La ministre canadienne de la Défense nationale du Canada, Anita Anand, a annoncé que le Canada allait acquérir une nouvelle flotte de 88 avions de chasse F-35. Ce projet est estimé à 19 milliards de dollars, montant également cité l’année dernière lorsque le gouvernement libéral a entamé des négociations pour cet achat avec le géant aérospatial américain Lockheed Martin.
C’est en fait la deuxième fois qu’Ottawa choisit l’avion furtif. En 2010, les conservateurs au pouvoir ont déclaré que le F-35 était le seul choix possible pour l’Aviation royale canadienne. L’opposition n’était pas d’accord, en partie parce que le directeur parlementaire du budget et le vérificateur général ont tous deux mis en doute les estimations des coûts du ministère de la Défense. En conséquence, l’avion de Lockheed Martin est devenu un enjeu lors des élections fédérales de 2011 et de 2015.
Cette histoire est ce qui rend la récente annonce peu édifiante pour le gouvernement libéral ainsi que pour les conservateurs. Si un certain degré de politisation est toujours inévitable dans les achats de défense à grande échelle, la saga des avions de chasse du Canada est précisément un modèle à éviter.
En faisant campagne pour détrôner les conservateurs en 2015, les Libéraux ont critiqué l’attribution d’un contrat unique pour le F-35 comme étant à la fois injuste et malavisée. Dans une certaine mesure, ils avaient raison. Pourquoi les conservateurs refusaient-ils d’organiser un appel d’offres compétitif, conformément aux règles habituelles en matière de marchés publics de la défense ? Et pourquoi ne pas expliquer la supériorité du F-35 sur les appareils concurrents ? L’incapacité des conservateurs à répondre à ces questions les a contraints à revenir sur leur décision de 2010 et à réaliser un certain nombre d’études évaluant à nouveau le F-35, notamment par rapport à deux de ses concurrents européens.
Mais la critique libérale était elle-même mal fondée. En 1997, le gouvernement des États-Unis a demandé à quelques-uns de ses alliés de participer au codéveloppement et à la coproduction d’un avion de chasse qui allait devenir le F-35, et le Canada a accepté. L’accord était inhabituel, mais sa logique était acceptable, surtout pour le gouvernement canadien – libéral à ce moment-là. Pourquoi ne pas collaborer avec son principal partenaire économique et sécuritaire tout en donnant aux entreprises aérospatiales canadiennes la possibilité de remporter des contrats dans le cadre de ce que l’on appelle parfois « l’affaire d’armement du siècle » ?
L’ampleur du programme est stupéfiante. Le coût actuel de 1 600 milliards de dollars pour toute la durée de vie de l’appareil en fait le système d’armement le plus coûteux jamais construit. Le Canada ne pouvait espérer tirer profit de sa participation à ce mégaprojet sans acheter le produit lui-même.
Concours d’avions de chasse
En 2017, le gouvernement Trudeau a lancé ce qu’il a appelé une compétition « ouverte et transparente » pour les avions de chasse. Conçu pour évaluer rigoureusement les offres sur des éléments de capacité, de coûts et d’avantages économiques, ce processus a finalement abouti à seulement deux chasseurs – le F-35 et le Saab Gripen de la Suède.
Cela a pratiquement garanti la victoire du F-35. Le dernier chasseur de fabrication étrangère et non américain à entrer dans l’Aviation royale canadienne était le Vampire en 1948, fabriqué par l’entreprise britannique Havilland. En règle générale, les militaires canadiens veulent des plates-formes qui offrent une interopérabilité parfaite ou du moins très importante avec les forces américaines, et non une simple interopérabilité de base, comme cela aurait été le cas avec le chasseur suédois.
Le fait que le F-35 n’ait pas encore perdu une compétition est dû à la fois à l’ampleur du programme et à l’influence des États-Unis. Plus les forces aériennes qui l’achètent sont nombreuses – la décision du Canada porte ce nombre à 18 – plus les coûts opérationnels et autres sont bas. En effet, les effets de réseaux, comme les économistes les appellent, génèrent non seulement des profits pour les entrepreneurs, mais aussi du pouvoir et de l’influence au niveau international.
Invoquant des problèmes de sécurité liés aux détails de conception de l’avion, le gouvernement américain demande à tous les clients du F-35 de retirer de leurs réseaux tous les équipements 5G fabriqués par la société chinoise Huawei dans les années à venir. Ceux qui ne se conformeront pas seront probablement retirés du programme. C’est ce qui s’est produit avec la Turquie en 2019 après que son gouvernement eut décidé d’acheter un système de défense antimissile russe. Les responsables américains ont déclaré alors que cela posait des risques pour les F-35, notamment la possibilité que la Russie utilise secrètement le système pour obtenir des détails classifiés sur le jet. Cela illustre la capacité des Etats puissants à gérer dans le cadre d’accords « patron-client » leurs relations avec leurs alliés fortement dépendants d’eux. Et en matière d’alliances, le Canada n’est qu’un client parmi d’autres des États-Unis.
Les conditions d’achat
Les conditions liées à l’achat des F-35 ont incité certains à qualifier le programme d’avions de chasse de « One Belt, One Road » des États-Unis – une référence ironique à la principale initiative de politique étrangère de la Chine et à la tendance chinoise à forcer les petits États à y participer. Dans la politique canadienne, cependant, ces ficelles sont en grande partie sans importance, car la dépendance à l’égard des États-Unis et de leur puissance militaire a longtemps été perçue un énorme avantage net.
Mais qu’en est-il aujourd’hui, avec la poursuite de l’invasion russe en Ukraine, la montée en puissance de la Chine et la radicalisation du parti républicain américain ? Ces développements sont troublants. Toutefois les fondements de la défense du Canada ne changent pas nécessairement de façon spectaculaire. Quoiqu’il arrive en Ukraine et lors des futures élections américaines, il est presque certain que les États-Unis donneront la priorité au continent nord-américain, en surveillant de près la Russie et la Chine.
Par conséquent, on s’attendra à ce qu’Ottawa contribue davantage à ses engagements dans le cadre du NORAD et de l’OTAN, ce qui signifie investir dans les nouveaux aéronefs. L’achat d’un nouvel avion – celui que les conservateurs ont promis d’acheter il y a plus de 12 ans – et celui dont les Libéraux ont appuyé la planification il y a 26 ans – s’inscrit dans cette direction.
Il reste encore du travail à faire
Compte tenu de l’éventail des risques et des menaces – notamment de la part de puissances autoritaires – auxquels le Canada pourrait être confronté (cyberguerre ; pandémie ; catastrophes naturelles ; accélération des effets du changement climatique), les achats militaires ne sont qu’une petite pièce du casse-tête global.
Le principal défi pour le gouvernement fédéral est d’évaluer les problèmes dans leur ensemble et d’améliorer la capacité du Canada à s’attaquer à ces questions par lui-même, sans être trop affecté ou dépendant des États-Unis. Tous les partis parlementaires sont d’accord sur cet objectif.
Il faut pour cela aligner les objectifs et les engagements sur des ressources nécessairement limitées. Un examen approfondi et complet des questions de défense, de sécurité, de diplomatie et de développement auxquelles le Canada est confronté est attendu depuis longtemps. S’il s’achève bientôt, la ministre Anand et ses collègues recevront encore plus de remerciements, tant de la part des Canadiens que de leurs alliés.
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