du terme « inconduite sexuelle » était problématique dès le départ, car il est vague et mal compris, et n’est donc pas utile pour justifier des politiques spécifiques.
Une autre recommandation importante consistait à affiner le concept de « relations personnelles préjudiciables ». Ces relations se caractérisent par leur capacité à créer des déséquilibres de pouvoir, en particulier lorsqu’elles ne sont pas divulguées. Selon la définition actuelle, les membres des CAF ne sont tenus de divulguer leurs relations personnelles que lorsque celles-ci ont une incidence directe sur les évaluations, les affectations et la formation, conformément à la DOAD 5019-1. Toutefois, il est essentiel de reconnaître que les relations non divulguées peuvent favoriser des dynamiques invisibles susceptibles d’affecter la cohésion, la discipline et le moral de l’unité. Prenons l’exemple d’un officier supérieur qui entretient une relation amoureuse avec un subordonné, mais qui choisit de ne pas la divulguer. Cette situation peut non seulement entraîner une dynamique professionnelle difficile pour les deux membres, mais aussi susciter la méfiance des pairs et des supérieurs. Par exemple, le manque de transparence peut donner lieu à des soupçons de favoritisme ou de traitement inéquitable au sein de l’unité, ce qui finit par saper le moral et l’efficacité opérationnelle. En outre, la réticence à divulguer des relations personnelles peut avoir des conséquences inattendues. Un membre peut craindre d’être stigmatisé ou ostracisé en raison de la nature de la relation qu’il révèle. Par exemple, les personnes ayant une relation homosexuelle peuvent hésiter à révéler leur statut en raison de craintes de préjugés ou de discrimination au sein de la communauté militaire. La modification proposée a des conséquences importantes et pourrait ne pas entraîner le changement de comportement souhaité par la recommandation. Le fait d’exiger des membres qu’ils divulguent leur relation avant que des complications négatives potentielles ne surviennent n’élimine pas la possibilité d’un déséquilibre de pouvoir, en particulier lorsqu’une personne de rang supérieur a autorité sur un autre membre, ou lorsque d’autres facteurs tels que le sexe, la race et la classe sociale contribuent à un déséquilibre de pouvoir.
Bien que ces changements de définition soient cruciaux, ils nécessiteront une communication adéquate de la part de la direction et une socialisation dans les rangs. Entre-temps, de nombreux changements ont déjà été apportés aux politiques, ainsi qu’au matériel de formation et d’éducation, qui ne tiennent pas compte de ces mises à jour.
Surmonter la crise du leadership grâce à de meilleurs systèmes de recrutement, de formation et de promotion
En termes de leadership, bien que les membres des forces armées notent des améliorations dans la manière comment le harcèlement et les agressions sexuelles sont traités, un changement systémique majeur est en cours et les résultats tangibles ne se feront sentir qu’au bout de plusieurs années. Par exemple, les FAC ont amélioré leurs outils de sélection pour le recrutement dans des domaines tels que la capacité cognitive, le jugement et la personnalité, ce qui est conforme aux nouvelles approches du MDN, qui se concentre sur la personnalité plutôt que sur le mérite et la technique. Un autre exemple frappant est la mise en œuvre de tests psychométriques et d’une évaluation à 360 degrés pour les candidats à la promotion aux grades de général et d’officier d’état-major, ou l’inclusion de conseillers externes dans le processus de promotion, comme le recommande l’EEIC. Dans le message de fin d’année du CEMD et de l’Adjudant Chef des Forces armées canadiennes, le général Eyre a parlé de l’engagement des FAC à l’égard du changement culturel. Cependant, parmi les membres réguliers, les raisons les plus fréquentes pour lesquelles ils ont l’intention de quitter les FAC sont la direction que prend leur haute direction (25 %), alors que 33 % ont déclaré que la culture en était une de « masculinité négative ». Bien que les membres des FAC soient globalement sensibilisés à la formation et aux changements de politique visant à lutter contre le harcèlement et les agressions sexuelles, les résultats de l’enquête de Statistique Canada suggèrent que ces efforts ne se sont pas encore traduits par les résultats escomptés. Les réformes du processus de gestion du personnel n’ont pas été suffisamment profondes et, bien qu’une évaluation du mérite fondée sur la personnalité puisse constituer une amélioration, elles n’ont d’incidence que sur un petit nombre de membres des FAC.
L’expertise académique comme forme de contrôle externe pour renforcer l’imputabilité au sein des forces armées
La participation de civils externes aux processus des FAC est un autre moyen de mesurer les progrès réalisés en matière de changement de culture. À cette fin, les chercheurs universitaires pourraient fournir l’expertise nécessaire pour compléter les efforts de recherche et l’élaboration des politiques qui sont menés au sein du système MDN/FAC. Cependant, dans l’état actuel des choses, les universitaires doivent se soumettre à un processus d’évaluation éthique du MDN, en plus de ceux auxquels ils sont confrontés dans leur propre institution, ce qui, selon Mme Arbour, devrait changer. À cette fin, la recommandation 46 de l’EEIC a conduit à une révision du Conseil d’examen de la recherche en sciences sociales (CERSS) afin qu’il se concentre uniquement sur l’approbation des parties techniques de la proposition, tandis que l’évaluation éthique pourrait être supprimée si l’organisation d’un chercheur l’avait déjà conduite.
La distinction entre l’examen technique et l’examen éthique n’est toutefois pas clair, ce que le contrôleur externe devrait signaler. Le problème est qu’il n’est pas possible de faire une distinction claire entre l’aspect technique (qui relève du MDN/CAF) et l’aspect éthique (qui relève de l’institution universitaire). En fin de compte, le MDN/CAF peut encore exercer un grand contrôle en ce qui concerne la recherche universitaire qui est ou n’est pas autorisée dans son environnement. Les universitaires qui se verraient refuser l’accès aux participants du MDN/CAF ne disposeraient d’aucune procédure d’appel, en plus de subir d’importants retards ou une réorientation de leurs recherches, ce qui est problématique. Un autre défi majeur identifié dans l’EEIC est l’obligation pour les chercheurs externes d’obtenir une approbation de niveau 1 (L1) pour leur recherche, ce qui signifie l’implication d’un bureau qui relève soit du sous-ministre de la Défense nationale (SM), soit du chef d’état-major de la Défense (CEMD). En fait, il s’agit non seulement d’une approbation, mais aussi d’une certaine forme de supervision de la part d’un commanditaire de très haut niveau du MDN et des FAC pour la recherches. Du point de vue des capacités également, il serait préférable que le parrainage par le MDN/FAC n’intervienne qu’en cas de besoin et ne soit pas une étape obligatoire du processus du CERSS. Dans l’idéal, le CERSS pourrait simplement mettre en relation le chercheur avec un expert en la matière du MDN/CAF, que ce soit pour lui donner un aperçu, des conseils ou des réseaux potentiels.
En outre, la recommandation 45 de l’EEIC prévoyait la création d’une base de données en ligne par le chef de la conduite professionnelle et de la culture (CCPC) afin de garantir que les universitaires et les experts externes aient accès aux recherches menées au sein du MDN/des FAC sur « l’inconduite sexuelle, la diversité, l’inclusion et les femmes dans l’armée ». Bien que la base de données en ligne soit opérationnelle, plusieurs liens ne sont pas en libre accès, ce qui retarde d’importants progrès sur ce qui reste une recommandation cruciale du rapport Arbour.
Bien que des mesures soient prises pour améliorer la surveillance civile des forces armées, les efforts de recherche et l’élaboration des politiques doivent être clairs et simples afin de faciliter le processus de recherche au sein du MDN et des FAC. Une fois de plus, des définitions et des procédures claires sont nécessaires pour rationaliser le processus de recherche. En ce qui concerne la recommandation 45, la base de données devrait offrir un accès libre à tous les documents répertoriés et envisager d’étendre son contenu non seulement aux sujets susmentionnés, mais aussi à la recherche sur le leadership, la formation, les promotions, etc. L’étendue de la recherche devrait être complète et ne pas se limiter à certains sujets. Bien que la numérisation de ces dossiers puisse prendre du temps, il s’agit d’un effort nécessaire pour améliorer le suivi et la responsabilité en matière de changement de culture.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Ce deuxième rapport montre une amélioration en termes d’actions concrètes prises en réponse au rapport Arbour, mais le changement de leadership au niveau ministériel et au sein du MDN/FAC représente un facteur de complication pour une approche déjà fragmentaire vis-à-vis le changement de culture. En outre, toutes les nouvelles initiatives nécessitent des ressources importantes, notamment en termes de personnel et de fonds. Cette tension s’aggravera avec le sous-financement chronique des FAC, la réduction récente des budgets de voyage des organisations et des dépenses en services professionnels à partir de 2023-24, et la réduction progressive de 3 % des dépenses admissibles des ministères et des organismes à partir de 2024-25. Même dans un contexte de ressources limitées, il est nécessaire de disposer d’un plan stratégique clair pour éviter que ces politiques ne tombent dans un « cimetière », pour citer Madame Arbour. Comme le souligne le deuxième examen externe, Mme Therrien affirme que « l’organisation n’avait pas de plan pluriannuel pour la priorisation et l’enchaînement des activités en réponse aux recommandations ».
Pour faire évoluer la culture, il faut s’engager à faire du comportement et de la conduite des priorités pour l’institution, plutôt que de se concentrer uniquement sur le harcèlement et les agressions sexuelles comme simples symptômes d’une mauvaise culture. Pour ce faire, il est nécessaire d’adopter une approche globale et une vision clairement articulée, plutôt que de considérer les recommandations comme une longue liste de points individuels.
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